Surgelés

par Nagui Zinet

La vie d’un primo-romancier n’a rien d’affriolant. Après les quelques activités corollaires à la sortie d’un livre, me voici de retour dans la vacuité des jours (soyons honnêtes, si ma vie avait, ne serait-ce que trois ou quatre années, eu le moindre intérêt, je ne me se serais pas emmerdé à taper comme un cinglé sur mon ordinateur matin, midi et soir). Je le pressentais mais je ne m’en trouve pas moins étonné pour autant: rien n’a changé. Mes problèmes intestinaux sont les mêmes et mon rein droit est foutu. Et de cela, encore, on peut s’accommoder. Reste le tracas universel: le fric. Ou plutôt son manque.
Hier soir, je vidais une bouteille d’un vin médiocre avec mon amie en écoutant des chansons de Reggiani. Tout à coup, elle m’a posé la question bête et méchante: Quels sont tes projets, maintenant? Son maintenant contenait – je m’en suis aperçu après coup – l’idée, juste mais déprimante, qu’une période était en train de s’achever. Les livres comme les amours et les rouleaux de papier WC se remplacent à une vitesse vertigineuse. J’ai rempli nos verres, constatant avec dépit que la bouteille allait bientôt être vide, et je lui ai répondu que j’étais en train de rédiger une lettre de motivation à destination d’une célèbre chaîne de magasins spécialisée dans le surgelé à l’usage des flemmards. Ça l’a fait marrer, puis elle a compris que je ne déconnais pas. Vexé par son rire, ne manquant pourtant pas de joliesse, je lui ai fait l’article, vanté ces magasins comme si j’en étais le patron.
Certes, j’allais un peu vite: il suffisait que le responsable du recrutement tape mon nom sur Google et j’étais foutu. Comme si elle lisait dans mes pensées, elle a fait: ton profil doit faire peur. Elle s’est proposée de relire ma lettre et de me donner son avis. C’était critique: il fallait que je mette le holà avant qu’elle égrène un chapelet de moqueries. Elle est d’humeur taquine; je suis d’origine chafouine.
Je ne l’ai pas encore finie, je lui ai dit, tête basse, comme un enfant qui bûche sur une fable de La Fontaine. Je lui ai affirmé que je considérais cette lettre de motivation comme ma plus grande œuvre fictionnelle. Bientôt, elle se tenait les côtes. Je suis allé acheter une autre bouteille à l’épicerie – un décret absurde nous interdisant d’acheter de l’alcool en supermarché après 21 heures – plus cher et plus médiocre.
Tu peux m’en dire plus, elle m’a fait, alors que j’ôtais mon écharpe. C’était pourtant limpide: dépourvu de diplôme, pourvu de musophobie, c’est l’un des seuls boulots que je peux effectuer sans craindre de me faire lécher les orteils par quelque surmulot. Je ne suis pas un spécialiste de la question mais je suis quasi certain qu’ils n’aiment pas le froid. Un silence s’est fait. Il a englobé toute la pièce, ou peut-être était-ce la fumée de mes clopes, enfin, j’ai vu qu’elle s’inquiétait pour l’avenir de ce grand type dégingandé, aux cheveux longs et emmêlés. Elle a rompu ce silence en déviant la conversation sur la littérature. N’étais-je pas, après tout, un écrivain? À mon tour, j’ai ri.
Je lui ai dit qu’il me restait un chapitre ou deux à écrire. Quelques modifications à effectuer. Enfin, j’ai menti. De toute façon, il fallait avant tout que je finisse cette lettre de motivation.
Pendant le temps qu’a duré la promotion de mon roman, j’ai prétendu l’avoir écrit en trois semaines. Pour paraphraser Nick Corey (Pottsville, 1280 habitants, de Jim Thompson): je ne dis pas que c’était faux mais je ne dirais pas non plus que c’était vrai. Mais, si l’on admettait que je l’avais effectivement écrit en trois pauvres semaines, force était de constater que l’écriture de cette lettre me prenait plus de temps. Deux mois que je m’y colle. Mon amie et moi-même avons conclu que je n’aurais jamais ce boulot et nous avons bu cette deuxième et dernière bouteille.

