Pour le spécialiste de l’Antiquité tardive, la chute de Rome est multifactorielle : au-delà des causes économiques, sanitaires et géopolitiques, des bouleversements naturels ont aussi pesé sur son effondrement.
Invité par le Collège de France à occuper la chaire Avenir commun durable pour l’année 2023-2024, Kyle Harper étudie l’histoire de l’homme en tant qu’agent du changement écologique. Il s’interroge sur la manière dont on peut approcher la biodiversité, la santé et la durabilité environnementale d’un point de vue historique. Ce spécialiste d’histoire ancienne, professeur en Classics and Letters de l’université de l’Oklahoma, mêle volontiers les sciences de la nature aux humanités en concentrant ses recherches sur les évolutions du climat et des maladies pandémiques, ainsi que les interactions entre ces phénomènes et les sociétés humaines pendant l’Antiquité tardive et en particulier dans l’Empire romain. Titulaire d’un doctorat obtenu à Harvard, il est notamment l’auteur de Comment l’Empire romain s’est effondré: le climat, les maladies et la chute de Rome (éd. La Découverte).
Comment en êtes-vous venu à étudier l’impact des évolutions climatiques à l’époque de l’Empire romain ?
Ce n’est pas une question facile! Ma formation est assez traditionnelle : j’ai soutenu une thèse sur l’esclavage dans l’Empire romain, qui était plutôt un sujet d’histoire économique. Ce n’est que par la suite que j’ai eu l’opportunité de me pencher sur l’impact de l’environnement, ayant eu la chance d’avoir un excellent mentor à l’université, qui m’a encouragé à mêler dans mon travail les sciences humaines et la paléoclimatologie (la science des climats passés et de leurs variations), ce qui est assez rare. La paléoclimatologie est un champ de la recherche très dynamique aujourd’hui: on acquiert chaque jour ou presque de nouvelles connaissances (géographiques, atmosphériques) sur le passé. Je suis en tout cas convaincu que les évolutions climatiques ont un impact majeur sur le destin des sociétés humaines.
Nous disposons aujourd’hui d’outils performants pour étudier les changements climatiques actuels; mais quels outils avons-nous pour étudier ceux du passé ?
C’est tout le problème. C’est seulement au XVIIIe siècle que le thermomètre à mercure a été inventé, dans la lignée des travaux de Galilée. À Paris, la première récupération de données par le biais d’un instrument date des années 1650, mais ce n’est qu’à partir du xixe siècle que l’on commence à avoir de plus en plus d’enregistrements continus. Pour connaître la nature du climat dans l’Empire romain, il nous faut rechercher des archives naturelles de «proxy», c’est-à-dire des sources indirectes. C’est ce qu’ont commencé à faire des chercheurs dès le xixe siècle, notamment dans le champ de la glaciologie: on s’est aperçu de changements dans la largeur des glaciers, ce qui est un indice de changement climatique très abrupt. Puis, au xxe siècle, un scientifique américain a découvert que le cerne de beaucoup d’arbres «enregistre», en quelque sorte, l’histoire de l’environnement. Ces marques sont très précises et varient selon l’intensité des changements climatiques ainsi que selon leur nature (certains arbres sont plus sensibles aux évolutions des températures, d’autres aux changements météorologiques comme la pluie). Les arbres les plus vieux atteignent environ 5000 ans, mais il faut noter que les cernes d’un arbre «chevauchent» les cernes d’un autre, ce qui permet in fine d’avoir des enregistrements qui remontent jusqu’à 11000 ans. Mais c’est vraiment depuis quelques décennies que les proxys climatiques sont de plus en plus nombreux, que ce soient des arbres ou d’autres sources comme la carotte de glace (échantillon retiré de calottes glaciaires, formé par compression de couches de neige successives).
Outre ces sources naturelles, possède-t-on des archives écrites sur les évolutions climatiques ?
