Commedia dell’Europe

Xavier Couture

Bureaucratie, discours fallacieux en ligne, Parlement aux abois... Miné, le Vieux Continent tente de tenir son rôle dans un registre tragi-comique.

 

Dans son dernier roman, Regarde, regarde les Arlequins! (1974), Vladimir Nabokov embrasse la vie qui s’en va, retourne en URSS et écrit cet ouvrage où se mêlent la distance, l’ironie et l’abandon. Cela lui inspire une phrase dont l’amertume le dispute au génie: «Seul le danger mortel est incolore.»

L’Europe devient blafarde. Colombine est séduite par la nonchalance attristée de Pierrots multiples revendiquant le monochrome, et encore, quand il ne s’agit pas de la transparence. L’Europe fut pourtant l’amoureuse d’Arlequin et de son manteau fait de losanges multicolores, ses frontières cousues entre des pièces biscornues et qui, sur la scène du monde, ne faisaient plus qu’un. Colombine s’est-elle lassée ? Les grimaces de son charmant ne l’amusent plus. Il est vrai qu’il s’en est retourné au bureau et s’est mis à gratter du papier, de la réglementation, des ordonnances, des normes, des instructions, en pagaie ! Colombine ramassait les feuilles, s’attendant à un signe d’amour, un poème peut-être. Son attente fut vaine. « Je l’aime, tu lui feras la commission », finit-elle par souffler à Pierrot. De commission il ne restait que ce bâtiment aux vitres opaques, comme obsédé par son pouvoir secret et son vertige narcissique de conservateur minutieux veillant sur ses grimoires bureaucratiques. La démocratie permet à une cohorte de fonctionnaires d’accéder au bunker de la paperasse, mais dès leur entrée ils s’en affranchissent autant qu’ils le peuvent. Je me souviens de ce haut dignitaire de l’appareil me disant un jour: «Par bonheur nous sommes là pour empêcher les politiques de faire leurs conneries.» On n’en est même plus à « l’État profond », on atteint là les limites d’un exécutif sans contrôle, même si le Parlement fait ce qu’il peut. L’éloignement des deux institutions est l’aveu de ce dysfonctionnement.

 
Pierrot susurre doucement les mots doux du nationalisme, du repli sur soi.
 

Alors Pierrot prend son air triste et gentil, il est incolore, sa pâleur pourrait inquiéter. Mais cela rassure, cela chante l’air des retrouvailles entre les peuples et leur histoire, comme dans le miroir de leur blancheur. Ils veulent se défaire de cette tunique en kaléidoscope. Ils se répètent en bougonnant «Cessons de nous croire assez forts pour bondir sur les tréteaux, de nous imaginer encore capables d’interpréter la commedia dell’arte parmi les grands acteurs du monde». Pierrot susurre doucement à l’oreille de Colombine les mots doux du nationalisme, du repli sur soi. Il finira par délivrer des passeports aux Pierrots pas assez blancs, pas assez incolores, pas assez translucides.

« C’était pourtant bien », chantait Nino Ferrer dans Le Sud. Cela aurait pu durer quelques centaines d’années. L’Europe n’a pas de gouvernance fiscale, pas de gouvernance sociale, ne parlons pas de la défense. On en mesure l’absence sur les rives du Dniepr. La démocratie a peur des peuples, les peuples ont peur de l’autre. Il est temps que le discours politique reprenne sa dignité. Il est temps que les femmes et les hommes de bonne volonté se lèvent, prennent la parole et vident les poubelles de ces amas de fake news. Si les réseaux sociaux deviennent la chambre d’écho de l’ignorance et de l’anathème, alors il faut s’emparer des porte-voix à même de couvrir le brouhaha de l’absurdie. Rangez vos insultes, vos débats entre nations rabougries. Que ceux qui croient en cette puissante Europe se redressent et parlent aux citoyens en faisant fi des sondages, d’une supposée opinion tournant en rond dans le labyrinthe des réseaux sociaux. L’Europe a une histoire et des peuples pour constituer plus qu’une force administrative, économique, politique ou culturelle, elle a un devoir, celui d’une espérance commune. Colombine vous en remerciera.

 

Consultant et spécialiste des médias, Xavier Couture a travaillé dans la presse et l’audiovisuel notamment TF1, Canal+ et Orange....

Bureaucratie, discours fallacieux en ligne, Parlement aux abois... Miné, le Vieux Continent tente de tenir son rôle dans un registre tragi-comique.   Dans son dernier roman, Regarde, regarde les Arlequins! (1974), Vladimir Nabokov embrasse la vie qui s’en va, retourne en URSS et écrit cet ouvrage où se mêlent la distance, l’ironie et l’abandon. Cela lui inspire une phrase dont l’amertume le dispute au génie: «Seul le danger mortel est incolore.» L’Europe devient blafarde. Colombine est séduite par la nonchalance attristée de Pierrots multiples revendiquant le monochrome, et encore, quand il ne s’agit pas de la transparence. L’Europe fut pourtant l’amoureuse d’Arlequin et de son manteau fait de losanges multicolores, ses frontières cousues entre des pièces biscornues et qui, sur la scène du monde, ne faisaient plus qu’un. Colombine s’est-elle lassée ? Les grimaces de son charmant ne l’amusent plus. Il est vrai qu’il s’en est retourné au bureau et s’est mis à gratter du papier, de la réglementation, des ordonnances, des normes, des instructions, en pagaie ! Colombine ramassait les feuilles, s’attendant à un signe d’amour, un poème peut-être. Son attente fut vaine. « Je l’aime, tu lui feras la commission », finit-elle par souffler à Pierrot. De commission il ne restait que ce bâtiment aux vitres opaques, comme obsédé par son pouvoir secret et son vertige narcissique de conservateur minutieux veillant sur ses grimoires bureaucratiques. La démocratie permet à une cohorte de fonctionnaires d’accéder au bunker de la paperasse, mais dès leur entrée ils s’en affranchissent autant qu’ils le…

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