Éblouis par la pompe des pharaons et la majesté de leurs tombeaux, peu d’entre nous connaissent les singularités de la vie sociale de l’Égypte ancienne. En étudiant sa littérature, Laurent Coulon en montre l’étonnante modernité.
Titulaire de la chaire Civilisation de l’Égypte pharaonique – occupée à sa création, en 1831, par un dénommé Jean-François Champollion –, l’égyptologue Laurent Coulon consacre ses recherches à la religion égyptienne antique, plus particulièrement au culte d’Osiris, mais aussi à l’importance de l’éloquence et de la rhétorique au sein de la cour, et dans la société plus généralement. C’est à cet aspect méconnu de la civilisation égyptienne que Laurent Coulon a consacré sa thèse – Le discours en Égypte ancienne. Éloquence et rhétorique dans les textes de l’Ancien au Nouvel Empire – et l’entretien qu’il nous a accordé.
Pourriez-vous nous présenter vos objets de recherche ?
Rappelons d’abord, à toutes fins utiles, que la civilisation de l’Égypte ancienne naît avec l’avènement de la royauté pharaonique, à la fin du ive millénaire avant Jésus-Christ, et s’éteint au ive siècle de notre ère, après plusieurs siècles de domination romaine. Une période qui correspond également à l’emploi de l’écriture hiéroglyphique, qui apparaît vers 3150 av. J.-C. et dont les dernières traces d’utilisation datent de 394 après Jésus-Christ. Au sein de ce vaste champ historique, j’ai consacré mes recherches à deux objets très différents l’un de l’autre : Osiris et le discours. Du développement du culte d’Osiris au Ier millénaire av. J.-C. à son déploiement à l’ensemble du territoire, je cherche à comprendre « l’osirianisation » de la société. Un deuxième volet de mes travaux, auquel j’ai consacré ma thèse de doctorat, concerne l’éloquence et la rhétorique égyptiennes. J’essaie d’analyser le rôle du discours en Égypte ancienne, à travers les témoignages laissés par la littérature, mais aussi par les inscriptions funéraires.
De quoi parle-t-on lorsque l’on parle de littérature égyptienne ?
De contes, de textes de sagesse, de poèmes – on a notamment découvert des poèmes amoureux conservés sur papyrus – mais aussi d’hymnes destinés aux rois et aux divinités, qui font l’objet d’une élaboration littéraire particulière. Les contes sont des récits composés par des scribes, qui mettent en scène, souvent dans le cadre de la cour, différents personnages, figures royales, héros ou paysans. Ces récits sont plutôt courts, et peu sont parvenus jusqu’à nous. L’ensemble de la littérature égyptienne tiendrait dans deux gros volumes de nos bibliothèques, mais des œuvres nouvelles sont régulièrement sorties de l’oubli par les chercheurs. Avec mon collègue égyptologue Philippe Collombert, nous avons pu ainsi reconstituer une partie d’un conte mythologique nommé Les Dieux contre la mer. Ce qu’il reste du papyrus ne représente qu’un fragment de la composition globale, ce qui nous laisse penser qu’une grande part de la littérature a été perdue.
Quid du taux d’alphabétisation et, donc, de la diffusion de ces œuvres ?
La part de la population qui maîtrisait l’écriture était extrêmement faible, à peine quelques pour cent. Cet enseignement était réservé à une élite, les hauts dirigeants et les scribes. Cela pose la question de l’importance de l’oralité dans la transmission de ces œuvres écrites. On sait que des performances orales se tenaient dans le contexte de la cour, et on pense que certains conteurs faisaient aussi le tour des villages pour les présenter.
Quels étaient les lieux d’éducation et que véhiculaient-ils ?
Nous n’avons que peu de témoignages archéologiques concrets d’écoles égyptiennes. Mais des vestiges de la pratique scolaire ont été retrouvés, surtout dans la région thébaine, la région actuelle de Louxor. Les scribes utilisaient des objets appelés ostraca, des tessons de poterie ou un éclat de calcaire sur lesquels ils traçaient les signes d’une écriture cursive, le hiératique, dérivée de l’écriture hiéroglyphique. Cela pouvait être des fragments d’œuvres littéraires, ou de « sagesse », des manuels de savoir-vivre ou d’éducation. Le modèle éducatif dominant est celui de la cour, qui définit pour les couches sociales inférieures un idéal d’éducation.
Que nous apprend par exemple L’Enseignement de Ptahhotep, présenté comme le plus célèbre des textes éducatifs égyptiens ?