Bien sûr. Les témoignages humains de la période de l’Empire romain – qui, d’un point de vue géographique, c’est-à-dire en termes d’expansion de son territoire, s’étend du iie siècle av. J.-C. au vie siècle de notre ère – sont très importants. Mais ils sont aussi difficiles à utiliser: ce n’est pas le même type d’enregistrement, il n’est pas toujours aussi fiable. On a malgré tout des observations très intéressantes, comme la mention de crues diluviennes du Tibre entre le iie et le ier siècles av. J.-C. Ce sur quoi les témoignages écrits se penchent le plus, ce sont les phénomènes «extrêmes»: sécheresses, hivers exceptionnellement froids… Un exemple maintenant bien connu des historiens est celui de l’année 536, quand le Soleil s’est «obscurci» pendant un an et demi – ce que relèvent six témoins différents qui vivaient autour de la Méditerranée. Ce phénomène aurait eu des répercussions de l’Irlande jusqu’à la Chine, avec de grands froids et de mauvaises récoltes. Ce qui est intéressant, c’est que les historiens traditionnels ont totalement ignoré ces témoignages. Ce n’est que dans les années 1980 que la Nasa a exhumé ces écrits et leur a redonné de la valeur, en reconnaissant un lien avec une éruption volcanique connue grâce aux carottes de glace. En fait, nous avons appris par la suite qu’il y avait eu deux éruptions majeures à proximité immédiate, en 536 et 540. Dans les sources littéraires de l’époque, ces phénomènes climatiques étaient-ils perçus comme de simples changements naturels, ou avaient-ils pour les Romains une signification religieuse? Des scientifiques, surtout dans la première partie de l’Empire, ont essayé d’expliquer ces changements naturels, mais ils n’étaient pas nombreux et l’interprétation majoritaire était de nature religieuse, d’autant que, dès le ive siècle, l’Empire devient chrétien. Pour la plupart des Romains, ces phénomènes devaient être compris comme des «avertissements», des mises en garde contre le péché, voire des annonces d’un «Jugement dernier». Mais, même dans le cas de cette interprétation religieuse, les avis pouvaient diverger: certains y voyaient simplement une forme de vengeance divine contre un incident ponctuel tandis que, pour d’autres, c’était le signe avant-coureur d’une véritable apocalypse.
Une fois que ces événements ont été attestés scientifiquement, vous, les historiens, avez ensuite pu identifier des changements dans la société romaine qui ont pu y être liés ?
Oui. Pour moi, c’est évident qu’il y a un lien entre les perturbations dans le système terrestre et les sociétés humaines, puisque ces sociétés étaient construites sur l’agriculture: 80 % de la population travaillait dans ce secteur sous l’Empire romain. Les Romains étaient très résilients, et avaient beaucoup d’astuces pour répondre à d’éventuels problèmes climatiques, comme des systèmes perfectionnés de stockage du grain et de la nourriture. Ainsi, et même si la société était très pauvre, on pouvait surmonter une mauvaise récolte; mais à partir de deux, cela commençait à devenir difficile; et une troisième pouvait menacer la société tout entière d’effondrement. C’est précisément ce qui s’est produit au vie siècle. La famine n’était pas la seule cause de cet effondrement mais, en 541, directement après la crise climatique dont on a parlé, la peste bubonique est arrivée des plaines arides d’Asie centrale et a fait des ravages dans l’Empire. Il est difficile de déterminer exactement comment elle a voyagé, mais il est tout aussi difficile de ne voir là aucun lien avec le dérèglement climatique qui venait de se déclencher. À l’époque, ces phénomènes climatiques étaient-ils toujours considérés comme des événements isolés ou esquissait-on déjà une trajectoire stable et linéaire ?
C’est difficile à expliquer. Il faut comprendre avant tout que le climat varie naturellement, quelle que soit la société ou l’époque. Le changement climatique anthropique est très fort, rapide et sans précédent, mais il y a toujours eu des extrêmes. Ce qu’il faut étudier, ce sont les conséquences concrètes que chaque phénomène a sur la société. Certaines perturbations peuvent avoir des effets immédiats, d’autres à l’échelle de plusieurs décennies, voire de plusieurs siècles. Par exemple, l’année 536 marque le début de ce qu’on appelle depuis huit ans maintenant le «Petit Âge glaciaire de l’Antiquité tardive», qui a duré des années 530 jusqu’à la fin du viie siècle. Cela ne veut pas dire que, sur cette période, l’Empire romain ait connu 150 ans de froid extrême. Mais la moyenne de température était beaucoup plus basse que d’habitude. Les traces d’impact aussi durable restent assez rares dans les témoignages humains dont on dispose, qui mentionnent presque exclusivement des conséquences sur le court terme (quelques années tout au plus).
Alors, quelle est la cause principale de la chute de l’Empire Romain ? Quel a véritablement été le rôle des changements climatiques ?
