Nous ne pouvons pas être patriotes. Les nations ont trop souvent maltraité leurs artistes. Quand, de leur vivant, elles les ont mis sur un piédestal, c’était hasard de cir- constances, de manœuvres. Trop sont morts dans la misère. Trop furent forcés, leur vie durant, de donner la moitié de leur temps à un travail abrutissant, mangeur des heures nécessaires au déploiement d’une œuvre, pour prendre au sérieux ceux qui, là-haut, disent les soutenir. D’autres ont survécu grâce à l’aide d’amis mieux nés. D’autres encore, une immensité sans doute, ont été tués dans l’œuf avant même d’éclore : morts dans des guerres stupides menées par des nains, ou bien avortés par manque d’encouragement, de soutien. Dans ce dernier cas, il faut accuser les familles, mais les familles ne sont-elles pas nationales ? N’est-ce pas le maire qui marie les couples et enregistre les naissances ?
Rien n’est juste et bon dans les rapports entre une nation et un artiste. Ou alors par erreur. Mais on n’est pas juste et bon par erreur. Il y a l’intention qui va avec, et l’intention est (presque) toujours utilitaire, circonstanciée. Puis quand il arrive qu’un pays consacre un artiste, prenons Victor Hugo par exemple, c’est toujours avec une pompe démesurée, boursouflée, loin du génie qui froisse les masses dont les dirigeants cherchent les suffrages. Alors on gomme les aspérités, on lisse le génie, on en fait une carte postale. D’ailleurs, d’autres moins épris de gloire mais non moins artistes furent traités avec indifférence de la part de ces mêmes hommes qui avaient consacré Hugo avec emphase – hommes sans goût et sans honneur, préoccupés d’étiquettes, de politique, de qu’en-dira-t-on.
Pourquoi Paul Valéry à l’Académie française et Paul Léautaud dans la misère ? Pourquoi Léon Bloy qui, pour survivre à 50 ans passés, fait les pou- belles de Paris ? Pourquoi van Gogh ? Gauguin ? Modigliani ? Pessoa ? Kafka ? Manœuvres, indifférence... Jalousie peut-être ?
Au siècle dernier, combien d’imbéciles se sont religieusement prosternés devant la tombe du Soldat inconnu ?
En tout cas, ne parlons pas de mérite. Nous savons que le mérite n’a rien à voir là-dedans. D’ailleurs, « l’école du mérite », si tant est qu’elle ait existé tout à fait, est effondrée depuis longtemps. Elle aura duré quelque quatre-vingt-dix ans, entre Jules Ferry et Mai-68. Elle aura permis à certains fils de pauvres –on pense à Péguy, à Camus–de s’extirper de leur condition pour se hisser et de s’accomplir grâce à leur travail et à leur talent. La grandeur de la République s’est révélée, là, durant quelques décennies. Époque révolue. Aujourd’hui, des ayatollahs du self- made-man reprochent à l’école de ne pas préparer les enfants à ce monde de loups et de narcisses, de yuppies clinquants et dépressifs. C’est bien. Mais mieux serait un tribun se levant non pour accuser l’école de ne pas pré- parer les enfants aux « eaux glacées du calcul égoïste », selon les mots de Karl Marx, mais de ne pas les inciter à construire cette société dont l’avènement est là pourtant, à portée de main, évidente et nécessaire : une société à l’anthropologie refondée, à la technologie contrôlée, à la nature réintégrée, société d’art, c’est-à-dire de symbole, donc de spiritualité.
