Dieu : le grand entretien

Mathias Malzieu

1-Le Comptoir de Marie

 

Nous avions rendez-vous au Comptoir de Marie, un bar PMU du 20e arrondissement parisien. Je connaissais un peu cette faille spatio-temporelle, Dieu semblait y avoir ses habitudes. Tout un tas de petits vieux agrippés au comptoir y remplissaient des grilles de tiercé. De dos, on aurait pu croire qu’ils participaient à un concours de poésie. D’une certaine manière, c’est ce qu’ils faisaient. Le premier qui aurait terminé son poème aurait le droit de le déclamer à Marie, la serveuse aux ongles interminables.

Le sujet du poème était souvent la bière, le café, les courses et le mal de dos. S’invitaient parfois les sujets politiques et le football. Quand venait le soir, les confidences. Les histoires de lumbago traversaient le thorax jusqu’au cœur et la bière changeait de couleur. Marie allumait une guirlande pleine de faux contacts le long du comptoir et les verres se mettaient à ressembler à des réverbères.

Le Comptoir de Marie. Ce confessionnal laïc, avec des chips de marque Lay’s en guise d’hosties et une bière ambrée en guise d’eau vraiment bénite.

Je me demandais lequel de ces petits vieux pouvait être Dieu. Était-ce celui qui portait un maillot du PSG floqué au nom de Zlatan Ibrahimovic glissé dans un jean devenu trop petit pour lui ? À moins que ce ne soit le maigroulet aux doigts osseux qui serrait son verre de Ricard comme un chapelet ? Ou encore ce moustachu aux yeux injectés de sang qui aimait à taper du poing sur le zinc quand il ne parvenait pas à ouvrir Internet sur son téléphone intelligent ? Je posai la question à Marie qui, en essuyant une pinte criblée de mousse, hocha la tête vers le fond de la salle. Je me retournai et découvris, assis devant une petite table, un type ressemblant comme deux gouttes de pastis à Dumbledore, le sorcier philosophe.

L’idée que Dieu puisse être confondu avec un homosexuel me le rendit immédiatement plus humain. Je remerciai Marie d’un sourire avant d’empoigner ma pinte de pression. Le coton dans mes jambes était impeccablement réglé sur le mode «pompette». Les muscles et l’esprit suffisamment assouplis pour questionner Dieu.

Ici-bas, au Comptoir de Marie. Bar PMU muni d’une télévision ressemblant à un Minitel mais diffusant quelques matchs de football.

 

2-Rencontrer Dieu

 

Il me mit à l’aise tout de suite en faisant bondir de sa barbe une paire de fossettes rieuses. De plus près, Dieu ressemblait encore plus à Dumbledore, mais interprété par Robin Williams. (J’ai préparé une question sur la ressuscitation des génies, Robin Williams y serait parfaitement éligible, il me semble.)

Dieu portait un maillot du PSG floqué au nom de Kylian Mbappé. Voyant que je m’en étonnais, il coupa ma non-question par un «pour passer incognito» et un clin d’œil.

Je souris. Longtemps. Ça devenait gênant. Je repris mes esprits et sortis le petit calepin où j’avais très soigneusement noté mes questions pour Dieu.

— Tout va bien ? On peut commencer ? demandai-je du bout des lèvres.

— Allez-y mon petit! Je suis tout ouïe, non, et tout à fait peut-être.

Autant vous dire que j’étais à peu près aussi impressionné que si j’interviewais le vrai Dumbledore dans un métavers où l’imagination aurait remplacé la réalité. (Le passage entre les mondes se situerait au 9 , place Auguste-Métivier, Paris 20e)

— Avant de rentrer dans le vif des sujets, est-ce que je peux vous demander pourquoi vous m’avez donné rendez-vous ici ?

— Je viens ici car j’adore parier toujours sur le bon cheval. Mon esprit me permet de voyager dans le temps de quelques heures. Cela m’a permis d’éviter quelques catastrophes et, à l’occasion, de gagner au tiercé.

