« Oui, depuis maintenant quatre cents ans, les Juifs vivent dans l’ombre de ce Shylock. Dans le monde moderne, les Juifs sont perpétuellement devant leurs juges ; encore aujourd’hui, on les juge à travers les Israéliens et ce procès moderne que l’on fait aux Juifs, ce procès qui n’en finit pas, commence avec le procès de Shylock. Pour les spectateurs du monde entier, Shylock est le Juif personnifié. »
— Philip Roth, Opération Shylock. Une confession, traduction de Lazare Bitoun, éd. Gallimard, 1995.
Le 2 septembre 2014, j’ai posé mes valises à Jérusalem-Est, chez les dominicains. Je devais rester deux mois à l’École biblique et archéologique – un des hauts lieux de la France en Terre sainte –, pour animer des ateliers d’écriture tout en écrivant un roman inspiré d’un premier séjour en septembre 2010. J’atterrissais quelques jours après le cessez-le-feu entre le énième gouvernement Netanyahou et le Hamas. La quatrième guerre de Gaza, provoquée par l’enlèvement de trois adolescents israéliens par des terroristes du Hamas, avait duré tout l’été, déchirant l’opinion publique. Elle s’était soldée par la mort de 72 personnes côté israélien et d’environ 2 000 côté palestinien. Horrifié par ce bilan très dissymétrique, j’avais décidé, suivant une intuition datant de mon premier séjour, de ne plus prêter l’oreille aux justifications israéliennes et aux récits familiaux mais d’écouter seulement l’autre version de l’histoire, celle des Palestiniens. Durant trente-trois ans, j’avais écouté la version de ma famille maternelle – composée pour moitié d’Israéliens imaginaires, vivant confortablement en France mais vibrant pour Tsahal, et pour moitié d’Israéliens tout à fait réels, vivant en Israël, c’est-à-dire dans un pays en guerre.
Pendant deux mois, révulsé par les images des bombardements, miné par la mauvaise conscience internationale qui désignait déjà la totalité du peuple juif comme complice du massacre, j’ai fait un rejet total d’Israël. Pendant deux mois, je n’ai mis les pieds dans aucune institution israélienne. Ni à Yad Vashem, passage obligé de tout Juif qui se respecte en Terre promise, ni même à l’hôpital Hadassah, où Chagall imagina de somptueux vitraux et où un docteur arabe israélien dirigeait les urgences. C’est à peine si j’ai franchi quelquefois la ligne verte, pour me rendre à Jérusalem-Ouest, Tel-Aviv ou Haïfa. Je n’ai jamais mis les pieds dans une synagogue et n’ai pas glissé de papier entre les pierres du mur des Lamentations. C’était l’époque où je croyais qu’on peut cesser d’être juif. Je n’avais pas compris que tant qu’il y aura des antisémites, je ne pourrais cesser d’être juif.
Pendant deux mois, j’ai arpenté la Cisjordanie et ses camps de réfugiés, à Bethléem, Ramallah, Hébron, Naplouse, Jéricho, Kalkiliya, pour comprendre la douleur de tout un peuple spolié par des décennies de colonisation. Pendant deux mois, j’ai écouté les Palestiniens, les chrétiens et les musulmans, de toutes les obédiences. Pendant deux mois, j’ai même tenté de venir à bout du Coran en lisant avec des œillères les sourates antijuives. Pendant deux mois j’ai refusé d’écouter les mises en garde familiales et je n’ai accepté que deux invitations, pour Kippour et pour Souccot, chez mes cousines Sylvie et Maud.