Non : les instances dirigeantes n’ont jamais rien compris, ni à la pensée, ni à la foi, ni à l’art, et c’est pour- quoi il faut les traiter avec ironie. Ne pas être dupes de leur faux faste et de leur grandeur minuscule. La patrie de Zemmour, par exemple, est grotesque. Le rêve zemmourien, rêve de force et de conquête, est un contre- symptôme de la déliquescence néo- libérale, de la liquidation capitaliste des choses et des rapports. En tant que contre-symptôme (ou symptôme du refoulé, diraient les psychanalystes), il ne peut pas être pris au sérieux. La grandeur des nations, pour nous, est ailleurs : elle est dans ce qui façonne les cœurs et les intelligences. Elle est dans les œuvres et les pensées des artistes et des intellectuels. Elle est dans les architectures qui fendent et organisent les villes et les villages. Elle est dans les paysages tissés par ce même Dieu qu’on a voulu tuer pour annuler le diable. (Raté !) Elle est dans la foule auto-érigée en force de combat contre des politiques illégitimes. Elle est dans la langue habitée des poètes et rythmiciens de tout poil. Elle est dans la nourriture, délicates gastronomies, puis dans tout ce que les prêtres de l’époque appellent « culture » et qu’ils apparentent au « loisir » pour mieux la mettre en cage. Enfin, elle est dans les rapports humains, dans la décence du bon sens qui n’est pas que celui, n’en déplaise aux libéraux, d’une volonté de domination de son prochain. Elle n’est pas dans la chose politique. « Tout commence en mystique, tout finit en politique », disait Péguy. Au siècle dernier, combien d’imbéciles se sont religieusement prosternés devant la tombe du Soldat inconnu, « mort pour la patrie, 1914-1918 », disent-ils, et en croyant comme on croyait jadis au péché originel au rôle sacrificiel de ces masses enterrées sous les obus ? Frères, cousins, camarades... Il aurait été plus beau, si l’on avait vraiment voulu leur rendre hommage, à ces masses sacrifiées, de graver sur la dalle : « Soldat Inconnu, mort pour rien » ! Ça aurait été à la fois plus dada, plus réel et plus vrai. C’est bien cet État français qui, en 1914, a envoyé des millions d’hommes se faire cribler par les balles de l’ennemi – et pour quoi ? Parmi ceux-là, combien de grands artistes sont morts avant d’avoir pu s’accomplir ? C’est ce même État français qui a consacré tant de vauriens et d’amuseurs putassiers, de commerçants destructeurs de cerveaux et de lieux au prétexte ridicule, par exemple, que ceux-ci auraient « créé des emplois » ou « travaillé dur pour en arriver là ». Le démon aussi travaille dur et nombre de petites mains, sans lui, seraient au chômage.
Dans le monde de la musique classique, que je connais bien, sont consacrées quelques idoles, que nos incultes et sourds journalistes considèrent comme l’alpha et l’oméga du milieu : les frères Capuçon, la plantureuse Khatia Buniatishvili, qui d’autre ? France Musique fait la cour à Sofiane Pamart, cette imposture, quand d’autres sont en état de survie. Je me souviens des mots qu’un ami compositeur et organiste, immense talent, m’a un jour rapportés, citant le programmateur d’un grand orchestre français : « Vous savez, vous auriez le talent de Beethoven que nous ne vous passerions pas commande. Ça n’a rien à voir avec votre musique. C’est une question de nom : vous n’êtes pas assez connu, donc pas assez vendeur ! » Merveilleuse honnêteté. Le néolibéralisme a donc infiltré ce milieu-ci aussi avec sa logique de petit commerçant, et je m’étonne (sans doute naïvement) que ça ne se soulève pas plus chez les laissés-pour-compte qui savent leur valeur. C’est que les milieux de la culture sont frileux et n’aiment pas ce qui dépasse. On se révolte : on est mis de côté en silence. Il y a de quoi calmer les ardeurs. Qu’il serait pourtant plaisant d’entendre davantage des paroles de vérité comme celles de ce programmateur... Des paroles qui avouent. Des paroles cyniques et justes, à la Warren Buffet affirmant : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui la mène, et qui est en train de la gagner. » Le vrai est toujours beau, même quand il est affreux. La pliure du mensonge : voilà ce qui tue. Mais le vrai est difficile. Alors restons positifs... Restons mensongers...
En littérature, il est désormais clair pour tout le monde – plus personne ne s’en cache – qu’il y a décorrélation absolue entre la beauté d’un livre et son succès. Je viens de terminer Les Trois Pylônes, de Felix Macherez, publié en janvier 2023 [voir Bastille no14]. Roman admirable, profond, brillant, drôle et pourtant trop peu remarqué.
En littérature, il est désormais clair pour tout le monde qu’il y a décorrélation absolue entre la beauté d’un livre et son succès.
