Nés sous le signe du monotone

Tania Sollogoub

Pressentie il y a un siècle par Stefan Zweig, l’uniformisation du monde masque des réalités distinctes et la menace de divorces socioéconomiques et géopolitiques. 

 

Le 1er février 1925, Stefan Zweig publie un petit essai: L’Uniformisation du monde. Il sent alors quelque chose de très important se produire. «C’est sans doute le phénomène le plus brûlant, le plus capital de notre temps.» Tout le monde se met à s’habiller et à danser de la même façon, à regarder les mêmes films… «New York dicte les cheveux courts aux femmes: en un mois, 50 ou 100 millions de crinières féminines tombent…»Que se passe-t-il? «De l’Amérique vient cette terrible vague d’uniformité qui donne à tous les hommes la même chose, leur met le même costume sur le dos, le même livre entre les mains, la même conversation sur les lèvres, et la même automobile en place des pieds.»Zweig a une intuition décisive: l’uniformisation des goûts, des désirs et des façons de penser est en train de tout changer. Il a raison. Sans cela, pas de consommation ni de production de masse. Il fallait d’abord uniformiser les gens eux-mêmes. Huxley et Orwell en parleront plus tard. «La monotonie doit nécessairement pénétrer à l’intérieur, écrit Zweig. Les visages finissent par tous se ressembler, parce que soumis aux mêmes désirs.»

Les Trente Glorieuses, la ménagère équipée, le confort, l’insouciance. L’uniformisation n’a pas eu que des effets négatifs après 1945. Elle est alors une promesse politique – nos enfants vivront mieux – et géopolitique – le rêve que les États-Unis proposent au monde. C’est aussi le support du mode de vie et du soft power américains. Et en effet la baisse des inégalités et l’explosion des classes moyennes en Occident sont historiques.

 
On se met à vivre de la même façon de Tokyo à Dubaï.
 

Mais, dès les années 1980, l’uniformisation globale croise la finance. Les salles de marché commencent à émailler le monde, on se met à vivre de la même façon à Tokyo, à Singapour ou à Dubaï. L’upper class et la finance mondialisée créent de nouveaux îlots d’uniformisation. On boit les mêmes vins, on porte les mêmes marques, on pense en slides. Ces îlots s’élargissent à toutes les métropoles. L’architecture change. Les aéroports deviennent les marqueurs de ce nouveau cycle. Ils se ressemblent, mélanges de verre, marbre et duty free qui offrent aux fortunés le plaisir d’un entre-soi du luxe et à la classe moyenne le rêve transitoire d’appartenir aux élus. Dans les centres-villes, les mêmes tours, les mêmes chambres d’hôtel, les mêmes magasins. Tout cela produit cette nouvelle catégorie d’individus, dont beaucoup d’entre nous font sans doute partie. On mange des sushis, on fait des voyages et du yoga, indépendamment du pays ou du régime politique. Car, précision importante, cette histoire fut la même pour les élites de Moscou, Shanghai ou New York. Leurs enfants ont fréquenté les mêmes universités.

Cette nouvelle uniformisation ne sera pas accessible à tous. Le ruissellement ne marche pas ou ne marche que vers le haut. Le système socioéconomique commence à se fossiliser, la mobilité sociale des classes moyennes se réduit en Occident. Les inégalités explosent dans le monde entier. On assiste aussi à un phénomène opposé à tout ce qui s’est passé depuis la révolution industrielle. Non seulement l’écart de revenu s’accroît entre les 10% les plus riches et les autres, mais la divergence culturelle s’amplifie. Le phénomène historique de curialisation, décrit par Norbert Elias, s’interrompt. Celui-ci expliquait que les classes dominantes diffusaient leurs mœurs et habitudes de consommation vers les classes inférieures, qui les imitaient. Le standing devenait standard, mais la société gardait un idéal culturel partagé.

Aujourd’hui, c’est le divorce. Les modes de vie et de pensée deviennent si différents au sein des sociétés qu’ils se transforment en point aveugle: on ne mangepas la même chose, on n’écoute pas la même chose. Et quand on croit utiliser les mêmes mots, comme mondialisation, on se réfère à des expériences différentes. Aujourd’hui, des traders à des milliers de kilomètres se connaissent mais ignorent la personne qui fait le ménage dans leur bureau. La différence sociale est ainsi invisibilisée, gilets jaunes et agriculteurs en témoigneront. C’est le cas partout. Les agriculteurs indiens se suicident aussi et il a fallu les attentats du Hamas pour découvrir les travailleurs thaïlandais dans les champs israéliens.

