Kubra Khademi, l’artiste qui défie les talibans

par Sylvie Ramir Zlotowski

Comment sa vocation est-elle venue à la jeune Afghane ? Mystère… Mais pour l’art, elle a suivit un parcours, initiatique, grâce auquel elle entend bien combattre le patriarcat.
C’est un jour blanc à Beauvais, dans l’Oise. Dans la cour de l’École d’art du Beauvaisis, de minuscules flocons s’accrochent silencieusement aux branches des arbres. Une porte s’ouvre, une jeune femme me fait signe de la main. Silhouette en blouse blanche, cheveux de jais, sourire flottant sur des lèvres carmin. Un petit bout de femme qui se déplace comme un chat, discrète et efficace. Depuis cinq mois, Kubra Khademi passe ses journées dans cet atelier dans le cadre d’une résidence proposée par la ville. Elle va y donner naissance à l’immense dragon qui sera dévoilé au mois de juin, pour l’anniversaire des 800 ans de la cathédrale.
Le temps d’une gestation, l’artiste franco-afghane apprend à maîtriser un art exigeant. «La céramique est adaptée au grand format de la sculpture, elle peut restituer l’envergure et la force.» Figure mythique dans son œuvre artistique, le dragon est le symbole de l’asservissement des femmes, du mal absolu qu’elle s’est donné pour mission de combattre. «Je suis plasticienne et performeuse, mais toujours très curieuse de travailler avec de nouveaux matériaux. D’ailleurs, ma formation est pluridisciplinaire.» Quitte à acquérir de nouveaux savoirs, elle choisira celui qui sert le mieux son message. Khademi a des choses à dire et il n’y a pas de petites batailles. Relever des défis, marcher droit vers son but: ce chemin-là, elle le connait par cœur.
À 25 ans, en 2015, la jeune Afghane est exfiltrée en urgence de son pays vers la France. Un arrachement brutal suivi d’une douloureuse reconstruction. En exil depuis dix ans, elle s’est lentement immergée dans une nouvelle culture, reliée à son passé pour préparer l’avenir. «La vie des femmes en Afghanistan est tellement difficile que mon imagination doit se situer à une échelle comparable, et même toujours au-delà: elle doit être démesurée et donner à la liberté sa pleine dimension.»
Au poison du système
patriarcal qui salit les
femmes et efface leur
identité, elle oppose toutes
les manifestations possibles
de l’amour et du plaisir.
La production artistique de Kubra Khademi rassemble des dizaines de performances et plus de 500 dessins, des gouaches sur papier qui semblent s’inscrire dans un principe d’antidote. Au poison du système patriarcal qui salit les femmes et efface leur identité, elle oppose toutes les manifestations possibles de l’amour et du plaisir.
Après la prise de Kaboul par les talibans, en août 2021, la violence monte d’un cran: elle renforce alors le principe actif de son antidote avec une œuvre grand format Scène du Parlement où une joyeuse assemblée de femmes se livre à des ébats sexuels entre les murs de l’institution.

LA FILLE ET LE DRAGON,KUBRA KHADEMI© Bertrand Michau courtesy Collection

 