Dieu trempe ses lèvres dans un demi de brune et la mousse reste accrochée à sa moustache. Un peu comme le brouillard dans les branches d’un arbre, le matin en hiver du côté de Vierzon.

— Je suis toujours en retard sur l’exhaustion des prières. Cela me prend un temps fou, d’analyser au cas par cas qui mérite ou non son miracle.

(Ça me fait à penser à quand je suis en retard sur mes mails, sans même avoir vérifié mes spams, mais je ne dis rien)

— Alors quand je viens ici, je multiplie les gains et je les redistribue à ceux qui perdent pour les encourager.

(Donc Dieu est de gauche.)

— Sachez que je vous entends penser, mon petit !

J’essayais de me concentrer sur mes questions en évitant les pensées parasites mais elles s’agglutinaient à mon esprit exactement comme si ce dernier était fait de miel et que mes pensées étaient des ours déguisés en abeilles.

— Vous les encouragez à perdre encore, mais mieux?

— Exactement ! dit Dieu en me montrant fièrement son pouce.

— C’est ce qu’on appelle le coup de pouce du destin.

— Apprendre à perdre permet de gagner mieux. C’est pourquoi le tri des demandes de miracles est si compliqué. Ici-bas, je donne à l’instinct. Et, le temps d’un instant, cela me déculpabilise pour tout le reste. De la joie à emporter, à consumer sur place là, maintenant tout de suite, dans un bar PMU du 20e arrondissement de Paris. C’est le paradis pour moi.

— Parce-que là-haut… vous vous ennuyez ?

— Disons que j’ai besoin d’être au contact de ma création. Ici, je suis comme un musicien sur scène, ou un écrivain qui rencontre ses lecteurs. J’ai besoin de cette joie pour me rappeler à quel point je ne travaille pas pour rien. Que je ne suis pas seulement celui qui laisse filer les catastrophes entre ses doigts, qui est en retard sur les demandes de prière.

— Est-ce que vous croyez en vous?

— Ça dépend des jours, comme tout le monde j’imagine. Lorsque je vois un oiseau se poser sur une branche et pépier dans la même tonalité que le vent et, surtout, quand je vois un humain le remarquer, s’en emparer, je crois en moi.

Dieu laissa le silence s’engouffrer entre deux phrases. Dans ce silence, des bruits de verres qui s’entrechoquaient et le début du match entre le PSG et le Barça avec l’ouverture au score barcelonnaise.

Dieu avala une deuxième gorgée de bière, chassa le cumulus de mousse accroché à sa moustache et repris :

— Quand ils sauvent et se sauvent, ils me sauvent ! Quand ils transmettent, explorent, expérimentent, quand ils se trompent mais recommencent, quand ils perdent mais jouent encore, même au tiercé. Quand ils rient. Un souffle de joie m’envahit. C’est ce qui provoque le siroco, ce vent qui laisse des traces orange un peu partout.

(Est-ce que vous existez vraiment ?)

— Je me demandais si vous oseriez me poser la question.

— Je ne vous l’ai pas posée.

— Je vous ai entendu y penser ! Et vous, qu’en pensez-vous ?

— Je voudrais pas vous vexer…

— Oh mais je ne le prendrais pas personnellement, mon petit !

(Il a quand même l’air un peu vexé, ses fossettes sont retournées dans sa barbe.)

— Deviens toi-même, disait Nietzsche. Il n’y a que ça. Le chemin. Le courage de la joie. Voilà ce qui est véritablement divin. Le reste n’est que vanité.

— Si vous existiez, est-ce que vous seriez plus interventionniste ?

— Dans l’absolu, oui. Quand je regarde des films de super-héros, parfois, j’aimerais avoir ce pouvoir immédiat. Mais ce serait une vraie catastrophe pour l’humanité.

— Pourquoi ? Si vous interveniez pour le bien et la justice, le monde irait mieux, n’est-ce pas ?

— Je ne crois pas. Que quelqu’un ou quelque chose ait le pouvoir de régir le bien, je crois que cela déresponsabiliserait la race humaine. Je vous ai donné un terrain de jeu, explorez, apprenez, engourmandisez-vous, nom de Dieu! Les notices, c’est bon pour les meubles Ikea et les médicaments mais pour l’âme, ça ne fonctionne pas.