Dès le lendemain de mon arrivée, je me suis rendu de l’autre côté du mur, à Bethléem. J’ai été très bien accueilli au centre Alrowwad, dans le camp d’Aïda, par le docteur Abdelfattah Abusrour, un homme remarquable, qui a beaucoup lutté, notamment, pour la libération des femmes en Palestine occupée. Abdelfattah m’a fait rencontrer un jeune homme charmant de 18 ans, Motasem. Motasem m’a raconté son enfance dans un camp de réfugiés, les épreuves de ses grands-parents chassés de leur village rasé de Beit Natif, le calvaire d’un jeune étudiant palestinien entre Ramallah et Bethléem. L’entretien fini, nous sommes sortis dans la rue. C’était un vendredi soir. Des enfants narguaient les soldats israéliens, comme souvent le vendredi soir. Nous ne présentions pas de danger imminent et pourtant, ce soir-là, nous avons été visés par les soldats, qui nous ont bombardés de gaz lacrymogène.
Je raconte cet épisode dans Jérusalem terrestre. Pendant des mois, après mon retour en France, j’ai pris, de temps en temps des nouvelles de Motasem, via les réseaux sociaux. Pendant des mois, je suis resté un fervent propalestinien d’extrême gauche et un Juif antisioniste. Il y a eu, en France, en janvier 2015, l’attentat contre l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes. Il y a eu, en Israël, de septembre 2015 à décembre 2017, l’Intifada des couteaux. Il y a eu, en France, l’assassinat de Mireille Knoll en mars 2018. Il y a eu tant d’autres événements meurtriers, en France comme en Israël. Aucun de ces événements ne m’a fait changer d’avis. Et puis il y a eu le 7 octobre 2023.
Le 7 octobre 2023 je me suis réveillé de ma longue torpeur naïvement propalestinienne, antisioniste et diasporiste avec une sacrée gueule de bois. En quelques heures, les tueurs du Hamas ont réussi là où avaient échoué Mohammed Merah, Amedy Coulibaly et les tortionnaires du gang des barbares : ils ont fait de moi un Juif ordinaire, c’est-à-dire un Juif haï, un Juif blessé, un Juif meurtri.
J’étais en partance pour Alexandrie, en Égypte, lorsque j’ai reçu les premières nouvelles du massacre. Alexandrie, la ville où se déroulèrent, il y a deux mille ans, les premières émeutes antijuives. Alexandrie, où, le matin même de mon arrivée, deux touristes israéliens et leur guide venaient d’être abattus de sang-froid par un policier égyptien. Troublé par les événements, je rate ma correspondance à Istanbul : l’acte manqué parfait. J’écope de six heures d’attente en pleine nuit : le prochain avion pour Le Caire décolle le lendemain matin. Sur les panneaux d’affichage, je regarde clignoter en rouge les vols pour Tel-Aviv qu’on déprogramme et reprogramme et je pense à ma famille, que je n’ai pas encore appelée. Tandis que passent en boucle, sur les écrans du terminal, les images des premiers bombardements sur Gaza, je passe en boucle dans ma tête les images du plus grand massacre de Juifs depuis la Shoah. Je finis par m’endormir sur un banc, après avoir avalé un somnifère et écouté sept fois d’affilée la chanson que Leonard Cohen – s’inspirant d’une très vieille prière juive – composa cinquante ans plus tôt, dans le désert du Sinaï, en pleine guerre du Kippour : « Who by fire, who by water, who in the sunshine, who in the night time, who by high ordeal, who by common trial, who in your merry merry month of May, who by very slow decay, and who shall I say is calling... »
Le lendemain de mon arrivée à l’hôtel, je prends enfin des nouvelles de ma famille israélienne. Je compose le numéro de ma cousine Maud. Son petit-fils, Yonathan, était présent à la rave de Réïm. Lorsqu’il a entendu résonner les cris « Allah akbar », il a pris comme des centaines d’autres jeunes ses jambes à son cou, il a couru de toutes ses forces en entendant les cris de mort et les rafales et il s’est jeté dans une immense benne à ordures. Des dizaines de ses amis s’y sont jetés à leur tour. Les tueurs ont mitraillé la benne. Il est resté là pendant des heures à faire le mort, mort dans sa tête, sous les ordures et sous les corps d’autres morts. Quelques heures plus tard, les secouristes, entendant ses appels à l’aide, parviendront à extraire Yonathan de la benne, lui, le seul rescapé, sous les cadavres entremêlés de ses amis. La hanche perforée d’une balle qui, heureusement, n’a touché aucun organe vital, il sera l’un des survivants de cette rave qui a tourné au carnage. Ma cousine Maud m’envoie des photos de son petit-fils en convalescence à l’hôpital, avec son trou rouge au côté droit. Entre deux visites de psys qui tentent de le faire revenir sur la rive des vivants, il réapprend à marcher.