«J’ai voulu qu’elles envahissent l’espace à un degré tel que l’amour sature l’air, qu’on ne voit plus que lui à travers le corps, par le corps et pour le corps. Plus rien ne doit exister que cette pure célébration de la sexualité féminine.»
Cheveux de jais, peau dorée et lèvres carmin: le trait est simple et récurrent comme si le même corps se démultipliait pour se raconter dans tous les replis de la vie. D’un pas léger et assuré, les femmes traversent l’œuvre de l’artiste en donnant libre cours à l’expression de leur plaisir. Pas un homme en vue. «Je cherche un point extrême pour qu’ils réalisent que nous n’avons même pas besoin d’eux.» Ses dessins s’inspirent de récits mythologiques transmis par sa grand-mère, de son enfance, de la vie ordinaire. «Ce n’est ni de la provocation ni de la pornographie. Mon parti-pris n’est pas de dessiner des corps nus. Si c’était le cas, je l’affirmerais ici. Mes dessins parlent du plaisir mais pas de plaisir lesbien; ils ne sont pas non plus le symbole de la libération des corps. Ils sont l’expression de ma relation au corps féminin, d’une écoute qui se situe au plus profond de moi-même. Le corps me fascine – le mien aussi – parce qu’il est un mystère. Il relève de la divinité et je le vénère. Est-ce pour cela qu’on veut l’occulter?».
À l’âge de 5 ans, la petite fille se rend pour la première fois au hammam avec sa mère et ses sœurs. Le spectacle qui s’offre à ses yeux la bouleverse: les corps de femme révélaient leurs secrets, aussi mystérieux que fascinants. De retour à la maison, elle ne peut s’empêcher de les dessiner, avant de cacher son dessin sous le tapis. Le châtiment de sa mère est à la mesure de son souci d’éduquer ses filles, et de sa crainte que la punition soit bien plus sévère si elle était infligée par un homme de la famille. «Recevoir des coups, c’était banal. Mais cette fois-ci, ça a été terrible. J’ai eu l’impression de commettre un énorme péché. Cet épisode a été traumatisant au point que je l’ai profondément enfoui. J’ai raconté l’histoire à une amie une quinzaine d’années plus tard, pour constater que raviver ce péché ne me consumait pas. Je ne brûlais pas, l’enfer ne s’ouvrait pas sous mes pieds… J’étais si naïve!»
Le premier récit graphique entièrement illustré par Kubra Khademi est paru en octobre dernier. La Fille et le Dragon (éd. Denoël Graphic) raconte l’histoire de son enfance: espace clos où les femmes sont livrées à elles-mêmes – violentées, maltraitées, ignorées; errance d’une petite fille dans un monde qu’elle ne comprend pas, où elle fourbit ses armes pour affronter le dragon. On lui reproche sans cesse de ne pas suivre le bon chemin. Elle est fascinée par la beauté, les dessins, les couleurs. «J’avais de grands rêves alors qu’autour de moi tout m’entravait.» Kubra veut devenir artiste. Ce rêve-là va s’épanouir secrètement, au sein d’une famille de dix enfants où règne l’implacable loi du patriarcat.
L’adversité a de multiples visages et prend ses racines dans l’histoire de la tribu des Hazaras, ponctuée depuis plus d’un siècle de déplacements forcés, de massacres et de persécutions. À la fin du xixe siècle, les deux tiers des Hazaras sont exterminés, les femmes réduites en esclavage sexuel. Depuis, le nom de la tribu paria est marqué au fer rouge dans cette région d’Asie.
Originaire des environs de Bâmiyân, épicentre géographique des Hazaras, la famille doit fuir à deux reprises, en Iran puis au Pakistan. Les femmes emportent avec elles les récits traditionnels qui perpétuent l’infériorité de leur statut: se débrouiller avec des petits riens, ne jamais se plaindre, se faire oublier. Un mot n’est pas encore clair dans sa tête, mais prend forme peu à peu – le changement. Il fallait que ces choses-là changent.
La jeune femme entame sans le savoir un parcours initiatique. «Adolescente, j’étais fière de me projeter comme une artiste dans mon propre pays, l’Afghanistan. En secret, avec cette identité-là, je me sentais vraiment moi-même.» La question du mariage se profile. À la fois protégée et étouffée par le carcan domestique, elle hésite, cherche l’élan qui pourrait la familiariser avec cette idée «Pourquoi pas un homme gentil et éduqué qui respecterait mon travail artistique?»
«À ce moment précis, j’ai failli perdre ma petite féministe, celle qui grandissait en moi depuis mon enfance. Je dis “féministe” au sens où je l’emploie encore aujourd’hui – qui glorifie la féminité et évoque une femme s’autorisant à être ce qu’elle est, en accord avec son identité sans en avoir honte.» La perspective de rentrer dans le rang est de courte durée. Se soumettre à un homme et s’accomplir en tant qu’artiste: les deux images ne collaient pas ensemble. «Je ne veux rien sacrifier à l’art et surtout pas risquer d’en faire juste un hobby.» Sa position dans la fratrie, «quelque part au milieu», l’a sauvée. Le mariage forcé de sa sœur ainée avec un homme terriblement violent la met en détresse. Elle sait que la pseudo-romance du mariage est une imposture. À 14 ans, elle y oppose un refus catégorique. Vingt ans plus tard, sa détermination reste intacte. «Même aujourd’hui, s’enflamme la jeune femme dont le regard se durcit, je sais que je ne me marierai jamais. Je peux avoir une relation, mais pas sous mon toit. Je suis contente d’habiter seule chez moi avec mon chat. Un point c’est tout.»
Quand elle obtient l’autorisation de suivre des études d’art à Kaboul, le paradis qu’elle avait tant espéré hors des murs de la maison a un goût doux-amer. Une première année de cours ennuyeuse, trop académique. «J’étais déçue mais je goûtais le plaisir de vivre à l’extérieur. Pour rien au monde je ne serais retournée à la maison. Et pourtant tout était difficile. J’ai mis des mois à retirer mon diplôme de première année en encaissant le mépris, l’injustice et les humiliations.» En prime, la voix doucereuse du fonctionnaire pachtoune et son regard de biais: «il faut payer…» Puis: «Tu n’as pas les moyens? Alors paye autrement…»
