Y-a-t-il une continuité ou une discontinuité entre une Chine dite « traditionnelle » ou « classique » et une Chine « moderne » et « contemporaine » ? Professeure au Collège de France, Anne Cheng analyse les évolutions qui ont conduit à la dictature actuelle.
Spécialiste de Confucius, dont elle a traduit les Entretiens, et auteure d’une importante Histoire de la pensée chinoise, Anne Cheng est titulaire de la chaire Histoire intellectuelle de la Chine, qui permet d’étudier les matériaux anciens, mais aussi à les appropriations et réinterprétations que l’on observe aujourd’hui. Anne Cheng a mené ses travaux d’enseignement et de recherche sur l’histoire intellectuelle de la Chine, en particulier sur le confucianisme, d’abord au CNRS (Centre national de la recherche scientifique), puis à l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales), avant d’être nommée à l’Institut universitaire de France et, peu de temps après, élue au Collège de France.
Au XVIIe siècle, quand Pascal découvrit avec effarement l’ancienneté et la richesse de la civilisation que commençaient à déchiffrer les missionnaires, il écrivit cette phrase étonnante, qu’on dirait empruntée au bouddhisme Chan : « La Chine obscurcit, mais il y a clarté à trouver ; cherchez-la. » L’injonction reste-t-elle d’actualité ?
Nous avons plus que jamais besoin de lumière et surtout de discours de vérité sur la Chine, parce que ses dirigeants s’évertuent à brouiller les pistes, à tenir un discours de mensonges. Le pays occupe aujourd’hui une telle position de force qu’ils peuvent se le permettre effrontément. Plus c’est gros, mieux ça passe, et le monde entier s’en accommode. Nous ne sommes plus dans la tradition impériale, et c’est ce que revendique le pouvoir en se proclamant haut et fort l’héritier de « 5000 ans de civilisation continue », selon la formule consacrée. En réalité chaque terme est problématique, en particulier celui de continuité. Il est assez paradoxal qu’un régime communiste, qui a fondé sa légitimité sur la rupture révolutionnaire, se présente comme le légataire du passé : on est d’emblée dans la tromperie.
Dans les innombrables essais politiques qu’a produit la Chine depuis l’Antiquité, a-t-on jamais remis en question le système impérial ?
Depuis l’instauration du premier empire centralisé, en 221 avant notre ère, par le fameux Premier Empereur, il n’y a que ce modèle-là, effectivement : le Fils du Ciel, « l’Homme unique » comme le nomment les sources textuelles, placé au sommet de la pyramide du pouvoir et dont les décisions ne circulent que du haut vers le bas. La remontée des décisions depuis la base aurait dû être le fondement du pouvoir communiste. Mais comme le grand leader Xi Jinping le répète à l’envi, le Parti c’est tout : l’État, la société, le peuple. Comment, dans ces conditions, pourrait se dessiner une quelconque alternative ?
“Le reste du monde a sa part de responsabilité dans cette réussite : nous avons laissé la Chine devenir l’atelier de la planète.”
Le Kremlin ne pense pas différemment.
Oui, mais ce qui est extraordinaire, c’est que la Chine a réussi à entretenir l’image exotique de quelque chose d’autre, d’une altérité qui sert le discours officiel. La Chine serait autre ; cela revient à admettre que la question des droits humains y serait infondée, puisqu’ils n’appartiennent pas à sa culture. Mais le besoin de justice est universel, car ancré dans la nature humaine.
Plutôt que des droits de l’homme, les Chinois parlent, je crois, des devoirs de l’homme.
Ils ne sont pas à un paradoxe près ! C’est là une resucée de l’éthique confucéenne. [On lit dans les Entretiens de Confucius : « Établir les autres autant qu’on veut s’établir soi-même, et souhaiter leur accomplissement autant qu’on souhaite le sien propre ».] Le régime communiste se réclame maintenant d’une morale ancestrale dans laquelle il pioche de façon sélective. Mais le discours officiel offre une version extrêmement autoritariste du confucianisme et, là encore, avec un effet de distorsion et de réduction considérable. Qu’est-ce que le devoir envers les êtres humains quand les institutions ne vous rendent pas responsable devant le peuple ? Il faudrait qu’une constitution garantisse cette responsabilité. C’est très joli de recourir à des arguments culturalistes, mais dans les faits, cela ne signifie pas grand-chose.
Depuis Deng Xiaoping, le discours officiel emprunte volontiers aux textes canoniques. Comment expliquer ce retour en grâce des cinq grands Classiques ?
