Chaque mois, notre chroniqueur Fabrice Piault livre pour Bastille Magazine ses recommandations du neuvième art.
- Autreville
Plusieurs nouveautés proposent un retour aux sources, pour le meilleur ou pour le pire. Dans Autreville, Stéphane, installé de longue date dans le sud de la France, revient pour quelques jours dans sa ville natale du Nord, quittée il y a plusieurs décennies. Il y retrouve un groupe d’amis, mais le temps a passé, les trajectoires se sont éloignées. Tandis que la région est le théâtre d’une série de meurtres atroces, le malaise s’installe entre les protagonistes. Les anciennes rancœurs prospèrent au fil de dialogues sans filtre et même souvent gratinés, jusqu’au drame.
Adepte d’une bande dessinée animalière à la Walt Disney, pratiquée par des auteurs aussi différents que Calvo, Raymond Macherot, Sokal, Ayroles, Juan Diaz Canales, Art Spiegelman ou Lewis Trondheim, David De Thuin (l’impressionnant La proie, ou encore Le corps à l’ombre, chez Glénat) en exploite ici tout le potentiel. Loin de déréaliser le propos et les situations, la forme animale des personnages fait ressortir leur caractère. En dépit du trait très « ligne claire » s’installe un climat trouble.
Autreville, par David De Thuin, 112 pages couleur, 22 € (Sarbacane)
- Moisson 44
Avec Moisson 44, Dav Guedin revient, lui, chez sa grand-mère dans son berceau familial du Perche. Ce deuxième volet d’une trilogie partiellement autobiographique inaugurée avec Une vie d’huissier (Actes Sud, 2021) est porté par une technique et des cadrages que l’auteur emprunte aux romans photos d’autrefois. Un enchaînement d’instantanés lui permet de retracer le séjour que fait au premier semestre 1944, dans la ferme familiale près de Tourouvre, un petit Parisien à la fois brillant et déluré.
Jacques a été placé à la campagne pour échapper aux pénuries et aux bombardements de la capitale. Sur ses traces, Dav Guedin reconstitue très précisément ses prouesses et ses bêtises, la vie des campagnes, les travaux des champs, l’école rurale, les combats qui précèdent et accompagnent le débarquement des Alliés en Normandie. Avec humour, il livre de chaleureux portraits de femmes et d’hommes profondément libres.
Moisson 44, par Dav Guedin, 116 pages noir et blanc, 26 € (Actes Sud BD)
- La part des lâches
Epais roman graphique de la jeune Marguerite Boutrolle, La part des lâches se déroule également à la campagne. Aby, une jeune femme un peu dépressive, a quitté Paris et son copain pour y passer un moment en trainant son vague à l’âme au sein d’une petite communauté de néo-ruraux qui oscille entre travail à distance, farniente et questions existentielles. Disséquant de son trait souple les détails qui font le cadre d’une vie qui se cherche – champignons fraîchement cueillis, monnaie qu’on échange, plantation de graines de courges, mais aussi tentation de la drogue… –, l’autrice déploie finement les angoisses d’une génération devant un monde qui se délite.
La part des lâches, de Marguerite Boutrolle, 272 pages bleu et blanc, 24 euros (Rivages « Virages graphiques »)
- Chroniques du grand domaine
Le « Grand domaine » au centre des Chroniques du Grand domaine, de Lili Sohn, qui y réside avec sa famille depuis 2017, se situe en revanche en ville, à Marseille. Ce vaste immeuble ex-industriel du milieu du 19e siècle se révèle vite singulier à l’autrice par la chaleur et la diversité de ses habitants, par la manière dont il a épousé les époques et vu les populations s’y mêler au fil des étapes du développement de la ville. Des Archives aux cabinets d’architectes, Lili Sohn enquête. Sur l’histoire de l’immeuble et celle de Marseille. Sur ses habitants qui plongent leurs racines dans tout le pourtour méditerranéen et jusqu’en Arménie. Sur sa gentrification. Composées de dessins, de photos, de coupures de journaux savamment assemblées, d’extraits d’archives, d’interviews, ses chroniques soulignent le foisonnement d’un immeuble autant que l’épaisseur d’une ville.
Chroniques du Grand domaine, par Lili Sohn, 272 pages noir et blanc et couleur, 25,50 € (Delcourt « Encrages »)
