Entre critique publique et exigence d’impartialité, la justice contemporaine se voit sommée de concilier raison et émotion. Le juge incarne les tensions d’une société en quête d’équité.
Depuis qu’ils démentent l’apostrophe de La Fontaine sur le sort des puissants et des misérables, les juges et la Justice sont plus aujourd’hui qu’hier exposés à la vindicte. Les principaux agitateurs de l’opinion commune, au demeurant empreinte de labilité, sont à chercher dans les rangs de ceux qui subissent les décisions qui les condamnent. Souvent avec l’aide de leurs conseils, avocats et spécialistes de la « gestion de crise », ils tentent de persuader hors les murs, faute d’avoir convaincu dans l’enceinte du Palais. Certains dirigeants d’entreprise s’y essaient et, entre autres stratégies, plaident parfois, et souvent sans grand succès, que leur condamnation porte atteinte aux intérêts de l’entreprise qu’ils servent et, fût-ce par prétérition, qu’elle porte la marque d’une vengeance qui s’avance dans la dénégation d’elle-même, sous le sceau d’une République dévoyée. Les hommes politiques sont à cet égard plus bruyants, spécialement s’ils ont présidé, en premier rang, aux destinées de leurs concitoyens. Ils prêtent alors à leurs juges une indépendance de papier et une impartialité de complaisance. S’ils trouvent quelque audience, cette dernière se retourne cependant, sitôt que ceux-ci sont à leur tour menacés.
De ces tumultes contemporains, qu’est-il permis de penser ? La communauté des juristes prend majoritairement la défense de l’État de droit et dénonce volontiers l’abus de position dominante d’une caste qui prétendait à l’impunité. Il était temps que justice se fasse. En considération de cette dernière observation et quoi qu’il se dise, il y aurait quelque naïveté à concevoir que la jurisdictio s’exerce en toute sérénité. Même à les réduire au silence, les émotions se glissent dans les chambres où les juges délibèrent. Entre le sol et la porte, les jours leur donnent une chance de s’y introduire en discrétion. À petits bruits, la crainte et la colère y peuvent résonner. Le statut légitimement privilégié des magistrats les protège en principe des pressions de toutes sortes. Comme le rappelle l’article 4 de l’Ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958, ils sont inamovibles. Néanmoins, ils ne sont pas à l’abri des effets de hiérarchie et n’ignorent pas qu’en temps de crise, les fortes têtes ne bénéficient pas toujours de la reconnaissance espérée. D’où la prudence et la réserve. Mais il faut aussi compter sur la mauvaise humeur. Ce n’est pas tant qu’un préjugé de nature politique influerait sur le cours des procédures, au moins les plus médiatiques, mais bien plutôt que la prétention d’un justiciable de s’affranchir du droit vaut dans le même temps récusation du juge. Elle emporte contestation de l’office qui est au principe de la fonction. D’où l’intransigeance et la pugnacité.
Il est attendu des magistrats qu’ils tiennent à distance leur subjectivité. Pour autant, nul n’ignore qu’ils se prononcent au nom du corps social et qu’il leur revient aussi d’être les interprètes clairvoyants de ce qu’exprime ce dernier. D’une certaine manière, tout se passe comme s’il était demandé au juge de dire ce que chacun sait, mais qu’il ne sait pas dire. À ce compte, la sensibilité de l’un n’est jamais plus qu’un reflet de l’exaspération des autres. Si les « affaires » accentuent la raideur de la justice, c’est à raison des tensions qu’elles provoquent chez les sociétaires. D’aucuns estimeront ces propos anachroniques, car il conviendrait que les lumières du magistrat procèdent d’une droite raison et non pas d’un approximatif arbitraire. Le juge est un homme de loi, il n’a pas pour vocation d’être un démiurge. Néanmoins, comme l’a si justement exposé Émile Durkheim (1858-1917) lorsqu’il rédigeait De la division du travail social, le droit pénal est un révélateur de nos solidarités en ce qu’à travers la mécanique de l’incrimination et le régime de la peine, il exprime l’être social qui siège à l’identique « dans toutes les consciences saines ». Ainsi, l’énoncé de la peine précède la définition de l’infraction parce que des principaux composants de cette dernière, les esprits se sont d’ores et déjà collectivement imprégnés. À la manière d’un plus petit commun dénominateur, la définition est précise ; ainsi s’assure-t-on qu’en leur cœur, tous les individus sont uniformément touchés. Comme les sentiments sont atteints, la réaction est passionnelle et la peine ne se départit jamais d’un caractère expiatoire. Comme ils sont communément partagés, l’administration de cette dernière opère à l’échelle du groupe, sous la forme brutale du lynchage ou celle policée de l’action publique. L’analyse de la répression socialement instituée fait ainsi remonter du for interne le sentiment dont l’altruisme s’induit de la similitude. Il n’y a donc pas lieu de blâmer un juge à l’écoute de lui-même pour mieux entendre ce que la société murmure.