L’adversité est toujours là, collée à sa vie de jeune femme hazara. «Nous transportons avec nous l’histoire de l’oppression sexuelle. Mais notre ethnie a été tellement menacée que nous sommes toujours prêtes à défendre la vie. L’histoire se reproduit à travers le temps: les hommes nous prennent pour des putes et nous, nous restons des rebelles.» En conscience, elle accepte le combat. Sa stratégie est déjà éprouvée avec ses frères – rester à sa place, ne pas montrer sa différence, cacher ses rêves pour ne pas qu’on les détruise.
En 2009, alors que d’autres étudiants visent l’Europe ou les États-Unis, Kubra Khademi obtient une bourse à l’université Beaconhouse de Lahore, au Pakistan. Une destination si peu ambitieuse que personne n’en a voulu. Juste à la hauteur d’une femme hazara. «Je savais qu’il y avait une section d’art contemporain. J’ignorais à quoi ça correspondait mais je me suis dit que c’était pour moi.» «Maîtriser la technique c’est bien, professent les enseignants, mais le plus important est de trouver sa propre expression, et d’aller au-delà.» Voilà qui parle à la future artiste qui décide d’explorer son corps dans un espace élargi, au-delà de l’université. Kubra prend le train, munie d’une caméra, voyage pendant 48 heures et s’arrête dans une gare jusqu’à ce qu’elle obtienne toutes les autorisations pour s’exprimer brièvement au micro, relié à un haut-parleur. «L’idée? Diffuser une voix féminine dans l’espace public d’une société patriarcale.» On lui tend le micro. En quelques phrases banales préparées en langue urdu, elle souhaite la bienvenue aux voyageurs.
Quand elle se dirige vers la sortie, incognito, les gens se précipitent dans tous les sens, effarés par ce qu’ils viennent d’entendre. «J’ai filmé le haut-parleur et enregistré le son en mode vidéo art. De retour à l’université, je découvre que j’ai expérimenté sans le savoir l’art performatif!» Kubra se saisit du médium comme on saisit sa chance. Elle réalise que la performance sublime l’œuvre plastique, qu’elle va beaucoup plus loin en créant des espaces où chacun se révèle à sa propre place, sous une lumière crue et de façon amplifiée.
La féministe intérieure de Kubra entame sa phase de maturité. L’exercice est au-delà du symbole. Presque une parabole: sa voix a résonné en un écho palpable et vivant. Elle a emmené l’expression du corps des femmes dans l’espace public, lui a offert un droit de cité dans la cité. «Je comprends que n’importe quel endroit peut devenir un espace de réflexion, de réaction, d’occupation. Un espace de liberté de circulation.» Si jusque-là elle n’a pas pu crier l’immense injustice faite aux femmes, l’art performatif sera l’arme idéale pour dénoncer l’exclusion et l’intolérance. Encouragée à explorer ce médium, l’étudiante investit d’autres lieux, s’installe un jour au milieu d’une grande artère à la circulation dense, parmi quelques affaires symbolisant sa chambre. Rendre visible, porter à l’extérieur la banalité et l’inutilité du quotidien. Jouer le contraste avec la vitesse de la respiration propre à l’espace public. La jeune performeuse, parfois évitée de justesse par les automobilistes, provoque des kilomètres d’embouteillages. Le risque est une composante du genre artistique.
Le 26 février 2015, sa performance Armor est le point de non-retour. Une prise de risque maximale devenue emblématique, qui a failli lui coûter la vie. Elle exploite la même veine: un besoin viscéral de montrer ce que l’on veut effacer, enfouir. Khademi s’est fabriquée une sorte d’armure exagérant les formes féminines – seins, ventre et fesses. Dans cet accoutrement, elle veut traverser le souk de Kaboul à l’endroit le plus fréquenté par les hommes, en marchant droit devant elle, le plus longtemps possible. Instantanément, elle provoque la stupeur et déclenche la violence. Les hommes l’insultent, l’interpellent grossièrement, se bousculent pour la voir au point de tomber les uns sur les autres. La confusion est totale. Au bout de quelques minutes, elle est évacuée du marché alors qu’elle est sur le point de se faire lyncher.
«J’ai eu peur, bien sûr. Mais ça a été un succès dont je suis fière. La réussite pour moi, c’est l’impact que l’image de la performance a eu dans mon pays, la façon dont elle a enflammé les réseaux sociaux.» Ses yeux brillent et son rire fuse, inattendu: «J’ai montré que si le patriarcat était bien là avec sa violence, l’opposition au patriarcat était là aussi, face à lui pour le dénoncer et lui mettre les doigts dans les yeux, oui, les doigts dans les yeux! Une femme, une artiste en plus, a osé prendre sa place dans un espace réservé aux hommes.» L’étape suivante sera plus violente encore. Des menaces de mort, des jours d’anxiété qui se succèdent où elle doit rester cachée. Son entourage aussi est menacé. Ce succès emblématique se paye par l’exil. Après quelques semaines, elle est discrètement transférée en France, laissant derrière elle ceux qu’elle aime sans même pouvoir les embrasser. «Ma culpabilité est toujours très forte. Moi, je mange à ma faim, je vis en sécurité, je peux danser. Je suis célibataire et libre de créer.» Après avoir été salie et insultée, sa famille – en particulier sa mère et son petit frère – a courageusement résisté. Tous ont eu le temps de fuir avant le retour des talibans et sont aujourd’hui en sécurité, dispersés à travers le monde.
Avec l’aide de Maria-Carmela Mini, directrice de Latitudes contemporaines à Lille, et de Joris Mathieu, directeur du Théâtre Nouvelle Génération à Lyon, Kubra Khademi réussit à faire sortir des dizaines de femmes artistes particulièrement menacées avant que la chape de plomb ne retombe. Une grande partie de la scène artistique afghane est aujourd’hui basée en France, alors qu’elle maintient dans son pays le contact avec ceux qui, malgré les risques, résistent pour sauver l’art et la culture. «Si mon travail est très personnel, il est aussi le lieu de mon combat pour les autres. Ma série de dessins la plus récente, exposée en Allemagne, met en scène pour la première fois les visages connus de femmes de pouvoir de différents pays, à partir du slogan “Bread, Work, Freedom” scandé par les manifestantes à Kaboul. À travers mon art, j’interpelle ces responsables politiques sur leur silence. Qui se lève pour défendre les Afghanes?»...

