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Dorian Dreuil
Le fantastique médiéval nourrit les récits politiques, de la gauche contestataire à la droite radicale.
Les œuvres de Tolkien (Le Hobbit, Le Seigneur des anneaux pour les plus connus), Lewis (Les Chroniques de Narnia), Rowling (Harry Potter), Martin (Le Trône de fer) sont les porte-étendards d’un genre à la croisée de la mythologie, du merveilleux et de la science-fiction : la fantasy. Pour beaucoup, leur évocation suffit à raviver le souvenir des forêts paisibles de la Comté, de la chaleur du réfectoire de Poudlard, l’immensité du Mur qui protège le royaume des vivants ou bien le rugissement d’Aslan. Ces succès de la littérature ont pour point commun de retrouver une nouvelle jeunesse grâce à des adaptations en film ou en série. Certaines ont même droit à leur pré- quel, plus ou moins adapté des auteurs originaux. C’est le cas de la super- production d’Amazon Le Seigneur des anneaux : Les Anneaux de pouvoir ou de celle de HBO House of the Dragon. Entre ces deux sagas, c’est une véritable guerre de l’audimat qui est déclarée. Mais la bataille la moins visible et la plus cruelle est véritablement politique, ces récits révélant les fractures de notre époque et nourrissant les idéologies.
Avant leurs adaptations triomphales, les œuvres de fantasy avaient déjà conquis le cœur de lecteurs de plusieurs générations. Au début des années 2000, elles ont envahi grands et petits écrans et s’y sont imposées. La trilogie du Seigneur des anneaux (de 2001 à 2003) réalisée par Peter Jackson est devenue un succès commercial (près de 3 milliards de dollars de recettes) autant que critique (17 oscars). La série des huit films de Harry Potter (de 2001 à 2011) cumule près de 8 milliards de dollars de recettes et se hisse parmi les franchises les plus rentables de l’histoire du cinéma. Le show télé Games of Thrones (de 2011 à 2019) créé par Benioff et Weiss sur la base du Trône de fer est à ce jour l’une des séries les plus regardées du XXie siècle. La fantasy est devenue un des phénomènes de pop culture les plus prégnants : même ceux qui n’ont jamais lu, ni vu, l’une de ces sagas ont entendu parler de ces histoires d’amitiés, de magie et de dragons sur des continents imaginaires où l’on parle des langues créées pour ces univers fictifs.
Si la fantasy est devenue une pièce centrale de notre culture commune, elle dit aussi de notre manière de voir le monde.
C’est cette universalité qui justifie l’intérêt que leur portent de nombreux chercheurs en sciences sociales. Si la fantasy est devenue une pièce centrale de notre culture commune, elle dit aussi de notre manière de voir le monde.
« Nous sommes nos ailleurs », écrit dans un remarquable essai l’historien William Blanc, spécialiste des usages contemporains du Moyen Âge, qui livre une analyse croisée d’œuvres du merveilleux, connues et moins connues du grand public. Pour lui, Games of Thrones n’est pas qu’une histoire de dragons. La crainte des habitants du royaume des Sept Couronnes de Westeros pour « l’hiver qui vient » est une allégorie de l’angoisse que nous éprouvons face aux effets des dérèglements climatiques. Mais la série peut aussi se lire à travers le prisme de la philosophie comme l’évoque dans son ouvrage Marianne Chaillan. Sommes-nous déterminés ou libres de notre conduite ? Quelle est la place de l’éthique dans notre vie ? Comment la présence d’un ou plusieurs dieux influence-t-elle nos comportements ? Quelles sont les vertus d’un bon gouvernant ? Pour la philosophe, ce sont autant de questions métaphysiques qui font de la série un objet d’étude pour ses étudiants. Durant la diffusion de la série, France Culture n’a pas manqué de consacrer plusieurs émissions à l’analyse politique et philosophique du show. Plus récemment encore, le communicant Raphaël Llorca use d’une citation de Games of Thrones pour débuter son analyse de la marque politique d’Emmanuel Macron.
Dans chacune de ces sagas, les auteurs essaient de décrire les passions qui agitent le monde ou d’inciter le lecteur à développer une pensée critique sur lui-même comme sur la société. Vincent Ferré, professeur à la Sorbonne Nouvelle et tolkienologue distingué, a toujours expliqué que « les mythes, par leur universalité, sont révélateurs à la fois de l'humanité et de chaque individu », offrant au lecteur une grille de lecture du monde. Mais au-delà du message que souhaite porter l’auteur, l’accueil de ces œuvres par le grand public et sa réaction est encore plus éclairante sur l’état de nos sociétés.
