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par Xavier Couture
L’IA et ses algorithmes sont des outils rudimentaires comparés au cerveau humain. Encore faut-il arriver à sortir de notre paresse et d’un système où la liberté est menacée.
D’après les scientifiques l’univers contiendrait 500 ou 600 milliards de galaxies dont chacune compterait un nombre à peu près identique d’astres. Au dernier recensement cela ferait 2,5 quatrillons. La Terre serait une parcelle invisible dans ce grand tout où flotte de la matière noire, se forment des trous de la même teinte, un paradis pour Soulages, bercé par le mystère des origines et une pendule à géométrie variable. Vu de cet observatoire, l’âge pivot de la retraite des travailleurs français inciterait à l’hilarité. Admettons que l’espèce humaine inspire le respect par son originalité, avec sa capacité à invoquer Dieu quand ça l’arrange et à l’oublier pour filer à la Caisse d’épargne quand les vacances approchent. Mais reconnaissons qu’elle ne répugne pas à se couvrir de ridicule quand la réalité sonne à sa porte.
Comme la majorité des boomers j’ai fumé des cigarettes que j’écrasais sur les trottoirs au mépris des centaines de litres d’eau gâchées, j’ai pris l’avion sans me soucier des conséquences pour le climat, j’ai roulé trop vite et j’ai cru en la supériorité des hommes sur l’animal avec ce mépris du vivant qui a caractérisé la croissance exponentielle du monde industriel. J’ai honte, et ça ne répare rien. Les gamins nous reprochent de leur laisser un monde invivable, c’est celui dont nous avons hérité et que nous n’avons pas bien entretenu, avouons-le. Par ignorance, par égoïsme? Sans doute. Par célébration de la liberté aussi. Et que dire sinon que nous avons aussi fait progresser l’espérance de vie, obtenu la diminution de la mortalité infantile et multiplié par huit la population de la planète en un siècle. Ces mêmes gamins qui nous reprochent le monde qu’on leur laisse font partie du problème. Vue du règne animal, l’humanité est bien trop nombreuse. Et j’ai quatre enfants!
La fascination
pour l’intelligence
artificielle illustre
notre incapacité
au discernement.
Je suis las du débat, je suis fatigué des invectives, je suis épuisé par l’insulte, maladie du siècle, je suis écœuré par la haine, et j’ai peur pour nous, pauvres humains dont l’Intelligence se heurte aux parois de l’ignorance. La fascination pour l’intelligence artificielle illustre notre incapacité au discernement. Et pourtant! Notre cerveau contient 90 milliards de neurones générant 100 millions de milliards de connexions: les synapses. Le tout pesant 1,3 kg en moyenne. L’intelligence artificielle ne nous renvoie pas à notre incapacité, elle nous confronte à notre ignorance. Aussi sophistiqués soient-ils, les algorithmes sont des outils rudimentaires comparés à nos cerveaux. Mais ils sont connectés à la quasi-totalité de la connaissance quand nous peinons à maîtriser plus de deux langues, que la plupart d’entre nous ignorent la lignée des dynasties mandchoues, le tableau de Mendeleïev ou la succession des Capétiens. Cela devient plus vertigineux quand DeepSeek ou ChatGPT produisent du code ou de la modélisation 3D en quelques secondes. Faut-il s’interroger sur l’utilisation que nous faisons de nos capacités? Oui, oui, oui! Et le premier acte est le discernement, seule qualité à mes yeux nous garantissant la défense de notre bien le plus en danger aujourd’hui: notre liberté.
Le populisme et le radicalisme révolutionnaire qui s’écharpent dans nos assemblées politiques ne sont que la résultante de notre paresse. Gavés à l’actualité immédiate, sidérés et prostrés devant nos écrans à débiter du fait divers, abreuvés de détails, nos cerveaux sont sous la dictature de l’apparence. Nous sommes convoqués par nos émotions, la réflexion n’étant plus qu’un parent pauvre condamné à se taire ou à entériner la pensée immédiate générée par des réactions réflexes. Le cocon communautaire est l’ouate rassurante chargée de nous donner raison puisque nos clones approuvent. Et pendant ce temps l’essentiel de la matière dite intellectuelle va peu à peu être produite par l’intelligence artificielle, devenant une machine à penser en rond. Orwell avait tout prévu, sauf le pire.
Libéralisme, libertarisme sont des concepts dont la finalité est collective. En d’autres termes, ils illustrent l’obsession du système: l’individu doit rester à tout prix un agent économique, c’est son rôle premier. La phrase de Trump dans son discours d’investiture en est la caricature: «Drill, baby, drill.» Tout y est, l’infantilisation du citoyen dans cette fausse affection. Pour le reste, il faut creuser, creuser encore, car le pétrole est la fin et le moyen, et toi citoyen tu ne dois pas échapper à ton destin productiviste. «Comment dois-je prendre la pente?» demandait un esclave au laniste? «Monte et n’y pense pas», répondit-il. L’économie est une science dont l’exactitude est relative. Les erreurs de parallaxe qu’elle engendre sont si nombreuses qu’il y a plus de points communs entre deux sociologues, psychologues ou philosophes qu’entre deux économistes. La principale raison me semble être la conséquence de la place laissée à l’individu dans l’analyse. Prenons garde à la primauté donnée au collectif, il nous étouffe. Plus l’humanité est multiple, dans tous les sens du terme, plus la complexité des rapports entre les populations, les croyances, les dogmes devient inextricable, plus il est essentiel de redonner sa place à l’individu. Une valeur fondatrice s’impose, et elle doit nous guider: la liberté.
La démocratie n’est pas un tout. Le démos est une addition de citoyens. Le peuple n’est pas un, il est une architecture d’êtres uniques. Encore faut-il que chacun en ait la conviction. En me référant à mes lectures de jeunesse, Raymond Aron et Herbert Marcuse, j’applaudis à la vision du premier quand il écrit dans Démocratie et Totalitarisme: «Plus grande est la surface de la société couverte par l’État, moins celui-ci a des chances d’être démocratique.» J’avais lu L’Homme unidimensionnel avec la fascination de mes jeunes années, quand j’espérais devenir un intellectuel – on a le droit de rêver... En accusant la société d’inculquer aux êtres humains un comportement les conduisant à réclamer ce qu’ils produisent, Marcuse dépeint un déterminisme capitaliste dont seuls les esprits révolutionnaires pourraient nous sortir. Mais l’histoire a montré que la mise à bas par la violence d’un déterminisme de la domination ne peut que générer son clone, fondé sur d’autres règles, mais encore moins soucieux de liberté individuelle.
Il m’apparaît que Raymond Aron est d’une absolue modernité. Le libéralisme n’est que la manifestation collective de la victoire d’un système où l’individu est considéré comme la première pièce de la mécanique sociale. La dérive autocratique de la bureaucratie est une dictature de la norme, un enfermement dans cette pensée si française – «Tout ce qui n’est pas autorisé est interdit» – quand les peuples aujourd’hui ont envie d’entendre l’inverse «Tout ce qui n’est pas interdit est autorisé.» Cette différence fondamentale doit guider nos pas à l’heure où, faute de majorité, et dans une France où l’absurdisthan réglementaire le dispute à la cacophonie des invectives, les citoyens sont beaucoup plus raisonnables que ceux qui les gouvernent.
Consultant et spécialiste des médias, Xavier Couture a travaillé dans la presse et l’audiovisuel notamment TF1, Canal+ et Orange....
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