Durant toute la période maoïste, qui a duré près de trente ans, citer les classiques confucéens ne se faisait absolument pas, sinon pour les critiquer : ils représentaient un reflet de la société féodale esclavagiste. Au lendemain du massacre de Tian’anmen, en juin 1989, il y a eu un changement de paradigme avec la réforme économique qui a mis la Chine sur les rails d’une montée en puissance dont nous voyons les résultats aujourd’hui. La construction culturaliste est venue accompagner la nouvelle donne. Et on nage à nouveau en pleine contradiction, parce que cette réintégration des Classiques allait avec l’introduction de principes capitalistes... Il faut dire que le reste du monde a sa part de responsabilité dans cette réussite : nous avons laissé la Chine devenir l’atelier de la planète. Elle a construit sa prospérité sur cette base et a accumulé une richesse telle qu’elle est maintenant capable d’acheter le monde. C’est pour cela qu’elle peut tenir le discours qu’elle veut sans avoir à le justifier, sans même se soucier du caractère fondé ou rationnel de ce qu’elle proclame.
Comment définir ce nouveau communisme ?
La forme de dictature qu’il impose, c’est du stalinisme revisité à la sauce chinoise. Au moment où Xi est arrivé au pouvoir, il y a dix ans, le pays se dirigeait vers une forme de communisme rénové. À présent, rétrospectivement, on en est à considérer les trente années précédentes à la façon de nos Trente Glorieuses : avec nostalgie. Les régimes antérieurs étaient relativement répressifs – rappelez-vous la mort en prison, sans soin, de Liu Xiaobo, prix Nobel de la paix – mais on entrevoyait une ouverture possible. Tout s’est brutalement refermé avec l’arrivée de M. Xi. On en revient toujours à Tian’anmen : en juin 1989, non loin des manifestants présents sur la place, se trouvait Gorbatchev en visite officielle. Une partie de la jeunesse chinoise plaçait beaucoup d’espoirs dans quelque chose qui ressemblerait à la perestroïka pratiquée alors en Union soviétique. Les dirigeants chinois, Deng Xiaoping en tête, ont décidé que c’était précisément la voie à ne pas suivre. C’est cela qui a motivé l’envoi des chars pour écraser dans le sang une contestation étudiante qui ne voulait au fond qu’une réforme interne, et non la chute du Parti. Xi Jinping n’était encore qu’un sous-fifre, assez bas dans la hiérarchie, mais il a observé tout cela avec attention et s’est juré que la Chine n’irait jamais dans le sens des réformes. Et dès qu’il l’a pu, il a mis en a application sa conception stalinienne de l’exercice du pouvoir. Aujourd’hui, il ne s’en prive pas : il détient toutes les fonctions.
La crainte d’une déflagration sociale, dues aux inégalités économiques, expliquerait-elle aussi le durcissement actuel ?
Dès le départ, la méthode de Xi Jinping a consisté principalement à tout noyauter. Il a commencé par « faire le ménage », sous prétexte de campagne anticorruption. Personne n’est dupe : cela lui a permis d’éliminer la totalité de ses adversaires potentiels.
On parle de tentatives d’assassinats à son encontre, du moins de la crainte paranoïaque d’un coup d’État.
C’est une conséquence mécanique quand on veut le pouvoir pour soi tout seul. L’isolement qui en résulte fait qu’on n’a plus confiance en personne. Petit à petit, Xi Jinping a resserré les boulons, il est arrivé à changer la constitution et, lors du 20e Congrès du Parti, en 2022, s’est projeté dans un « troisième mandat » qui en fait un dictateur à vie. Au sommet de ce pouvoir autocratique, il n’y a désormais que des hommes liges, sans aucune femme d’ailleurs, ce qui est toujours un très mauvais signe. Pour cette classe dirigeante, la société chinoise n’est qu’un objet, pas un sujet. Un objet sur lequel elle exerce un contrôle total grâce à l’intelligence artificielle, la reconnaissance faciale, etc. Or, que cela lui plaise ou non, une société possède sa vie propre. La question démographique en est la forme la plus manifeste...
Naturellement les dirigeants chinois se gardent bien de parler de tout cela. Et il est désolant que les médias occidentaux gobent de manière assez moutonnière le discours officiel.
Parce qu’ils le comprennent mal ?