C’est un problème extrêmement compliqué, et je ne peux répondre que comme universitaire. Il s’agit de la conséquence de plusieurs crises, de plusieurs phases de croissance et d’effondrement. On peut notamment mentionner, au iiie siècle, une crise majeure et multifactorielle, combinaison d’une crise climatique (sécheresse, crise alimentaire dans les années 240…), d’une crise sanitaire (avec la pandémie liée à la peste de Cyprien), d’une crise géopolitique (pressions très fortes aux frontières est et nord simultanément, avec des invasions barbares comme celle des Goths), d’une crise financière (effondrement du système monétaire) et même d’une crise constitutionnelle, avec une succession rapide d’empereurs qui avaient du mal à asseoir leur légitimité. L’Empire a failli mourir à ce moment-là, mais il a été reconstruit ensuite par une série d’empereurs d’origine presque toujours danubienne, donc différente de celle de leurs prédécesseurs. L’Empire a connu une deuxième crise au ve siècle, mais le rôle des changements climatiques y était sans doute moins important. Enfin, celle du vie siècle, sous l’empereur Justinien, qui fut fatale à l’Empire, est évidemment une crise environnementale, climatique et sanitaire: la poursuite du Petit Âge glaciaire et de la pandémie de peste bubonique contribue notamment à expliquer la perte des Balkans et de la majeure partie de l’Italie. Vous parlez de plusieurs crises alimentaires, notamment de celle des années 240, qui fut l’une des plus terribles qu’ait jamais connues l’Empire romain. Il est fréquent que les crises alimentaires mènent à des révoltes, voire à des révolutions. Certaines de ces révoltes ont-elles contribué à la chute de l’Empire ?
Peut-être. C’est une question encore très actuelle, et pas seulement pour les historiens de l’Empire romain. Il n’y a qu’à regarder le sixième rapport du Giec, qui mentionne des risques de «conflit», de «révolte» et même de «guerre». Lors de ma conférence au Collège de France, j’ai cité l’exemple de la guerre civile en Syrie, l’un des plus grands conflits de notre siècle, et une véritable tragédie humaine. Il est probable que la sécheresse extrême et inédite de 2006-2011 y ait largement contribué – même si ce n’était évidemment pas là le seul facteur, le premier étant d’abord politique. L’analyse est moins épineuse ici, car la période étudiée est récente: on connaît au millilitre près la quantité de pluie qui est tombée dans chaque région de Syrie, on connaît exactement la quantité de bétail qui est morte… Pour ce qui est de l’Empire romain, c’est un débat encore très controversé: on sait d’un côté qu’il y a eu des sécheresses, de l’autre qu’il y a eu des révoltes, mais les liens de causalité sont extrêmement difficiles à renouer, et certains sont sans doute perdus pour toujours. Quoi qu’il en soit, et avec la plus sincère humilité, je pense qu’il est très important d’avoir un regard sur l’histoire qui prenne en compte l’environnement comme un facteur important, notamment à l’aune des phénomènes contemporains. L’un des grands enjeux du changement climatique aujourd’hui est celui des migrations de populations: relève-t-on, à l’époque de l’Empire romain, des migrations climatiques similaires?
Je dirais que c’est une question ouverte, puisque de nouvelles données nous parviennent chaque jour, qui nous aident à mieux comprendre l’histoire des migrations. Il y a toujours eu beaucoup de migrations dans l’Empire romain, en particulier à Rome. Mais l’existence de véritables migrations climatiques est une question encore peu explorée par les historiens, même si elle est sûrement avérée. Un autre exemple serait l’impact du stress climatique sur les migrations des populations nomades millénaires d’Asie centrale, qui provoquait l’éruption de conflits à la frontière avec la Chine. Pour ce qui est de l’Empire romain, l’arrivée des Huns depuis l’Asie centrale jusqu’aux steppes ouest à la frontière de Rome avait très probablement une dimension climatique. D’ici cinq à dix ans, notre connaissance historique des relations entre migrations et changement climatique sera sans doute beaucoup plus riche; pour l’instant, nous avons des arguments, mais ils manquent parfois de rigueur.
Pensez-vous qu’il y ait des enseignements à tirer des changements climatiques sous l’Empire romain, dans la manière d’envisager l’impact qu’ils pourraient avoir aujourd’hui ?