Sortie en 1954 en Grande-Bretagne, une première version pirate de la trilogie du professeur Tolkien se diffuse aux États-Unis au début de l’année 1965, principalement sur les campus universitaires. En quelques mois, les trois opus sont érigés au rang de best-sellers. On voit sur la pelouse des campus des déjeuners de Hobbits où des étudiants arborent des badges « Gandalf président ». Pour une partie de la société américaine des roaring seventies, le Seigneur des anneaux devient un pamphlet contre la société industrielle écocidaire. Tolkien, créateur de langues et de continents, devient l’objet d’un culte de son vivant, promu icône progressiste par un lectorat populaire et hippie. Dès la fin de la décennie, la saga traverse les frontières et les océans, nourrissant les récits politiques les plus divers, de la gauche à la droite la plus radicale. Entre 1977 et 1981, on voit ainsi apparaître en Italie des festivals organisés par les jeunesses fascistes qui prennent le nom de « camps Hobbit ».
Presque cinquante ans après sa sortie en librairie, Peter Jackson porte à l’écran la trilogie de Tolkien, trois films dont le succès contribuera à en faire l’évangile d’une mythologie planétaire. Une décennie plus tard, Le Hobbit est adapté du conte éponyme paru en 1937. Alors qu’on pensait avoir épuisé les ressources de la Terre du Milieu, Amazon Prime Video annonce en 2017 l’acquisition des droits télévisés pour raconter les événements survenus trois mille ans avant les aventures de Frodo et de l’anneau. Cette nouvelle série arrive sur les écrans quelques jours après le lancement de la très attendue House of the Dragon, préquel de la série Game of Thrones, ce qui annonçait un duel au sommet de la fantasy. Très vite, Amazon et ses Anneaux de pouvoir prennent de l’avance au concours des pires réactions du public, la pré- sence de personnages de couleur au casting suscitant une polémique des plus nauséabondes sur les réseaux sociaux. Au prétexte d’une défense de l’héritage de Tolkien, un racisme décomplexé s’est exprimé avec une rare violence. Les différents sites de notation ont été la cible d’une opération de « review bombing », qui consiste à faire baisser la note d’un show par des raids organisés. Les Anneaux de pouvoir a ainsi offert une tribune aux plus réactionnaires qui ont utilisé cet imaginaire pour nourrir leur discours politique. Ce qui est au demeurant la véritable trahison du professeur Tolkien.
La polémique est telle qu’il faut convoquer des spécialistes de la Terre du Milieu, dont l’universitaire Vincent Ferré, pour rappeler que « on peut dénombrer une très grande diversité de couleurs de peaux, de cheveux et d’yeux dans l’univers créé par Tolkien ». Très violentes, les attaques conduisent même la production du show à réagir, apportant son soutien aux castings face aux attaques racistes dans un communiqué officiel. Certains acteurs principaux de la trilogie de Peter Jackson ont eux-mêmes porté des vêtements créés par un fan où l’on peut lire (en elfique évidemment) « Vous êtes tous les bienvenus » pour soutenir le casting de 2022.
Reste que, soixante-dix ans après avoir irrigué la contre-culture californienne, l’univers de l’heroic fantasy est aujourd’hui capté et intégré dans le récit de la seule droite radicale. En témoigne la fascination de Giorgia Meloni, leader de Fratelli d’Italia et Première ministre italienne, pour Tolkien. En France, les influenceurs de l’extrême droite mènent la même bataille. Ainsi Julien Rochedy et Papacito évoquent dans leur ouvrage Le Seigneur des anneaux pour « s'immuniser contre le gauchisme et la postmodernité ».
Resté silencieux durant les attaques racistes contre la dernière série inspirée de l’univers de Tolkien, le camp du progrès a abandonné le combat métapolitique. Au fil du temps, Gandalf a cessé d’être l’idole des écologistes des campus américains pour devenir une figurine ornant le bureau d’une jeune ministre de la Jeunesse de Silvio Berlusconi en 2008 : Giorgia Meloni. Nul doute, quand le récit politique progressiste voudra à nouveau trouver le magicien, il aura avec lui tout un univers qui porte plus souvent l’humanisme et la solidarité que le choc des civilisations et la peur de l’autre.
Ancien secrétaire général et porte-parole d’Action contre la Faim, Dorian Dreuil est l’auteur de Plaidoyer pour l’engagement citoyen (éd. VA). Il enseigne à Paris Nanterre. En 2021, il rejoint l’Observatoire de la vie politique de la Fondation Jean-Jaurès et crée A Voté, une ONG de défense des droits civiques et du progrès démocratique....
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