Les informations sont très accessibles. Je crois plutôt, encore une fois, que l’Occident se laisse aveugler par une image de la Chine, par l’idée que les Chinois sont différents de nous, qu’ils ne pensent pas comme nous, etc. Aujourd’hui ce sont des gens comme tout le monde, pas des Martiens. Ils font partie de la même modernité. Les élites chinoises ne pensent d’ailleurs qu’à envoyer leur progéniture étudier aux États-Unis ou dans un quelconque pays anglophone. La seule différence réside dans cette culture communiste, et plus précisément stalinienne, j’en reviens toujours à ce point.
On peut le comprendre. Chine et Russie entretiennent des liens de longue date. La guerre en Ukraine le montre bien.
Cela arrange les deux parties. La Russie possède les matières premières, pas les capacités de production manufacturière et d’innovation. Quand Poutine a lancé sa guerre en Ukraine, comme un coup de poker, les Chinois étaient loin d’approuver. Ils ont d’abord été attentistes, ils se sont demandé si c’était du lard ou du cochon, puis ils ont regardé avec sidération et même effarement Poutine se tirer une balle dans le pied. Maintenant que Poutine s’est vraiment fourré dans la panade jusqu’aux sourcils, c’est une aubaine pour les autorités chinoises, à tout point de vue, pour constituer enfin un front antioccidental et aussi pour damer le pion à l’ex-grand frère soviétique. Il y a tout un passif que l’on néglige. L’objectif de la Chine est de prendre une revanche sur ce qu’elle appelle « le siècle d’humiliation ».
Cette aubaine ne contrarie-t-elle pas tout de même les visées sur Taïwan ?
Je pense que l’on va un peu vite en besogne lorsqu’on établit un parallèle entre l’Ukraine et Taïwan... Et vous êtes en train de m’acculer à parler de choses dont je ne suis pas experte. Mon domaine est l’histoire de la pensée chinoise, et là, on parle géostratégie. Bon... Si Xi Jinping s’est bombardé dictateur à vie, c’est aussi pour se donner le temps d’empocher Taïwan. Parce que pour lui, c’est juste une question de temps. Il n’a pas besoin de rouler des mécaniques : il se dit que l’île tombera forcément dans son escarcelle un jour ou l’autre.
“Le régime communiste considère que Taïwan est déjà une province chinoise.”
Pardon de poursuivre là-dessus, mais d’après les sondages les Taïwanais n’étaient pas entièrement opposés, il y a une quinzaine d’années, à rejoindre la Chine continentale ; puis il y a eu la mise en coupe réglée de Hong Kong, et je ne crois pas qu’il y ait encore beaucoup de Taïwanais en faveur du rattachement. Xi Jinping n’a-t-il pas commis là une grosse erreur stratégique ?
Est-ce un véritable obstacle ? Oui, on a vu de quoi la brutalité du régime était capable : il a tout écrasé à Hong Kong. Est-ce que cela fait véritablement une différence ? Le régime communiste considère que Taïwan est déjà une province chinoise. Alors est-ce que la Chine ira jusqu’à l’affrontement direct avec les États-Unis ? C’est évidemment toute l’inconnue. Je ne suis pas dans le secret des dieux, mais je peux vous dire que les dirigeants chinois sont parfaitement conscients de la situation. C’est pour cette raison que, contrairement à Poutine, ils sont extrêmement prudents et que, sur ce projet-là, ils jouent la montre.
L’écrivain Simon Leys parlait de la Chine comme de « l’autre pôle de l’expérience humaine ». Leibniz évoquait même « un autre monde ». Vous dites de votre côté, si je comprends bien, qu’il faudrait arrêter de considérer la Chine comme une entité à part, que cette vision a le tort de faire le jeu du régime chinois. Il me semble cependant que cette Chine différente a encore pas mal de choses à nous apprendre. « Apprendre », cela figure en tête de la première phrase des Entretiens de Confucius. Apprendre à connaître son allié comme son adversaire, mais aussi s’initier à une certaine idée de l’immanence, des mutations, à un sens des nuances, une souplesse d’esprit qui a peut-être manqué à notre culture occidentale...
L’éternel refrain sur le pragmatisme chinois ! Je ne pense pas qu’il soit bon de raisonner ainsi, en termes binaires. Chacun se rend bien compte que le monde change, très vite, et qu’il faut s’adapter. La logique du changement, je pense que la planète entière l’a intégrée.
