BD en juin : Éloge de la fuite

Fabrice Piault

Chaque mois notre chroniqueur Fabrice Piault livre pour Bastille Magazine ses recommandations du neuvième art.

 

  • Jesse Owens, Des miles et des miles

 

A la veille des JO de Paris, se lancer sur la piste ou fuir ? Peut-être les deux sur les traces de Jesse Owens, dont Gradimir Smudja brosse un portrait inspiré dans Jesse Owens, Des miles et des miles. De l’Alabama conservateur où le jeune Afro-américain est né en 1913, aux Jeux olympiques de 1936 à Berlin où, défiant Hitler, il fut champion à quatre reprises, le peintre et dessinateur d’origine serbe mais vivant en Italie restitue le parcours du coureur sur le ton de l’épopée. Pour narrateur il a choisi un chat, poète et prophète. Suffisamment proche du héros pour en certifier la réalité, suffisamment distant pour en magnifier les exploits. Il se meut avec aisance dans le décor forcément très pictural d’un auteur qui a commencé sa carrière par de vibrants hommages à Van Gogh et à Toulouse-Lautrec. Dans le sillage du champion qui fuit pour la lumière l’ombre de l’esclavage de ses ancêtres, le Klu Klux Klan et mille autre dangers, Gradimir Smudja déploie avec éclat les champs de coton et les amples rives du Mississippi, les tornades et les invasions de sauterelles, les charges de bisons, toute l’histoire de l’Amérique et la ténacité d’un homme exceptionnel. Une réussite.

 

Jesse Owens, Des miles et des miles, par Gradimir Smudja, traduit de l’italien par Hélène Dauniol-Remaud, 128 pages couleur, 24 € (Futuropolis)

 

  • Plouhéran

 

Quittant la Bretagne pour les Balkans, la Turquie, le Caucase et l’Iran, Isabel Del Real livre son éloge personnel de la fuite. Plouhéran – le titre s’expliquera en fin de volume – est le livre d’initiation d’une jeune femme aspirant à de nouveaux horizons, quitte à payer de sa personne. Tout en rêvant de Babylone et de Samarkand, c’est en vélo, tente et sac au dos que la jeune aventurière quitte Plouër-sur-Rance (Côtes-d’Armor) en février 2021 pour un périple de 10 mois jusqu’à Téhéran. La force de son témoignage repose sur sa précision. Dans un noir et blanc très pur, Isabel Del Real expose ses angoisses, ses hésitations, ses enthousiasmes, ses multiples rencontres, bonnes et moins bonnes, ses menus au fil d’une aventure vécue en pleine crise du Covid. Le froid, les loups, la pluie, la chaleur, les moustiques, les chiens méchants, la boue… « Disparaître, c’est ce que je voulais. Être très seule et isolée. Que personne ne sache ce que je fais. N’avoir d’autre choix que de lire et de dessiner. »

 

 

Plouhéran, par Isabel Del Real, 232 pages noir et blanc, 29,95 € (Delcourt « Encrages »)

 

  • Shubeik Lubeik

 

Au Caire tel qu’il est décrit dans Shubeik Lubeik, chacun veut fuir et réinventer sa vie. Publiée pour la première fois en français, Deena Mohamed, née en 1995 en Égypte, imagine que les vœux y sont à vendre. Elle suit trois personnages séparément aux prises avec l’un d’eux. Aziza, une jeune veuve illettrée, croit désirer une voiture. Nour, brillant.e étudiant.e torturé.e par des interrogatons existentielles, voudrait voir tous ses problèmes résolus. Shokry, lui-même vendeur de vœux, aimerait faire don du dernier en sa possession. « Shubeik Lubeik » est la phrase prononcée par les génies en sortant de leur lampe : « vos désirs sont des ordres ». Mais ce n’est pas si simple. Au bout du vœu peuvent se profiler la prison, l’hôpital ou la mort. Partant de son postulat de contes arabes, mettant en scène des dizaines de personnages, Deena Mohamed construit sur plus de 500 pages un roman total, éclairant les tensions, les aspirations et les fantasmes de la société égyptienne contemporaine.

 

 

Shubeik Lubeik, par Deena Mohamed, traduit de l’arabe (Egypte) par Victor Salama, 527 pages noir et blanc et couleur, 35 € (Steinkis)

 

 

  • Les Éphémères

 

Dans Les Éphémères, dont paraît ce mois-ci la seconde et dernière partie, Jeff Lemire accompagne la fuite de deux éclopés de la vie. Ils se sont rencontrés dans un bourg de l’Ontario, dans le premier volume paru en octobre 2023 et qu’il faut évidemment lire au préalable. L’un est un criminel blessé métamorphosé en insecte géant à la Kafka. L’autre une adolescente mal dans sa peau qui l’a pris sous son aile. Son père est alcoolique et violent. Elle est ostracisée à l’école par ses condisciples. Les voilà tous deux en cavale dans une forêt et sur des routes infestées d’éphémères à l’origine mystérieuse. Bug et Franny sont poursuivis par une police qui n’y comprend goutte, recueillis par deux vieux illuminés qui ne leur veulent pas que du bien. Sur leur chemin des signes cabalistiques. Dans leur sillage des histoires oubliées. Ontarien lui-même, Jeff Lemire travaille en virtuose le double registre du fantastique et de la réalité la plus triviale du Canada profond.

 

 

 

Les éphémères, T.2/2, par Jeff Lemire, traduit de l’américain (Canada) par Sidonie Van den Dries, 224 pages couleur, 28 € (Futuropolis)

 



Zeen is a next generation WordPress theme. It’s powerful, beautifully designed and comes with everything you need to engage your visitors and increase conversions.

Top Reviews