« Nous vivons dans une époque où les gens accomplissent tant d’actions horribles qu’on ne parle plus de celle-là, mais certes il n’y eut jamais événement plus sinistre et plus mystérieux » : ainsi s’ouvre Lucrèce Borgia, l’un des drames les plus fameux et glauques de Victor Hugo. Lucrèce Borgia, c’est cette duchesse « empoisonneuse et adultère », cette criminelle « inceste à tous les degrés », qui eut de son frère César un enfant. L’histoire est celle d’une rencontre impossible entre cette mère qui aime son fils et ce fils qui haït sa mère – une mère qu’il n’a pourtant jamais connue.
Et le pari est réussi : 2h10 sans entracte de cris et de coups de théâtre passent en quelques minutes ; la mise en scène dynamique emporte le lecteur dans une longue valse de comédiens talentueux en costumes d’époque. On saluera tout particulièrement les prestations d’Elsa Lepoivre (Dona Lucrezia) et de Thierry Hancisse (Gubetta), dont le tandem baroque fait honneur au cocktail de cruauté et d’humour de la pièce d’Hugo.
Rire, larmes, suspense
C’est sans doute là la grande force de la mise en scène de Denis Podalydès. Plutôt que de s’évertuer à faire du Racine en ne retenant que le tragique du texte d’Hugo, on conserve bien ici le mélange des registres propre au drame romantique. Et c’est précisément ce qui tient le spectateur en haleine : la complémentarité des acteurs ménage une forme de « suspense », alors même que l’on sait ce qui se trame dès la dixième minute.
Bien sûr, ce parti-pris est à double-tranchant : vouloir passer du rire aux larmes en un clin d’œil, c’est aussi accepter de ne s’immerger vraiment ni dans l’un ni dans les autres. Pour compenser cette perte d’intensité, on aurait aimé voir évoluer une scénographie par ailleurs intéressante, ou se complexifier un jeu d’acteur au demeurant très bon. Des nuances légères, cependant, qui ne suffisent pas à ternir la qualité d’un spectacle digne des grands succès de la Comédie-Française.
Lucrèce Borgia de Victor Hugo, mise en scène de Denis Podalydès, avec Elsa Lepoivre, Thierry Hancisse (en alternance avec Christian Hecq), Éric Ruf, à la Comédie-Française (place Colette, Paris 75001), jusqu’au 1er avril.