Je me souviens d’avoir souvent entendu dire : le Chinois est taoïste à la maison, confucianiste en public et bouddhiste devant la mort. Plus rigides, nos monothéismes ne permettent pas de suivre trois croyances à la fois. Est-ce que cette sorte d’acrobatie n’a pas engendré à la longue une certaine souplesse idéologique permettant, par exemple, d’être à la fois capitaliste et communiste ?
Je ne sais pas si j’accepterais de raisonner en termes aussi essentialistes. Un serviteur de l’État impérial est bon confucéen durant le jour : intègre, loyal vis-à-vis du pouvoir en place. Ensuite, pour la prise de décisions personnelles, il utilisera peut-être les hexagrammes divinatoires du Livre des mutations, le Yi Jing. Ou se servira de la médecine traditionnelle qu’on associe au taoïsme. Et enfin, effectivement, pour les rites fondamentaux de la mort, il fera appel au rituel bouddhiste. Mais c’est parce qu’il se trouve pris à chaque fois dans un rôle particulier. Vous pouvez le constater aussi bien dans des sociétés proches de nous. Des personnes de foi chrétienne peuvent s’intéresser en même temps aux doctrines bouddhistes et faire du yoga. Elles les intègrent sans que cela crée un conflit... Je ne nie pas nos différences : je combats juste l’idée d’une altérité radicale. Prenez l’exemple de Max Weber, ou de Karl Marx : ils affirmaient tous deux que le confucianisme avait été un obstacle majeur à la modernisation de la Chine, en particulier à son accès au capitalisme. L’argument s’est retourné comme un gant dans les années 1970, au moment de l’essor spectaculaire de ce qu’on appelait les Quatre Petits Dragons : la Corée du Sud, Taïwan, Hong Kong et Singapour, où l’on a vu le confucianisme à l’œuvre dans leur boom économique. Les explications culturalistes ne tiennent pas la route très longtemps.
Est-ce que ce concept de ren, que porte la vague du renouveau confucianiste tendance gouvernementale, a gardé tout son sens ?
Le ren est inscrit dans la façon dont les Chinois conçoivent l’être humain. Pour vous donner un exemple concret, quand vous devenez parent, c’est le principe que vous souhaitez transmettre à votre enfant pour qu’il se construise en tant qu’être humain valable : vous lui apprenez ce que c’est que le vivre-ensemble. Dans l’éthique confucéenne, l’enfant n’arrive pas au monde comme une espèce d’atome isolé. Il appartient d’emblée à une communauté, et il s’agit de l’y inscrire. Idéalement, l’enfant est filial vis-à-vis de ses parents, et quand il arrive à l’âge adulte, il est un bon frère, un bon père, un bon citoyen, un bon collègue, etc. Quel que soit le métier dans lequel il s’engage, il le pratique de façon honnête, intègre, respectueuse. Voilà en gros ce qu’est un être humain valable. C’est ce vers quoi il faut tendre. Confucius a été le premier à dire que ce qui nous rend humains, c’est précisément d’essayer de tendre à quelque chose dont on sait que ce n’est pas réalisable pleinement. Dès que l’on renonce à cette aspiration, on retombe dans la brutalité, dans l’animalité, de façon mécanique. Ce qui fait de nous des êtres humains, c’est cette aspiration à apprendre, à nous améliorer en permanence. Et c’est cela, s’intégrer dans une communauté humaine.
J’ai été frappé en Chine par l’importance qu’on accorde aux guanxi, aux relations, à la face sociale. Serait-ce un effet du ren ?
Oui, quand on vit dans une société occidentale moderne, on se dit : moi, je peux y arriver tout seul, il suffit d’y consacrer l’effort nécessaire. En Chine, on a quand même cette conscience que les individus ont besoin les uns des autres, que l’autre est d’abord un autre vous-même. Dans la perspective confucéenne, le destin de l’humanité se conçoit comme une transmission perpétuelle, d’une génération à l’autre, de cette valeur très humaine qu’est le ren. Apprendre à vivre-ensemble est la seule façon de ne pas nous entretuer. Prenez le problème de la réduction des ressources, du manque d’eau : l’humanité disparaîtra si elle omet le vivre-ensemble.
D’un autre côté, est-ce que cette attitude de respect envers l’autorité, cette volonté ancestrale d’être un bon fils, un bon père, un bon citoyen, ne fait pas aussi le jeu des régimes autoritaires ? Ne peut-on parler, avec le confucianisme, d’une logique conservatoire des rapports hiérarchiques, d’une acceptation des rapports de soumission ?
