Albuquerque, Nouveau-Mexique. Il est des rencontres qui nourrissent les âmes et dépassent les frontières tant terrestres que générationnelles.
« Ici, dans l’Ouest, nous observons le ciel et décidons comment la journée se déroulera. Je pense que tu adoreras le Nouveau-Mexique, son ciel sans fin, la magie qui s’étend... Tu pourrais saluer les corbeaux et arroser mes orchidées? Jack sera heureux de t’avoir ici. J’aimerais seulement pouvoir être avec vous, moi aussi…
Love,
Faye »
Faye m’a écrit ces quelques lignes avant de mourir. C’est ainsi qu’elle m’a dit adieu. En m’invitant chez elle, au Nouveau-Mexique. Je ne l’ai jamais rencontrée, mais je l’ai connue. Nous nous sommes écrit des messages presque chaque jour entre le 17 septembre 2022, l’annonce de son cancer fatal, et le 6 janvier 2023, jour de son euthanasie.
Faye, blonde comme Marilyn, est morte dans son lit, quelques jours avant sa soixante-dixième année, en tenant la main de son mari. Jack, oncologue, a permis à des centaines de personnes de combattre le cancer mais s’est trouvé totalement impuissant quand celui-ci a envahi le corps de sa femme.
Me voilà assise dans le fauteuil qui fait face à son lit. Je ne vois pas son fantôme mais je sens sa présence. Je viens même de trouver un de ses longs cheveux blonds dans L’Astragale, d’Albertine Sarrazin, que je lui avais offert. Elle n’a pas eu le temps d’aller jusqu’au bout de sa lecture mais elle m’avait confié: «Albertine décrit si bien ces moments entre la vie et la mort, lorsqu’on est confronté aux drogues. J’ai récemment essayé la morphine pour soulager la douleur, je n’ai pas aimé la sensation mais je comprends mieux maintenant comment les drogues sont parfois le seul moyen pour certains de s’échapper d’une réalité insupportable.» Albertine aussi aurait adoré le Nouveau-Mexique...
C’est la deuxième fois cette année que je me rends à Albuquerque. Je suis chez mon hôte, sans elle, en tête à tête avec son veuf et Hamlet, leur golden retriever. Les jours où Jack part travailler, j’en profite pour errer dans leur grande maison typique de la région, en adobe, de plain-pied, aux contours arrondis. J’aime cette solitude qui me rapproche de Faye. J’arrose ses orchidées, je regarde les photos de famille, les albums de leurs nombreux voyages, je feuillette ses livres préférés. Il m’arrive même de m’allonger sur son lit, où elle est morte, et d’imaginer… ce que ça fait de regarder la mort nous foncer dessus. Et ce que ça fait de la devancer. Faye a avalé une potion spéciale en tenant la main de l’homme avec lequel elle a eu trois enfants et passé quarante-cinq ans. Ça me semble si étranger tout ça… la mort, le mariage, la maternité.
Je me rends dans la cuisine, suivie de près par Hamlet. La cafetière est encore chaude et le feu crépite dans la cheminée. Dehors il y a la piscine dans laquelle tu ne nageras plus. La danse des corbeaux se reflète dans son bleu esseulé. Je trempe mes lèvres dans le café en contemplant Sandia Peak qui surgit derrière les arbres, la poussière du désert qui tournoie dans l’air. À quelques pas d’ici, il y a le Rio Grande et, plus près encore, un réseau de petits canaux qui irriguent la région, le long desquels j’aime me promener. Je comprends pourquoi on appelle ton pays «the land of enchantment». J’aime les peupliers noueux aux branches tordues vers le ciel, tels les gardiens de cette terre de roche et de sable. J’aime ces maisons du même style que la tienne, discrètes et chaleureuses, abritant des récits banals et bouleversants. J’aime croiser les vieilles Cadillac aux carrosseries cramées par le soleil, les choses étranges que le vent charrie… Ici, tout semble à la fois dépouillé et lourd de mystères. J’ai l’impression d’être dans un film où il se ne passe rien. Rien d’autre que la vie, l’amour, la mort.
J’ai rencontré tes enfants, tes petits-enfants, tes amis… Je les ai tous appréciés, surtout tes fils, qui sont hilarants. C’est d’ailleurs grâce à Paul, ton aîné, que je t’ai connue. On s’est rencontrés lui et moi à Brooklyn, il y a deux ans, à Prospect Park. Il m’a demandé ce que je pensais de Houellebecq et très vite on s’est rapprochés. Un jour, il m’a dit: « Tu me fais un peu penser à ma mère, vous vous entendriez bien.
–Ah bon? Et où vit-elle ta chère maman?
–Au Nouveau-Mexique, je t’y emmènerai. »
Je l’ai serré dans mes bras en songeant que très bientôt il serait comme moi: a motherless child. Et prenant conscience que je ne te rencontrerai jamais, je lui ai demandé si je pouvais t’écrire.