Comment sa vocation est-elle venue à la jeune Afghane ? Mystère… Mais pour l’art, elle a suivit un parcours, initiatique, grâce auquel elle entend bien combattre le patriarcat. C’est un jour blanc à Beauvais, dans l’Oise. Dans la cour de l’École d’art du Beauvaisis, de minuscules flocons s’accrochent silencieusement aux branches des arbres. Une porte s’ouvre, une jeune femme me fait signe de la main. Silhouette en blouse blanche, cheveux de jais, sourire flottant sur des lèvres carmin. Un petit bout de femme qui se déplace comme un chat, discrète et efficace. Depuis cinq mois, Kubra Khademi passe ses journées dans cet atelier dans le cadre d’une résidence proposée par la ville. Elle va y donner naissance à l’immense dragon qui sera dévoilé au mois de juin, pour l’anniversaire des 800 ans de la cathédrale. Le temps d’une gestation, l’artiste franco-afghane apprend à maîtriser un art exigeant. «La céramique est adaptée au grand format de la sculpture, elle peut restituer l’envergure et la force.» Figure mythique dans son œuvre artistique, le dragon est le symbole de l’asservissement des femmes, du mal absolu qu’elle s’est donné pour mission de combattre. «Je suis plasticienne et performeuse, mais toujours très curieuse de travailler avec de nouveaux matériaux. D’ailleurs, ma formation est pluridisciplinaire.» Quitte à acquérir de nouveaux savoirs, elle choisira celui qui sert le mieux son message. Khademi a des choses à dire et il n’y a pas de petites batailles. Relever des défis, marcher droit vers son but: ce chemin-là, elle le connait…

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