Le lendemain, j’avais pris une grande décision. Au diable, la lettre! J’allais me présenter comme ça, sans curriculum, sans rien, trimbalant simplement mon physique interlope et mon élocution hasardeuse. Dans la salle de bains, alors que je me brossais les dents, le miroir m’a fait comprendre que c’était une idée à la con. Plus les jours passent, moins ce salaud ne se montre conciliant. C’est ainsi que j’ai renoncé définitivement à une carrière dans le surgelé. Je me suis soudainement senti las et inutile; une sorte de crayon blanc. Il ne me restait plus qu’à chercher une autre voie sur l’autoroute de la citoyenneté responsable et de l’autonomie financière. Et ça m’est apparu comme une évidence: DÉTECTIVE PRIVÉ. J’ai bu un grand verre de lait, pris un somnifère et je me suis remis au lit, soulagé.
Ce soulagement n’a pas survécu à mon second réveil. Il fallait que je mise sur la chance. Une adaptation ciné me rapportant blé, gloire (et un psychanalyste à vie) ou un héritage fortuit. Hélas, je suis de ceux qui ont la double malchance d’avoir encore de la famille et, cerise sur la déveine, de l’avoir pauvre. Il fallait surtout que je me dépêche. J’avais rendez-vous avec ma conseillère emploi. Reconnaissons-le: cette question d’emploi virait à la persécution.
Le jour de la publication de mon forfait, ma conseillère m’avait proposé une formation pour améliorer mon… français. Au fond, elle fut ma première critique. J’ai pris le métro, discuté avec une vieille dame qui me félicitait de lire (j’avais emporté Nuits bleues, calmes bières, de Jean-Pierre Martinet). On en voit plus beaucoup des jeunes qui lisent, tous sur leurs portables etc., elle a fait. Je n’ai pas osé lui dire qu’elle m’empêchait justement de lire et que son dentier menaçait de se faire la malle. Le chômage et la précarité ne m’ont pas encore transformé en ours.
Comme chaque mois, ma conseillère m’a menacé de me sucrer mon allocation. Je n’étais pas, selon elle, activement à la recherche d’un travail. Pour défendre mon honneur et river le clou à son immense culot, je lui ai fait part de mes deux mois d’acharnement, de cette maudite lettre qui, à défaut d’être ma grande œuvre pourra, qui sait, un jour servir de texte posthume.
Vous vous moquez de moi, elle a décrété. Je ne l’ai pas contredite mais j’aurais voulu lui dire que je me moquais surtout de moi. On se revoit le mois prochain et jetez un œil de temps à temps à vos mails, il va bientôt y avoir de nouvelles formations qui pourraient vous correspondre, elle a fait. Je suis parti d’un rire inquiétant, de ceux qui précèdent la cour d’assises et l’unanimité des jurys populaires; elle a claqué la porte.
J’ai marché longtemps, mesurant au fil de cette marche sans objet et des plaques commémoratives, toutes les limites de ma culture et de l’autodidactisme. Une jeune Anglaise m’a demandé où se trouvait la poste. Mon anglais étant ce qu’il est – c’est à dire rien du tout – je la lui ai indiquée en langage des signes. Elle traînait une valise.
Ça n’a pas manqué de m’intriguer: soit elle quittait Paris, soit elle venait d’y débarquer. Dans les deux cas, l’envoi de ses cartes postales ne répondaient à aucune logique. De toute façon, me suis-je aperçu quelques mètres plus loin, je m’étais trompé et l’avais envoyée dans la mauvaise direction. Bon, j’ai fait en haussant les épaules, elle leur enverra des photos sur WhatsApp. J’avais d’autres chats à fouetter que des touristes éperdus.
De retour dans ma piaule, j’ai allumé l’ordinateur et fait un tour des actualités. Rien ne m’a particulièrement intéressé. J’ai ouvert mon outil de traitement de texte et j’ai commencé à taper, à taper, faisant parfois une pause pour fumer une cigarette ou me servir un verre, ou regarder la reprise de volée de Zidane face au Bayer Leverkusen, en 2002. Sur l’écran, des messages m’indiquaient que la batterie allait bientôt être à plat. J’ai attendu qu’elle le soit et je me suis traîné à la boulangerie.
Sur un banc du Jardin des Plantes, j’ai mangé un paris-brest plutôt honnête mais sans génie, en regardant les fêlés du jogging. Cette recherche de l’infarctus en public m’a toujours échappée. Un type s’est installé près de moi, un large sourire aux lèvres. Chierie, j’ai pensé.
Carton rouge pour
tout le monde !
Je le connaissais mais je n’arrivais pas à le resituer. Probable qu’il ne m’avait pas laissé un souvenir impérissable. Il a commencé à m’entretenir sur l’écriture de son premier roman. Chierie, j’ai pensé à nouveau. Il m’a demandé quelques conseils pour se faire éditer et m’a demandé si je voulais le lire. J’ai décliné poliment et j’ai changé de banc. La pluie menaçait mais tardait. Bref, je m’emmerdais tranquillement.
Un agent de sécurité s’est mis à faire joujou avec son sifflet: le jardin fermait déjà ses portes. Carton rouge pour tout le monde! Je suis allé boire un demi dans un bouge de la carte postale communément appelée rue Mouffetard, j’ai lu L’Équipe, qu’un buveur avait laissé sur le comptoir, j’ai consulté mon compte en banque, fait une petite grimace, commandé un second demi dans un geste de la main au serveur qui voulait dire «au point où nous en sommes…» et j’ai pensé que c’était drôle, d’être un jeune écrivain sans le sou, à Paris. Pourtant, je n’ai pas ri.
Il m’a servi mon verre, que j’ai fait un peu durer, et je suis rentré pour la dernière fois de la journée. En ce qui me concernait, elle était terminée. Ce n’était pas l’avis de ma conseillère qui n’avait pas perdu son temps. Dans mes mails je découvrais une missive dont l’objet était: Surveillants des traversées piétonnes près des écoles.