C’est un texte composé au Moyen Empire. La version la plus ancienne et la complète se trouve sur le papyrus Prisse (vers 1800 av. J.-C.), l’un des plus anciens manuscrits littéraires complets de l’Égypte ancienne. Après la Première Période intermédiaire, période de désagrégation de la royauté qui a suivi l’Ancien Empire, l’État égyptien s’est recomposé. L’Égypte a été réunifiée sous la férule des pharaons thébains, qui réinstaurent une société de cour s’inspirant de leurs prédécesseurs.
Dans ce texte, qui se désigne lui-même comme un enseignement « selon la norme de l’éloquence », un vizir de l’Ancien Empire – on se rattache évidemment de manière fictive au prestige de l’époque précédente, l’âge des pyramides – se donne la tâche d’enseigner les principes du savoir-vivre, de la belle parole, de la manière de manier l’éloquence aux enfants de l’élite. C’est à la fois un manuel d’étiquette – des conseils y sont donnés pour bien se comporter à la cour, ne pas outrepasser son rang, s’exprimer au bon moment, face au bon interlocuteur, adapter son discours et ses silences – et de considérations éthiques, qui concernent l’ensemble du bon comportement que doit avoir un jeune homme en société, notamment le respect de la Maât, une notion d’équilibre et de justice. Cela s’inscrit évidemment dans une conception de la société égyptienne centrée autour du pouvoir théocratique du pharaon, que personne ne remet en cause.
Selon vous, les travaux de Norbert Elias peuvent éclairer la compréhension de ces mécanismes sociologiques.
Effectivement, j’ai lu L’Enseignement de Ptahhotep en m’inspirant des travaux du sociologue allemand, qui envisageait la société de cour, à l’époque de Louis XIV, comme un système fondé sur l’autocontrainte, la maîtrise de ses émotions, l’emploi du silence et de la parole selon que l’on doive garder son rang et respecter l’étiquette ou que l’on veuille s’appuyer sur la faveur royale. Si le roi perçoit et apprécie l’éloquence de l’un de ses sujets, il peut le promouvoir et bousculer l’échelle statique des rangs. C’est précisément ce qui ressort des textes égyptiens, où le silence est une valeur cardinale tandis que, dans le même temps, l’éloquence se trouve valorisée. Dans L’Enseignement de Ptahhotep, il s’agit pour le jeune apprenti de se taire et d’écouter mais aussi de savoir s’exprimer au bon moment pour pouvoir se distinguer et évoluer dans la hiérarchie.
Cette question de l’éloquence est-elle si importante ?
Selon moi, elle est en tout cas largement sous-estimée dans la conception que l’on a de la civilisation de l’Égypte pharaonique. Et cela est dû largement à une opposition construite entre celle-ci, réduite à sa dimension « hiéroglyphique », et le monde grec, conçu comme la « patrie de la rhétorique ». Dès l’époque des philosophes néoplatoniciens, les possibilités de l’écriture égyptienne, capable d’encapsuler et de traduire en signes des vérités, ont été mises en exergue au détriment des raisonnements de la rhétorique grecque, qui n’avait pas la même force, la même énergie magique en quelque sorte. Par ailleurs, le fait que l’on a découvert la civilisation égyptienne à travers le déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion amène aussi une survalorisation de l’écriture, et nous fait oublier que l’Égypte avait un usage du discours essentiel dans la vie de la cour, et dans celle de la société.
Existe-t-il, en dehors de la cour, des lieux où l’on débat ?
Nous avons plusieurs mentions d’espaces politiques d’échelon inférieur, par exemple d’assemblées locales ou conseils de magistrats qui sont des lieux de délibération, où l’on peut obtenir des choses par la maîtrise du discours.
Cet usage du discours permet-il une certaine liberté d’expression ?
Nous avons de la société pharaonique une image despotique, où la parole du pharaon s’impose de droit divin. De fait, la liberté de parole y est peu développée. Néanmoins, en lisant les inscriptions royales, on s’aperçoit que la parole du pharaon n’est pas uniquement présentée sous forme d’énoncé absolu. Cette parole politique est prononcée dans un contexte de dialogue avec les courtisans et l’administration qui entourent le souverain. À partir de l’Ancien Empire, mais surtout du Moyen Empire, un genre littéraire se développe, que l’on appelle le « roman royal ». Le pharaon est ainsi mis en scène découvrant une situation particulière, interrogeant ses courtisans puis trouvant une solution au problème qui se pose, comme la ruine d’un temple ou la restauration d’une statue de culte par exemple. Ensuite, la cour valide la parole royale en la louant. La fin de l’inscription correspond à cette décision suprême. La parole du pharaon est glorifiée comme efficace, presque « magique », mais, en réalité, elle est le fruit d’un processus d’élaboration par un échange avec la cour qui garantit sa vérité.
Ainsi, la parole du pharaon ne se suffit pas à elle-même ?