Il y a dans la culture chinoise, on va l’appeler comme cela même si je n’aime pas trop la formule, quelque chose qui incite à l’acceptation d’un ordre établi. Seulement dans la vision confucéenne de l’homme et de la société, rien n’est inscrit dans le marbre. Bien au contraire, on aspire toujours à mieux. C’est même le point de départ du fameux concept des examens civils ou mandarinaux, destinés à recruter les fonctionnaires sur le mérite et non sur la naissance, examens qui constituaient une espèce d’ascenseur social. Remarquez la différence avec le Japon ancien, par exemple, où vous avez une société essentiellement guerrière. Le Japon n’a jamais adopté le système de recrutement par concours, et la société y est restée relativement figée. En Chine, il faut le reconnaître, vous ne trouvez pas cette notion d’une place sociale fixée au berceau, cela n’existe pas.
On lit dans les Entretiens : « Atteindre le ren ou, à plus forte raison, la sagesse suprême, je ne saurais y prétendre. » Et aussi que si quelqu’un prodiguait les bienfaits au peuple et subvenait à tous ses besoins, « ce ne serait plus du ren, ce serait de la sainteté ». Dans les différentes traductions, cet être idéal que Confucius donne pour modèle inatteignable est tantôt qualifié de sage, ou d’homme de sagesse, tantôt de saint. Cela se retrouve d’ailleurs dans les traductions du Laozi. Pourquoi avoir choisi pour votre part le mot de « saint » qui a davantage une connotation religieuse, voire chrétienne, que philosophique ?
On me l’a reproché. Mais si j’ai fait ce choix, c’est qu’il y a en chinois une hiérarchie : il existe un autre mot pour « sage ». Je devais employer un terme qui indique une sorte de summum de l’idéal humain, avec une dimension quasi divine, en parfait accord avec le Dao [la Voie]. Le français n’a rien qui corresponde, et d’ailleurs, pour l’instant, les gens qui m’ont reprise là-dessus n’ont pas mieux à proposer.
Dans votre Histoire de la pensée chinoise, on découvre un parcours finalement complexe et discontinu, plein d’affrontements et de volte-faces. Est-ce que les visées expansionnistes de la Chine actuelle, avec les Nouvelles Routes de la soie, l’implantation en Afrique ou les conflits en mer de Chine méridionale, relèvent d’une tradition impérialiste ou est-ce qu’il s’agit d’un phénomène nouveau ?
La Chine maoïste vivait refermée sur elle-même et s’en accommodait très bien. Par le passé ? Une vision impériale n’est pas forcément impérialiste. La Chine, qui ne s’est appelée ainsi que de façon assez récente, était constituée dans l’Antiquité d’une série de principautés en guerres continuelles les unes avec les autres. Elle a connu ensuite, au cours de son histoire, des périodes de grande faiblesse qui n’autorisaient pas de rêve expansionniste. Autour de l’an mille, par exemple, la dynastie Song possédait une culture extrêmement brillante, mais l’État lui-même n’était pas très puissant. À la rigueur, on peut parler d’impérialisme au moment de la formation de l’empire, avec la dynastie Han, une dynastie conquérante. Au IIe siècle avant notre ère, un empereur Han a mené une vraie politique de conquête territoriale : il s’est emparé de la Corée au nord, du Viêtnam au sud. Mais il faut disposer d’une certaine forme de puissance, technologique, humaine, pour avoir les moyens d’une invasion. C’est loin d’avoir été toujours le cas. Il ne faut quand même pas oublier que la Chine a surtout subi des siècles de dominations étrangères : par les Mongols d’abord, puis par les Mandchous qui ont mis en place la dynastie la plus longue de toute l’histoire chinoise [de 1644 à 1911]. Lorsque les missionnaires jésuites se sont installés à la cour de Pékin, il faut bien préciser qu’il s’agissait là d’une Chine mandchoue et non d’une Chine chinoise. Non, l’impérialisme, au sens où vous l’entendez, commence véritablement avec Xi Jinping. Aujourd’hui qu’il est parvenu à ses fins, il siège sur un trône face au sud, dans la direction traditionnelle du souverain. Je dirais : face au sud global, maintenant que le monde entier plie le genou devant lui. Notre grand leader est arrivé exactement là où il voulait être. Il a éliminé toutes les factions après des luttes sans pitié, fait tomber toutes les têtes qui dépassaient, humilié son prédécesseur Hu Jintao. Comme vous le disiez : la Chine obscurcit. On verra bien jusqu’à quel point......
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