Comment l’expliquer ? J’ai une hypothèse : plus une économie est branlante, plus les êtres s’accrochent à leur siège, à leur rang, et plus le courage du goût régresse, et avec lui la volonté de bien faire les choses. L’économie du livre poursuit sa lente et morbide chute, les publications explosent selon le modèle édicté par les grandes maisons d’édition : « Publions en masse et, dans ce tapis de bombes, croisons les doigts pour qu’une frappe sa cible ! » Les succès (modérés) sont répartis selon des lois souvent mystérieuses, de l’argent rentre parfois dans les poches de certains auteurs, pas toujours mauvais d’ailleurs, et les décideurs (éditeurs, distributeurs et journalistes) continuent à éditer, à distribuer, à commenter, tout en sachant que c’est de plus en plus la chose politique ou, pire, la promesse du retour d’ascenseur
souvent les deux ensemble, qui les meuvent, eux et leurs amis. Hélas, la France lit de moins en moins. Pour mimer la bourgeoisie, les masses en quête d’ascension et de respectabilité sociales firent un temps semblant de s’intéresser à la chose littéraire, mais aujourd’hui émancipées à force de bling et de blang d’une autre trempe (marques de luxe, voyages, narcissisme 2.0), ne sont-elles pas passées à autre chose ? Et le pauvre milieu littéraire, qui s’est reconstruit, après la guerre, sur les idéaux démocratiques que l’époque de Malraux a cristallisés, ne sait plus où donner de la tête. Alors il gesticule : bookstagrameuses à gogo, enthousiasme de pacotille, réduction des auteurs à ce qu’ils n’ont jamais été. Le bateau tangue, il va bientôt couler, on s’accroche aux mâts tant qu’on peut.
Précisons avant de conclure. Nous ne souhaitons pas le retrait de l’État. Nous ne souhaitons pas l’effondrement de la nation. Nous savons que l’alternative à l’État est encore plus odieuse. Il est désormais une banalité de dire que les Gafam ont plus de poids politique qu’un gouvernement démocratiquement élu. « Le nationalisme, c’est la guerre », disait François Mitterrand qui s’apprêtait à vendre la France à la concurrence libre, au reaganisme, au tchatchérisme, bref au retrait de l’État, à la rigueur budgétaire et à ses conséquences qu’on sait aujourd’hui morbides malgré l’entêtement de nos libéraux dirigeants. De la phrase de Mitterrand à « There is no such thing as society » (« La société n’existe pas ») de Margaret Thatcher il n’y eut qu’un pas, et nous savons que le pouvoir transféré à Bruxelles, à Washington et dans la Silicon Valley n’a fait qu’accroître la bêtise de ces nations suicidées et, par extension, la maltraitance des artistes et des pauvres gens. L’alternative néolibérale ne marche pas, ne fonctionne pas. Il faut un recentrage. Mais un recentrage qui aille chercher son inspiration bien plus loin que le siècle dernier ou celui-ci d’avant celui-là. Un recentrage qui renverse les théories fondatrices de l’époque moderne. Un recentrage qui renverse cette anthropologie capitaliste qui consacre l’homo economicus en crachant sur les sagesses antiques. Un recentrage qui montre qu’une vie bonne, au sens grec, est incompatible avec la logique marchande, et que celle-ci rend misérables à la fois les victimes et les vainqueurs – il suffit de parler aux uns et aux autres pour s’en rendre compte. Il faut un recentrage qui prenne en compte le mal que notre civilisation technicienne a répandu en son sein et ailleurs.
Regardez autour de vous : le monde ne s’est-il pas tout entier occidentalisé ? On voyage : partout ce sont les mêmes Champs-Élysées, les mêmes visages fermés, faussement positifs... L’altérité s’est dissoute dans les eaux froides du même et du lisse. Mais l’espérance ne réside-t-elle pas justement dans cette souffrance, dans ce malaise ? Nous désespérerions tout à fait si les gens étaient heureux. Mais les gens vont mal, ce qui signifie d’abord que l’impunité cosmique n’est pas éternelle et, surtout, que l’avenir demeure possible.
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