S’en est alors suivie notre correspondance. C’est un espace intime que nous créons, toi et moi. Un terrain vierge qui se peuple de nos confidences. On se retrouve dans ce refuge virtuel quand ton état de santé te le permet, et on y parle de désir, de transmission, d’amour, de fêlures, de regrets… On évoque nos racines déployées dans le vaste monde, tes grands-parents juifs qui se sont installés en Argentine pour fuir les pogroms, mes aïeuls russes blancs qui débarquent en France pour échapper aux bolcheviks. Tu me parles du sentiment d’inutilité qui t’a assaillie, en tant que mère au foyer, et décidée à reprendre ta carrière d’enseignante. Je te confie ma crainte parfois obsédante de la précarité qui est le prix de ma liberté. Je dois insister pour savoir ce dont tu es fière. «En 2008, on m’a proposé ce poste de directrice d’un grand district scolaire dont cinq écoles étaient situées dans des réserves indiennes. Bien qu’on attendît de moi que j’y développe la technologie, j’ai préféré introduire l’art, le théâtre, la musique… tout ce qui pouvait faire apprendre aux élèves dans la joie. C’était un travail passionnant!»
Découvrir le Nouveau-Mexique c’était me rapprocher de toi, marcher dans les pas d’une femme, d’une âme, qui m’inspiraient. Jack m’a emmenée dans tes endroits préférés. Taos, Santa Fe… Taos, c’est l’altitude sacrée, les montagnes majestueuses, où le silence n’est rompu que par le murmure du vent et le chant des oiseaux. Les visages que j’y ai croisés étaient comme le vent – porteur d’un chant intérieur. J’ai acheté une bague à une jeune femme qui ressemblait (c’est cliché mais c’est vrai) à Pocahontas. Une bague sertie d’un jaspe vert, le même que celui de l’amulette que tu m’as offerte avant de mourir. Elle m’a souri comme si elle avait compris… Le lien qu’établissait cette pierre entre toi et moi, entre la terre et le ciel.
À Santa Fe, j’ai rencontré une œuvre: Sky Above Clouds. Des nuages qui flottent dans un océan d’air. Cette peinture est de Georgia O’Keeffe, la peintre la plus célèbre du Nouveau-Mexique. J’ai adoré ses toiles, leur altitude onirique, leur joie morbide… Tu m’avais envoyé une carte de cette peinture. Quand je l’ai observée dans ce sublime musée consacré à l’artiste, je t’ai aperçue. Tu flottais en souriant parmi les nuages duveteux dans cette étendue bleue. « J’ai le sentiment qu’il y a quelque chose d’inexploré chez les femmes que seule une femme peut explorer », a écrit Georgia. Nous y sommes… n’est-ce pas?
Un jour, tu évoques Dalia, « déesse viking ». Une collègue de dix ans ta cadette «blonde, forte et alcoolique… l’océan dans ses yeux». Toi, si responsable, plaques le foyer familial pour vivre cette folle passion. Après Faye l’épouse, Faye l’enseignante, c’est Faye l’aventurière que je découvre à travers cette romance. «Nous allions partout avec sa Toyota bleue – en camping, en kayak, tout ce que j’aimais. L’amour sous les étoiles, au bord de la mer, dans les montagnes. Nous avons passé une journée de Noël à marcher sur les sentiers enneigés sous le magnifique soleil de l’Ouest et avons fini par nous débarrasser de nos chemises, telles des amazones, nous délectant de la chaleur du soleil sur nos seins. Trop d’informations? Peut-être que mes vérités seront un jour ta fiction…» Pendant deux ans, Jack a vécu seul, continuant à chasser le cancer chez les autres en attendant patiemment ton retour. Tu as fini par revenir, avec au sein une tumeur et pour Jack un regain d’amour.
Trente-six ans, un océan et des choix de vie nous séparent, toi et moi, mais Paul avait vu juste. Tu m’éclaires et débroussailles mes doutes tandis que je te fais remonter le temps. Ton enfance à Londres, ton adolescence à Buenos Aires, ta mère tyrannique, ta carrière avortée à la Nasa… Autant de réminiscences qu’on ne convoque que lorsqu’on est à l’article de la mort – ou écrivain –, et qu’on partage plus facilement avec des inconnus. Nous constatons la similitude de nos aspirations profondes, et celle de nos blessures d’enfance, qui nous poursuivent malgré l’apparente résilience. Nous avons un cœur et il veut explorer la part sublime du monde, le mystère de l’existence, et retrouver sa nature fauve. Un jour, tu m’écris: «Truthfully, just having your interest is a motivator to have another day.» J’en ai encore des frissons.
Tes forces déclinent et la mort se rapproche. Je suis suspendue à tes messages, sachant qu’ils seront de plus en plus troués avant le grand silence. Mais qu’est-ce que je cherche à travers cet échange ? Vivre l’expérience bouleversante qu’est la fin de vie, à travers une étrangère à laquelle son fils m’a, un soir d’hiver, en prononçant une phrase au pouvoir incantatoire, liée ?
La veille de ta mort, que tu as toi-même choisie, je cherche les mots justes. Comment te dire adieu – je t’ai à peine dit bonjour?
Merci pour tout Faye… until we meet again.
...
Pas encore abonné(e) ?
Voir nos offresLa suite est reservée aux abonné(e)s
Déjà abonné(e) ? connectez-vous !