Effectivement, et cela est mis en lumière dans certains textes qui nous sont parvenus, qui insistent sur l’importance pour le souverain de développer la qualité de sa parole, son éloquence, dans des contextes politiques. Dans L’Enseignement pour Mérikarê, un texte de sagesse, un roi incite son successeur à manier l’art du discours : « Sois expert en discours et tu seras victorieux : c’est l’épée d’un roi que sa langue. Les discours donnent plus de victoires que n’importe quel combat. On ne peut prendre à revers un esprit expert. » Cette supériorité permettrait de s’opposer à des tribuns potentiellement rebelles, et d’asseoir le pouvoir politique. C’est un texte unique, qui s’inscrit dans une période où le pouvoir pharaonique se consolide après une période d’instabilité. Mais cela illustre aussi la prise de conscience pour les pharaons de la nécessité de la rhétorique comme outil politique.
Peut-on parler, déjà, de rhétorique politique ?
Oui ! La littérature montre que ceux qui se distinguent à la cour sont les orateurs brillants, qui obtiennent l’admiration de l’assemblée. De ce point de vue, le Conte du paysan éloquent est extrêmement intéressant. Dans cette œuvre, ce n’est pas un membre de l’élite qui est mis en scène, mais un paysan victime d’injustice. Il parvient à porter son discours et sa plainte jusqu’aux plus hautes sphères du pouvoir et, grâce à ses qualités rhétoriques, réussit à obtenir justice. Ce qui est remarquable, c’est qu’il questionne l’usage du discours qui est fait dans la société pharaonique. Il met la phraséologie employée par les puissants en regard de leurs responsabilités, autrement dit il confronte leur titre et la réalité des exactions qu’ils couvrent. « Puisque vous êtes ceux qui doivent pratiquer la justice, pourquoi faites-vous l’injustice ? » dit-il aux juges. Nous avons là, au iie millénaire av. J.-C., un texte puissant qui interroge le rapport entre les mots et les choses, entre l’usage social d’un discours et la vérité. Nous sommes déjà dans une réflexion sur la rhétorique, qui sera ensuite développée par les Grecs.
Comment s’articule la rhétorique avec la Maât et la notion de vérité qu’elle porte ?
L’égyptologue allemand Jan Assmann a défini la Maât comme un concept « compact », qui va de la justice au plus bas niveau jusqu’à l’équilibre du monde. Selon le pouvoir pharaonique, elle est liée au divin et garantie par le pouvoir en place. Investi par les dieux, le souverain est chargé d’entretenir cet équilibre politique, notamment via les rites qu’il accomplit. Ainsi définie, la Maât ne peut être ni discutée ni contestée. Mais, parallèlement, les Égyptiens conçoivent aussi l’importance de la procédure judiciaire, du pouvoir du juge qui définit ce qui est bien et mal en s’appuyant sur des preuves et des témoignages. Une tension se crée entre ce processus, qui passe par l’examen de la réalité des faits, et une justice divine, cadenassée par le pouvoir. Cela peut donner lieu à une remise en cause du concept même de Maât, ou de son emploi comme régulateur social, comme c’est le cas dans le Conte du paysan éloquent.
Ou celui de Vérité et Mensonge ?
Dans ce conte datant de l’époque des Ramsès, deux allégories, Vérité et Mensonge, sont confrontées devant un juge devant lequel ils doivent débattre. Contre toute attente, Vérité est jugé coupable et c’est seulement au cours d’un second procès, où il va utiliser les armes de la rhétorique, qu’il va finalement obtenir gain de cause et faire condamner Mensonge. Derrière son apparence légère, cette fable allégorique nous dit beaucoup sur la manière dont les Égyptiens ont pu réfléchir à ce décalage entre les appellations codifiées de ce qu’est la justice et la vérité de la pratique en elle-même, parfois dépendante de ce que le juge peut percevoir d’une démonstration rhétorique et de sa vision subjective.
Existe-t-il ainsi une philosophie qui questionne les règles établies par les dieux ?
La réflexion sur les pouvoirs du discours est largement amorcée à l’époque pharaonique, simplement il n’existe aucune structure politique qui la mette au centre du fonctionnement social ni de réelle « laïcisation » de la parole. On reste dans une monarchie, dans une société de cour, l’idée n’est donc pas de parler de rhétorique comme celle qui s’est développée dans le monde grec au point de devenir un outil de la pratique politique quotidienne. En revanche, même si le degré de conceptualisation propre à un discours philosophique reste encore limité, on ne peut pas dire que la conscience de la rhétorique et la naissance de la compréhension et de l’analyse des pouvoirs du discours naîtraient aussi tard que le ve siècle av. J.-C. Déjà dans la civilisation pharaonique, des textes et des penseurs analysent ce pouvoir du discours et les relations complexes qu’il entretient avec la vérité.
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