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Michel Palmieri
Mondial Qatar
Comment diable en est-on arrivés là ? Comment la FIFA a-t-elle pu voter majoritairement pour que l’organisation du plus grand événement sportif de la planète soit confiée au Qatar ? Au vu du dossier, le minuscule émirat – plus petit que l'Île-de-France et cinq fois moins peuplé – cumulait les handicaps : sans tradition footballistique, sans équipements sportifs suffisants, dénué des infrastructures de transport et d’hôtellerie nécessaires pour accueillir les hordes de spectateurs attendues, exposé à un climat désertique impropre à la pratique du jeu, il ne pouvait espérer l’emporter. Pourtant, lorsque, le 2 décembre 2010 à Zurich, Sepp Blatter, le président de la FIFA, ouvre l’enveloppe contenant le nom du vainqueur, c’est bien le Qatar qui est élu pour accueillir le Mondial douze ans plus tard.
Passée la stupéfaction, les doutes s’installent. Ils visent d’abord un ancien vice-président de la FIFA, Mohamed Ben Hammam. Sur la base de centaines de millions de documents fournis par un lanceur d’alerte anonyme, deux journalistes du Sunday Time, Heidi Blake et Jonathan Calvert, conduisent une enquête fouillée qui aboutira à la publication d’un livre au titre accusateur : L’Homme qui acheta une Coupe du monde (éd. Hugo Sport, 2016). Convaincu de fraude électorale après la révélation d’étranges bonus accordés à une trentaine de votants issus des fédérations africaines, Ben Hammam sera radié à vie en 2011. De quoi remettre en cause le résultat du scrutin de Zurich ? La FIFA en écarte aussitôt l’idée. Et maintient sa position en 2015 lorsque le Conseil de l’Europe, arguant que la procédure de désignation avait été « profondément viciée », demande la réattribution du Mondial 2022.
En France, la justice s’intéresse à un déjeuner qui avait réuni, au palais de l’Élysée, le président Nicolas Sarkozy, Michel Platini, alors patron de la puissante UEFA, et l’émir du Qatar, Tamim Ben Hamad Al Thani. La date de ces agapes intrigue particulièrement les enquêteurs : le 23 novembre 2010, soit quelques jours avant la proclamation du résultat du vote interne de la FIFA, et quelques mois avant que les Qataris se portent acquéreurs du club de football de la capitale, le PSG. Six ans plus tard, le Parquet national financier ouvre une enquête préliminaire pour « association de malfaiteurs, corruption et trafic d’influence ». Écoutes téléphoniques, perquisitions et gardes à vue se succèderont au fil des années, alimentant la chronique et les soupçons. Mais, là encore, sans résultat : à la veille de l’ouverture du Mondial 2022, aucune mise en examen n’a été prononcée dans ce dossier.
Indifférents à l’agitation européenne, confiants dans leur influence relayée par des amitiés politiques haut placées, les autorités qataries lancent sans attendre leurs recruteurs à travers le monde – le tiers et le quart-monde surtout – pour rassembler au plus vite des foules de travailleurs aux qualifications diverses. Attirés par l’offre de salaires mirobolants, les migrants affluent. Les émissaires de l’émirat trouvent rapidement un moyen de tirer profit de cette ruée vers l’or noir : aux candidats empressés, ils réclament des recruitment fees exorbitants – souvent plus d’une année de salaire – contraignant la plupart d’entre eux à s’endetter à des taux usuraires dans leur pays d’origine. Une telle pratique est certes expressément interdite par la législation qatarie, mais qui s’en soucie ? À leur arrivée dans l’émirat, la plupart des immigrants déchantent : rémunérations inférieures aux promesses initiales, emplois souvent sans rapport avec les fonctions définies à la signature, conditions de travail inhumaines et hébergement insalubre. Une situation catastrophique, encore aggravée par une particularité du régime, la kafala, qui permet aux entreprises de contrôler très étroitement leurs salariés. Sans l’autorisation de leur employeur, ceux-ci ne peuvent en effet quitter le pays – il doivent d’ailleurs le plus souvent remettre leur passeport avant même leur prise de fonction – ni même changer d’entreprise.
Dans ces conditions, plus proches de l’esclavage que du salariat, les grands chantiers peuvent être ouverts : lignes de métro, liaisons routières, hôtels, stations d’épuration des eaux et même un musée en forme de rose des sables conçu par l’architecte français Jean Nouvel – inauguré en mars 2019 en présence d’une foule de célébrités, de Victoria Beckham à Nicolas Sarkozy, de Jeff Koons à Johnny Depp.