— Vous comparez les textes sacrés à des notices Ikea ?

— Non, ce n’est pas ce que j’ai dit. Il y a de très belles choses dans ces textes. Ce qui me rend le plus triste, c’est la manière dont certains les interprètent et, plus encore, les imposent aux autres.

Un ange passa. Rapide comme une course de Mbappé.

— Vous pleuvez quand vous êtes triste ?

— Ça m’arrive oui, mais ce n’est pas sur commande non plus.

— Mais la météo, vous y êtes pour quelque chose ?

— Je pourrais faire le malin et vous dire que oui.

— Faites donc un peu le malin !

— Allez d’accord, mais vous ne mettez pas ça dans votre papier ?

— C’est du « off », comme on dit, je jure sur la Bible que ce ne sera pas publié !

— Bon… alors… pour la neige, j’ai constitué une armée d’anges munis de râpes à fromage géantes qui sculptent les étoiles. Quand les copeaux tombent sur terre, on appelle ça de la neige.

— Rien à voir avec le froid, finalement ?

— Absolument rien à voir.

Dieu rit un peu, et ça fait vraiment un drôle de bruit. Aussi parce que Paris a marqué un but. Je n’ai pu m’empêcher de jeter un œil vers la toute petite télévision du bar. J’y ai vu Kylian Mbappé éructer comme un beau diable.

Lorsque je me suis retourné, Dieu avait disparu.

Je n’ai pas eu le temps de lui proposer mon référendum sur la ressuscitation des génies. Je me contenterai de les lire, les écouter, même si j’aurais bien recommandé une bière à la mi-temps de PSG-Barça avec Robin Williams.

On serait retournés vers le bar pour discuter avec Marie.

Remplir une grille de tiercé ou se lancer dans un concours de poésie avec un revenant, ce serait divin !

 

Mathias Malzieu entame sa carrière d’homme poétique en 1993, lorsqu’il fonde le groupe de rock Dionysos. Depuis, ce raconteur d’histoires laisse ses mots s’épanouir aussi bien en musique qu’à l’écrit. Il a publié une dizaine d’ouvrages dont La Mécanique du cœur (éd. Flammarion), Journal d’un vampire en pyjama (éd. Albin Michel) ou encore Le Guerrier de porcelaine (éd. Albin Michel).

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1-Le Comptoir de Marie   Nous avions rendez-vous au Comptoir de Marie, un bar PMU du 20e arrondissement parisien. Je connaissais un peu cette faille spatio-temporelle, Dieu semblait y avoir ses habitudes. Tout un tas de petits vieux agrippés au comptoir y remplissaient des grilles de tiercé. De dos, on aurait pu croire qu’ils participaient à un concours de poésie. D’une certaine manière, c’est ce qu’ils faisaient. Le premier qui aurait terminé son poème aurait le droit de le déclamer à Marie, la serveuse aux ongles interminables. Le sujet du poème était souvent la bière, le café, les courses et le mal de dos. S’invitaient parfois les sujets politiques et le football. Quand venait le soir, les confidences. Les histoires de lumbago traversaient le thorax jusqu’au cœur et la bière changeait de couleur. Marie allumait une guirlande pleine de faux contacts le long du comptoir et les verres se mettaient à ressembler à des réverbères. Le Comptoir de Marie. Ce confessionnal laïc, avec des chips de marque Lay’s en guise d’hosties et une bière ambrée en guise d’eau vraiment bénite. Je me demandais lequel de ces petits vieux pouvait être Dieu. Était-ce celui qui portait un maillot du PSG floqué au nom de Zlatan Ibrahimovic glissé dans un jean devenu trop petit pour lui ? À moins que ce ne soit le maigroulet aux doigts osseux qui serrait son verre de Ricard comme un chapelet ? Ou encore ce moustachu aux yeux injectés de sang qui aimait à taper du poing…

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