Nagui Zinet, de son vrai nom Boris Tujudin, n’est pas né, comme on le prétend souvent, dans la banlieue de Lille mais au Botswana, dans le village de Mopipi. Contrairement à ses dires, il n’a pas écrit son premier roman, Une trajectoire exemplaire (éd. Joëlle Losfeld) en trois semaines mais en 24 jours, très exactement....

La vie d’un primo-romancier n’a rien d’affriolant. Après les quelques activités corollaires à la sortie d’un livre, me voici de retour dans la vacuité des jours (soyons honnêtes, si ma vie avait, ne serait-ce que trois ou quatre années, eu le moindre intérêt, je ne me se serais pas emmerdé à taper comme un cinglé sur mon ordinateur matin, midi et soir). Je le pressentais mais je ne m’en trouve pas moins étonné pour autant: rien n’a changé. Mes problèmes intestinaux sont les mêmes et mon rein droit est foutu. Et de cela, encore, on peut s’accommoder. Reste le tracas universel: le fric. Ou plutôt son manque. Hier soir, je vidais une bouteille d’un vin médiocre avec mon amie en écoutant des chansons de Reggiani. Tout à coup, elle m’a posé la question bête et méchante: Quels sont tes projets, maintenant? Son maintenant contenait – je m’en suis aperçu après coup – l’idée, juste mais déprimante, qu’une période était en train de s’achever. Les livres comme les amours et les rouleaux de papier WC se remplacent à une vitesse vertigineuse. J’ai rempli nos verres, constatant avec dépit que la bouteille allait bientôt être vide, et je lui ai répondu que j’étais en train de rédiger une lettre de motivation à destination d’une célèbre chaîne de magasins spécialisée dans le surgelé à l’usage des flemmards. Ça l’a fait marrer, puis elle a compris que je ne déconnais pas. Vexé par son rire, ne manquant pourtant pas de joliesse, je lui ai…

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