Oui et non. L’histoire (du climat, de la société…) est toujours là quand l’on veut élaborer un modèle de risques pour l’avenir. Dans les modèles des économistes (Integrated Assessment Models en anglais) qui travaillent sur les rapports du Giec, l’avenir n’est peut-être pas modélisé en prenant en compte le passé. Or, malheureusement, les historiens ne sont pas souvent là pour aider à construire ces modèles. Dans le «système épistémologique» du Giec, on préfère avoir des données quantitatives et on préfère les certitudes, ce qui est normal; mais l’histoire mobilisée n’est pas vraiment l’histoire – on s’arrête maximum aux quatre ou cinq dernières décennies. Nous vivons aujourd’hui une anomalie de croissance, et je pense qu’il faut avoir une perspective beaucoup plus large, même si les données quantitatives sont plus difficiles à trouver dans le passé. Nous avons beaucoup de ressources et de technologies qui manquaient aux Romains, ce qui, en un sens, rend nos sociétés beaucoup plus résilientes. Notre système d’agriculture, par exemple, est incroyablement performant. Mais, dans l’histoire, les changements et les affaiblissements d’une société n’ont pas toujours été parfaitement linéaires et, surtout, le climat affecte souvent plusieurs secteurs d’une société à la fois (c’est ce qu’on appelle le «risque composé», un terme très fréquent dans le dernier rapport du Giec). Par conséquent, malgré les différences profondes entre nos sociétés et celle des Romains, une histoire plus large peut nous inspirer pour informer la richesse des modalités que l’on utilise pour penser les risques contemporains.
Vous avez dit que la chute de l’Empire romain était multifactorielle. Pensez-vous que le changement climatique soit un facteur qui puisse avoir un fort impact géopolitique aujourd’hui – on parle notamment de dizaines de millions de migrants voués à fuir l’Afrique, où les sécheresses deviennent de plus en plus rudes ?
C’est compliqué. Paradoxalement, un très léger réchauffement climatique (entre un et deux degrés) ne serait pas catastrophique pour l’Europe – c’est là l’une des inégalités de ce dérèglement, qui est à ce stade moins dur pour les régions froides. Mais dans les régions tropicales et subtropicales, c’est évidemment l’inverse qui se produit. Et, de manière générale, même les changements climatiques naturels observés à travers l’histoire nous apprennent que, à l’échelle globale, une augmentation d’un ou deux degrés peut avoir un impact énorme. Je pense que nos sociétés contemporaines ont la capacité de s’adapter à un changement de cet ordre sur l’espace d’un siècle; mais la rapidité de ce réchauffement aujourd’hui – les deux degrés risquent d’être atteints en quelques décennies – est un défi supplémentaire. Sans compter que, comme nous le rappelle la paléoclimatologie, le système terrestre est un système complexe et imprévisible (et plus la température augmente, plus il devient imprévisible): une éruption volcanique peut avoir un effet très faible ou extrêmement fort. Certes, on observe depuis le xxe siècle que la croissance économique est un facteur qui affaiblit les liens entre changements climatiques et guerres, puisqu’elle rend une société plus résiliente; mais, au-delà de deux degrés, on est en terre inconnue. Je ne crois pas qu’il soit très utile de lire le futur de manière apocalyptique, mais il faut bien avoir conscience que nos sociétés reposent sur des réseaux étendus, à travers lesquels les crises peuvent se propager.
Quels types de conséquences «imprévisibles» peut-on imaginer aujourd’hui ?
L’exemple parfait est sans doute celui des pandémies, comme celle que l’on a connue avec le covid. En Europe, le lien entre les pandémies et les changements climatiques s’est affaibli depuis le xviiie siècle, pour les raisons économiques qu’on a évoquées. Mais, jusqu’à la fin du xviie siècle, il était encore très fort. Or, aujourd’hui, le risque de pandémie n’est pas forcément lié au changement climatique, et demeurerait même si le problème climatique était résolu demain. Pour autant, je pense que la connaissance du climat reste importante pour appréhender et modéliser les risques dans le domaine de la santé, ne serait-ce que du fait de la mondialisation et de tous les réseaux qu’elle tisse. On ne peut pas prédire la prochaine pandémie, mais il est certain qu’il y en aura une; et, du fait de la rapidité du réchauffement terrestre, le lien qu’elle aura avec le changement climatique reste encore très difficile à déterminer. Encore une fois, nous sommes là en terra incognita.
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