Puis Maud me raconte les roquettes qui pleuvent encore sur Tel-Aviv et quelques-unes des pires atrocités du 7 octobre. Des histoires d’hommes émasculés, de vieillards torturés, de fillettes violées, de bébés décapités, d’adolescents ligotés et brûlés vifs, de cadavres profanés. Elle garde pour la fin les deux pires histoires. Celle de ce nouveau-né enfourné vivant sous les yeux de ses parents : on a retrouvé la marque de la résistance imprimée sur sa chair grillée vive. Celle de cette jeune femme, Déborah, qu’un tueur a filmée tandis qu’un autre tueur l’éventrait alors même qu’elle était enceinte, avant d’éventrer à son tour ce bébé qui n’était pas encore né, qui n’avait pas encore commis le seul crime que les tueurs reprochent à 1 033 civils innocents massacrés en quelques heures : celui d’être nés juifs. J’entends sa voix qui se brise et elle me dit : Israël a perdu.
Son récit des événements m’a donné la nausée, que je prends d’abord pour une vulgaire tourista. Pendant les trois jours que je passerais à Alexandrie, la nausée ne me quittera pas. La nausée, la colère et la mauvaise conscience : car je sais que j’aurais dû profiter de mon acte manqué à Istanbul pour sauter dans le premier avion en partance pour Tel-Aviv et rejoindre ma famille. À Alexandrie, où je suis invité par l’Institut français au festival Écrire la Méditerranée, j’erre dans les rues poussiéreuses, parmi les badauds, les charrettes, les troupeaux de chèvres, les taxis jaune et noir qui klaxonnent toutes les secondes, je me demande ce que je fais dans cette mégalopole polluée, bruyante et déglinguée qui n’a plus rien à voir avec la ville mythique célébrée par Lawrence Durrell. C’est la première fois que je me sens devenir, moi aussi, un Israélien imaginaire. C’est la première fois que je crains d’être pris pour un Juif dans un pays arabe. J’ai pourtant vu, en janvier 2020, les croix gammées et les slogans judéophobes taguées sur les murs de l’ancien ghetto de Constantine. J’ai traversé l’Algérie, le Maroc, le Liban, les territoires palestiniens avec un nom doublement juif qui ne laisse aucun doute sur mon origine mais je n’ai jamais eu peur. À ceux qui, tel Shlomo Sand, se demandent comment on peut être un Juif laïc en diaspora, je réponds ceci : il suffit d’avoir peur qu’on vous prenne pour un Juif. Une peur qui se transmet mieux que le sang, une peur qui ne vous quitte pas, une peur qui est votre kippa, votre mezouzah, votre ménorah, votre étoile de David. Une peur avec laquelle on ne rigole pas. Une peur dont on ne peut se débarrasser, même en se faisant recoudre le prépuce. Pourtant ma peur ne m’empêche pas de visiter la ville, de me rendre dans ses quartiers les plus misérables, comme celui des catacombes, où seuls les touk-touks parviennent à se faufiler entre les ruines. Je me rends même sur la scène de la fusillade du 8 octobre. Partout, comme à mon habitude, j’échange avec les habitants :
— Vous êtes pour Israël ou pour la Palestine ?
C’est un gamin de 20 ans qui me pose la question dans les chantiers navals. Le réflexe du prof d’histoire se réveille :
— Tu sais, Israël vs. Palestine ce n’est pas FC Barcelone vs. Real Madrid, ce n’est pas comme un match de foot où il s’agit de compter les buts. Là, les buts ce sont des morts, des milliers de corps humains violés, décapités, brûlés vifs, mitraillés, bombardés, martyrisés. Et c’est le monde entier qui en porte la responsabilité et en subit la douleur.