Et, bien sûr, des stades de football.
Au moment de l’annonce de Zurich, seul le stade de la capitale, Doha, est dimensionné pour l’événement. Depuis, sept autres ont été construits, d’une capacité minimale de 40 000 places, et jusqu’à 80 000 pour le plus prestigieux, le stade de Lusail, où doit se dérouler la finale de l’épreuve. Théoriquement démontables, ces magnifiques réalisations seraient, affirme-t-on à Doha, destinées à être offertes ultérieurement à des pays pauvres. Lesquels et quand ? Ces questions sont à ce jour sans réponse, donnant à ces promesses des allures gasconnes.
L’ensemble des grands travaux devant impérativement être achevés à temps pour le premier coup d’envoi, le rythme est implacable, voire infernal. Déçus et épuisés, de plus en plus d’immigrés se découragent au fil des mois. Ils expriment leur volonté de repartir, même au prix de l’abandon des frais engagés pour décrocher le funeste graal. À de rares exceptions près, la démarche n’aboutira pas. La kafala veille. Sur les réseaux sociaux, les témoignages se multiplient, traduisent la détresse des exploités. Tous dénoncent l’absence de repos hebdomadaire, les journées de travail de douze heures, les retards de paiement, les minorations arbitraires voire les refus de versement des salaires. Plus grave, certains font état de décès suspects. Les autorités qataries démentent. L’opinion internationale regarde ailleurs.
La rumeur persistant et s’amplifiant, un grand journal britannique, The Guardian, décide de lancer une vaste investigation, collectant une multitude de données auprès des ambassades du sous-continent indien. Publiée en 2021, l’enquête dénombre 6 500 morts durant la décennie qui a suivi l’attribution au Qatar de l’organisation du Mondial. Sans que cette hécatombe ne suscite d’émoi particulier au sein des autorités qataries. Officiellement, elles affirment que moins de 40 décès seraient survenus sur l’ensemble des chantiers, que les légistes locaux qualifient en chœur de « morts naturelles ». Plus cyniques, des voix officieuses relativisent : moins de 7 000 morts sur 2 millions d’immigrés, voilà qui serait statistiquement acceptable. Que ces travailleurs soient jeunes et, à l’origine, en excellente santé, qu’ils aient été exposés à des cadences infernales par des températures dépassant les 40 °C, que rien ou presque n’ait été entrepris pour limiter la propagation du Sarscov2 au pic de l’épidémie, n’a pas conduit les responsables qataris à ouvrir des enquêtes ou à revoir leur position.
Troisième conséquence funeste de la décision de la FIFA, le désastre environnemental. Pour créer des conditions acceptables, tant pour les joueurs que pour les spectateurs, les stades seront climatisés, avec pelouses arrosées à l’eau potable, une denrée précieuse dans une région du monde où les pluies sont rares. Une aberration écologique de grande ampleur, d’autant que l’essentiel de l’électricité produite au Qatar provient de centrales thermiques. Pourquoi cette gabegie alors que le Qatar a obtenu que, exceptionnellement, la Coupe du monde débute le 20 novembre, sous une température attendue de 23 à 25 °C ? Sans doute parce que ambitions qataries en matière de soft power sportif – de soft washing disent certains – sont inextinguibles. L’émirat, qui a déjà accueilli des championnats du monde de cyclisme en 2016 – un échec cuisant – et d’athlétisme en 2019 – un fiasco suffoquant – s’est porté officiellement candidat à l’organisation des jeux olympiques de 2032. Pourquoi pas ? Alors que l’hiver approche dans l’hémisphère nord et que la guerre en Ukraine fait peser une menace de plus en plus sérieuse sur l’approvisionnement énergétique, qui prendra le risque de contrarier les projets du troisième exportateur mondial de gaz naturel ?
Malgré une naissance en eaux troubles, une croissance dans la sueur et le sang et un final écocide, la 22e édition de la Coupe du monde de football se déroulera donc bien en terre qatarie. Chez les joueurs, il n’y a eu que quelques retraités pour s’indigner. Hors l’univers du football, de rares voix, comme celle de l’acteur Vincent Lindon, se sont élevées pour protester contre ce choix éminemment contestable. Elles ont eu peu d’échos et nulle conséquence. Réalpolitique oblige, les responsables de tous bords se sont tus. Les milliards de fans ont gardé les yeux rivés sur le ballon rond, refusant de s’intéresser à des considérations qui débordent du cadre strictement sportif.
L’argent du gaz n’a pas d’odeur.
Que la fête commence....
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