C’est évidemment là que couvent polarisation et colères politiques. L’autre n’est plus seulement un adversaire mais un inconnu, un ennemi fantasmé, avec lequel on ne partage plus ni valeur ni récit, qu’on préfèrerait voir disparaître. Aux États-Unis, les niveaux de polarisation sont à des sommets inédits depuis le XIXe siècle… Il aura donc fallu cent ans pour que la tentative d’uniformisation du monde conduise à sa fragmentation.
 

En cent ans, l’uniformisation a conduit à la fragmentation.
 

L’américanisation dont parlait Zweig est aujourd’hui un problème planétaire. Paradoxalement, même si l’hégémonie américaine passait, le modèle restera. Ni la Chine ni l’Arabie saoudite ne proposeront un modèle de consommation différent, plus vertueux pour l’environnement, notre équilibre mental ou le vivre-ensemble.

Regardons les publicités pour Neom, ville futuriste saoudienne: un concentré d’occidentalisme, de rêve techniciste et d’une modernité vibrante de somptueuses bagnoles, revendiquant un luxe green insolent. Cela ne s’adresse évidemment pas aux habitants des banlieues du Caire… Mais, même pour ceux qui peuvent se le permettre, ce n’est guère créatif, en dépit du côté mirage au milieu du désert. Cette fausse néomodernité est une synthèse de nos pires défauts, n’offrant pas de solution pour sauver les éléphants ni nous guérir de cet ennui repéré par Zweig. «L’ennui américain est instable, nerveux et agressif, on s’y surmène dans une excitation fiévreuse et on cherche à s’étourdir dans le sport et les sensations.» Le titre de son essai a été traduit par le mot uniformisation, mais en allemand, c’était Monotonisierung, «monotonisation».

Comment sortir de l’uniformisation de nos désirs, qui nous a conduit hors de nous-même? Au fond, nous avons tous le même impératif: réfléchir à ce qui fait vraiment valeur. Objets, lieux, expériences. Une vieille tasse de ma grand-mère a bien plus de valeur à mes yeux que toutes celles que je ne résiste pas à acheter. Mes vieux vêtements me parlent des choses tendres de mon passé. J’ai rencontré un Japonais qui n’habite plus sa maison d’enfance, mais qui ne peut pas la vendre non plus. «À cause des fantômes, vous comprenez?» Oui, bien sûr, mais chez nous, on les appelle des souvenirs. Il paraît qu’au Japon, il y a beaucoup de ces vieilles baraques abandonnées, qui portent dans leurs silences des choses utiles aux vivants. Cessons de nous tromper sur ce qui a de la valeur et ce qui n’en a pas. De donner de l’importance au visible en oubliant la part de l’invisible. D’aspirer au nouveau en écrasant les permanences. 

 

Tania Sollogoub est économiste et romancière. Elle s’intéresse à ce qu’il y a de commun entre les différentes façons de parler du monde, des individus : l’économie, la sociologie, les sciences politiques, la littérature, la philosophie. 

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Pressentie il y a un siècle par Stefan Zweig, l’uniformisation du monde masque des réalités distinctes et la menace de divorces socioéconomiques et géopolitiques.    Le 1er février 1925, Stefan Zweig publie un petit essai: L’Uniformisation du monde. Il sent alors quelque chose de très important se produire. «C’est sans doute le phénomène le plus brûlant, le plus capital de notre temps.» Tout le monde se met à s’habiller et à danser de la même façon, à regarder les mêmes films… «New York dicte les cheveux courts aux femmes: en un mois, 50 ou 100 millions de crinières féminines tombent…»Que se passe-t-il? «De l’Amérique vient cette terrible vague d’uniformité qui donne à tous les hommes la même chose, leur met le même costume sur le dos, le même livre entre les mains, la même conversation sur les lèvres, et la même automobile en place des pieds.»Zweig a une intuition décisive: l’uniformisation des goûts, des désirs et des façons de penser est en train de tout changer. Il a raison. Sans cela, pas de consommation ni de production de masse. Il fallait d’abord uniformiser les gens eux-mêmes. Huxley et Orwell en parleront plus tard. «La monotonie doit nécessairement pénétrer à l’intérieur, écrit Zweig. Les visages finissent par tous se ressembler, parce que soumis aux mêmes désirs.» Les Trente Glorieuses, la ménagère équipée, le confort, l’insouciance. L’uniformisation n’a pas eu que des effets négatifs après 1945. Elle est alors une promesse politique – nos enfants vivront mieux – et géopolitique – le rêve que les États-Unis proposent au monde.…

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