— Oui me dit-il mais la France est pour Israël.
Je lui rappelle que la France dépense tout de même 95 millions d’euros par an pour l’aide aux Palestiniens et l’Europe, 660 millions.
On en vient à parler du Hamas et de Netanyahou. Je lui dis que pour moi c’est du pareil au même, et que je ne fais guère de différence entre des terroristes qui gouvernent au nom de Dieu et un gouvernement qui terrorise tout un peuple au nom d’un autre Dieu, même si leur façon de tuer n’est pas la même.
— Oui me dit-il, mais moi, Netanyahou, si je l’attrape, je le zigouille. Et il fait avec son bras droit le geste des égorgeurs.
Là-dessus, je me lève et m’en vais. Je lui aurais bien avoué que j’ai de la famille en Israël et que le massacre de samedi a fait des blessés et des disparus dans cette famille, mais je tiens à la vie. Je lui aurais bien dit que cette famille vient de Constantine en Algérie et qu’il y avait à Alexandrie comme à Constantine des dizaines de synagogues et des dizaines de milliers de Juifs avant que l’Égypte et l’Algérie deviennent judenraus comme la très grande majorité des pays arabes – la Nakba dont on ne parle jamais. Mais voilà, pour la première fois de ma vie, j’ai peur d’être juif dans un pays arabe alors je préfère décamper.
La peur, la nausée, la colère et la mauvaise conscience se poursuivent dans la soirée. Le festival auquel je suis invité se termine par un concert à l’auditorium de l’Institut français. La chanteuse, Badiaa Bouhrizi est tunisienne. Elle chante en arabe, accompagnée de musiciens français. Je ne parle pas la langue de mes ancêtres constantinois, la langue de ma grand-mère Baya mais il y a deux mots que je comprends : Tahia Falastini !, Vive la Palestine !, En toute autre circonstance, je n’aurais pas été choqué d’entendre retentir ce slogan dans l’enceinte d’un Institut français, et j’aurais même pu l’entonner à mon tour. Mais là j’avoue que ce n’était ni le lieu ni le moment. À ces mots, Tahia Falastini !, scandés quelques heures à peine après le pire massacre de civils jamais commis au nom de la cause, la chanteuse est acclamée par toute l’audience. Soudain, je me sens très seul. Je sors de la salle et j’exprime ma désapprobation. Mes camarades écrivains essaient de me calmer. On tente de me raisonner en m’expliquant qu’elle exprime là son opinion, qui n’engage qu’elle. Et puis, elle a raison, car il y a quand même une cause derrière ces massacres. Je demande : Que ce serait-il passé si l’un d’entre nous avait crié « Vive Israël ! » durant nos tables rondes ?
Le lendemain, dans l’avion, je consulte le compte Facebook de la chanteuse. Je découvre qu’elle ne fait pas mystère de son antisionisme et qu’elle est aussi un peu antisémite sur les bords : elle n’hésite pas à partager les déclarations du président tunisien, bien connu pour ses saillies bêtement judéophobes, ou une page du notoirement antisémite Marc-Édouard Nabe, « Toute l’histoire d’Israël en une seule page », extraite de son odieux pamphlet J’enfonce le clou. Je m’indigne auprès du consulat et de la présidente de l’Institut français. Silence radio.
Les jours passent, la haine aboie. Comme tant d’entre nous, je me suis énervé plusieurs fois sur les réseaux sociaux, j’ai bloqué des amis, tout ça me fout en rogne, et les bombardements sur Gaza qui tuent des milliers de civils et ne feront pas revenir les otages viennent s’ajouter à ma nausée, ma colère et ma mauvaise conscience. Comme tant d’entre nous, j’ai vu les graffitis Sionistes = terroristes se graver en lettres rouges sur la statue de la place de la République ou les étoiles de David revenir, taguées à la peinture bleue, sur les murs de Paris, comme dans les années 1930. Comme tant d’entre nous, j’ai vu cette vidéo d’un chant antisémite entonné dans le métro parisien.
Et puis voici le pompon. Motasem, mon jeune ami palestinien – qui a aujourd’hui 27 ans – m’écrit sur Messenger à propos d’une photo que j’ai postée sur Facebook. La photo des enfants pris en otages le 7 octobre par le Hamas. « Can I understand what are you trying to do? Do you believe this story? They lie! », écrit Motasem qui me bombarde de photos d’enfants tués à Gaza. Je lui renouvelle mon soutien à la cause palestinienne mais lui rappelle les massacres du Hamas qui ont déshonoré, selon moi, cette cause. Motasem quant à lui me rappelle les morts de l’hôpital de Gaza, qu’il impute toujours, contre toutes les preuves internationales, à Tsahal, et me tient tout un discours négationniste. Et il termine l’échange par ce message ambigu que je ne sais comment interpréter : « Be aware as I knew you, my friend. Look at all sides ». La menace est confirmée par un autre message, signé dans la foulée d’un avatar sans profil, Kokem Kom : « Before you block, you weak one! Do you see the millions who support Palestine now? You do not support this. You are just an insect. They will become more and more and you will appear black in the face. Take off now ». Pour me protéger, je le bloque.
En quarante-trois ans d’existence, c’est la première fois que je fais preuve d’un minimum d’empathie pour le sort des victimes israéliennes du conflit – ce que m’a longtemps reproché ma famille. Je ne partage pas des photos de propagande du Likoud, je partage des photos d’enfants kidnappés par des terroristes islamistes et peut-être exécutés ou tués depuis sous les bombes israéliennes. Mais il semblerait que même cela, partager des photos d’enfants innocents, soit devenu quelque chose d’indécent, dans un monde devenu fou, où la défense viscérale de la cause palestinienne et la critique viscérale du sionisme masquent de plus en plus la haine du Juif en tant que juif, tandis que la défense viscérale d’Israël et la critique viscérale de l’islam masquent de plus en plus la haine de l’Arabe en tant qu’arabe. Quoi que vous disiez, quoi que vous écriviez, il y aura toujours des gens, à propos du conflit pour vous désigner comme l’ennemi à abattre ou l’égaré à convertir, surtout lorsque vous avez des origines juives et/ou arabes et que vous avez de la famille là-bas.
Aujourd’hui, je songe à brûler mes propres livres et la seule chose qui me retient, c’est une phrase de Heine : « là où l’on brûle des livres, on brûlera des hommes ». Aujourd’hui, je me demande si je n’ai pas été manipulé et si je suis bien le même Emmanuel Ruben que celui qui a signé les livres qu’il a écrit. Comme dans Opération Shylock, le roman de Philip Roth, c’était peut-être un autre Emmanuel Ruben que moi, un sosie, un homonyme, un double maléfique, un imposteur, un usurpateur qui m’avait précédé à Jérusalem, qui parlait là-bas à la place de moi, qui enquêtait là-bas à la place de moi, qui se croyait comme si c’était possible, juif ET antisioniste, qui professait une sorte de diasporisme dont il ne prévoyait pas les effets dévastateurs, qui écoutait sans broncher les propos antisémites de vieux frères dominicains aigris, qui ne réalisait pas qu’en tant que Juif français, de gauche, ayant baigné dans la culture chrétienne de la fille aînée de l’église, il ne pouvait que succomber à la haine de soi, cherchant partout des preuves qu’Israël était toujours coupable et que les Palestiniens étaient toujours innocents, devant toujours s’excuser, comme s’il en était responsable, comme s’ils étaient commis en son nom, des crimes abjects perpétrés depuis soixante-quinze ans par l’armée et les colons israéliens.
Publié quelques jours avant les attentats du 13 novembre 2015, Jérusalem terrestre ne connut pas un grand succès, sinon auprès d’un petit lectorat d’extrême gauche, déjà convaincu par les thèses que j’avançais. Redoublé deux ans plus tard par un roman polyphonique dont le véritable héros était un jeune orphelin palestinien (Sous les serpents du ciel), il me servit de blanc-seing auprès d’une intelligentsia d’extrême gauche toujours méfiante à l’égard du Juif considéré comme un soutien coupable d’Israël et donc de la colonisation – version contemporaine de la cinquième colonne. Il m’a fallu lire bien des livres, et notamment les romans de Philip Roth – lui qui fut si souvent traité d’antisémite – pour me rendre à l’évidence qu’à l’extrême gauche, on ne tolère les intellectuels juifs que s’ils sont pétris de haine de soi, refusant d’assumer leur judéité et maquillant souvent leur subconscient antisémite sous les fards d’un antisionisme ou d’un postsionisme de façade. La plus grave erreur de ces intellectuels est de penser qu’Israël est le principal responsable du retour de l’antisémitisme.
Je pense à Stéphane Hessel, qui considérait que l’occupation allemande était plus inoffensive que l’occupation israélienne et serrait la main d’Ismaël Haniyeh, le dirigeant du Hamas, en 2010, à l’Institut français de Gaza. Je pense à Michel Warschawski, qui n’hésitait pas, lors d’une conférence à Jérusalem, en 2014, à soutenir que le Hamas et le Hezbollah étaient ses alliés, puisqu’ils poursuivaient le même but que lui : la fin du sionisme. Je pense à Éric Hazan qui a publié et soutenu les appels au meurtre d’Houria Bouteldja, celle qui paraphrasait Sartre en écrivant en 2016 : « abattre un Israélien – fût-il juif –, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ». Autant de positions rendues inaudibles et même abjectes depuis le 7 octobre.
Contre ces postures intellectuelles, il faut lire et relire Philip Roth. En ressuscitant, dans Opération Shylock, l’une des incarnations les plus ambiguës du Juif théâtral, Philip Roth met en scène sa propre lutte contre son démon antisémite et antisioniste. Le roman, qui se présente comme une fausse confession, est une authentique catharsis. Il opère chez Roth un retournement spectaculaire : le Roth antisioniste, le Roth qui se moquait des Juifs dans la plupart de ses romans, le Roth vilipendé depuis ses débuts en littérature pour sa haine de soi typiquement juive prend conscience qu’il doit se débarrasser de son double antisémite s’il veut franchir le gué de la folie.
Aujourd’hui, Philip Roth nous manque terriblement. Dans des romans comme La Contrevie ou Opération Shylock, il savait démontrer avec brio, tout en critiquant la politique israélienne, tout en raillant la société israélienne, que l’antisémitisme n’a pas besoin d’Israël pour fructifier. Israël, malgré tous ses crimes – qui sont immenses et demeurent largement impunis – a bon dos. L’antisémite n’a pas besoin de Netanyahou ni d’aucun Shylock pour justifier ses crimes. Il trouvera toujours des raisons pour haïr les Juifs. Le pogromiste trouvera toujours des raisons pour tuer des Juifs, violer leurs filles, éventrer leurs femmes, torturer leurs vieillards et enfourner leurs enfants vivants. La preuve, c’est que les tueurs du Hamas ne s’en sont pas pris à des colons ou à des soutiens du gouvernement d’extrême droite. Ils ont attaqué des kibboutznik de gauche et des jeunes gens rassemblés dans une rave en faveur de la liberté.
Aujourd’hui, après ce 7 octobre qui ébranle toutes les certitudes et rappelle après Philip Roth que « la destruction de l’État d’Israël est une éventualité beaucoup moins farfelue que ne l’était celle de l’holocauste » il y a quatre-vingts ans, la question que je me pose est simple : comment continuer à être français, juif, européen, de gauche, et comment continuer à écrire des livres sincères, sans autocensure, qui reflètent ma propre pensée et non l’esprit mortifère et apocalyptique de notre époque ? Commencer par se débarrasser de ce complexe de Shylock qui empoisonne l’existence. Ne se laisser guider par rien d’autre que sa conscience juive, c’est-à-dire universelle.
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