Loin de donner licence à de mauvais débordements, cette attitude est le préalable d’une bonne justice, consciente d’elle-même, de son rôle et de sa place. La mesure du mécontentement est aux prémices d’une écriture de la réponse judiciaire, propre à prévenir les excès. La règle de droit donne le moule à l’intérieur duquel les ressentiments se logent comme ils se diluent. Le dispositif a d’ailleurs d’autant plus d’efficace que la norme en considération de laquelle le juge se détermine est elle-même le réceptacle de la conscience collective. Les atteintes aux personnes ou aux biens, à l’État ou à la confiance publique, que le code pénal sanctionne, sont autant des délits juridiquement institués que des comportements, objets d’une réprobation presqu’unanime. En prenant appui sur la loi, le juge fait ainsi coup double : il inspire l’indignation du moment et l’expire par la grâce d’un jugement, qui la fige et, ce faisant, la contient. C’est ici la chair qui précède le verbe et comme l’écrivait Pierre Bourdieu, (1930-2002) mettre en forme, c’est encore mettre les formes. Dernier ferment de cette réussite, la règle présente un caractère de généralité, de telle sorte que le jugement qui s’y adosse s’insère ainsi dans un ordre collectif dont l’existence, serait-elle imaginaire, décourage les ultimes protestations. À ceux que la décision mécontente, le juge est en mesure de répondre qu’elle est l’expression du plus grand commun dénominateur et qu’il eût été déraisonnable d’être plus lâche ou plus sévère.
Avec perspicacité, l’avocat et académicien Jean-Denis Bredin (1929-2021) disait qu’en droit, il y a toujours quelque chose à dire, même si l’on ne peut pas dire n’importe quoi. Les textes ne privent donc pas le juge de marges de manœuvre. On accepterait ainsi de maintenir l’hypothèse d’une éventualité que la passion l’emporte sur la raison et qu’au bénéfice du jeu qui s’observe dans l’articulation des règles et l’appréciation des preuves, il serait aisé d’en jouer pour qui sait les manipuler. Sans exagérer les virtualités de l’interprétation et de l’instruction, il faut bien composer en l’état de cette incontestable donnée. La règle de jugement l’intègre, mais au lieu de réduire les espaces où la raison juridique est à même de divaguer, elle invite au contraire et en quelque sorte le juge à rêver, comme le ferait un promeneur solitaire. C’est en faisant appel à son intime conviction qu’à travers cette norme, le corps social lui accorde sa confiance. Elle lui enjoint de s’interroger lui-même dans le silence et le recueillement et plus encore, dans la sincérité de sa conscience. À défaut de science, concédons qu’il n’est d’autres moyens de procéder, si l’on entend qu’au moins partiellement, le juge s’abstraie, des affects qui l’encombrent. Mais il y a plus. C’est qu’en effet, le pari de l’intime est probablement le plus concluant s’il s’agit de viser l’universel.
Contraint au dépouillement, l’individu qui délibère, devient une abstraction. S’il n’est plus tout-à-fait lui-même, c’est qu’il est n’importe qui, de sorte qu’alors, et encore en lui-même, quiconque est en mesure de se projeter. C’est ainsi pour n’être plus rien qu’il est désormais tout le monde. L’abstraction de la règle sur laquelle le jugement prend appui afin de s’inscrire dans un ordre de généralités propice à son rayonnement, entre alors en résonance avec la qualité supposée de celui qui l’instrumente. Ainsi se trouve élégamment liquidées, les incertitudes qui grevaient l’exactitude et l’objectivité du raisonnement judiciaire. Son insuffisante rigueur, liée à l’illogique intrication de normes générales et de circonstances particulières, est en effet compensée par l’universalité du tiers qui la démêle. Son absolu désintéressement ressemble sans doute à une fiction. Non pas qu’il y ait lieu d’entretenir le soupçon, mais tout bonnement parce que pareils à autrui, les gens de droit comme les citoyens ordinaires sont le produit d’une épigenèse et d’habitus desquels ils sont indétachables. Pour autant, les circonstances d’où fuit une intime conviction permettent ainsi que le « dire pour droit » soit assimilable à un « dire pour tous ». L’impersonnalité du juge est parente de l’officialité de son jugement et à cette condition, le raisonnement précède le rayonnement.
En dernière analyse et sauf démonstration circonstanciée d’une corruption des esprits, il n’est aucune preuve d’un hypothétique dévoiement de la justice. « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire. » Au risque du contresens, la sagesse démocratique s’approprie l’aphorisme de Wittgenstein et même si la proposition n’est pas rigoureusement exacte, il est d’un certain usage qu’« on ne commente pas les décisions de justice. » C’est contribuer au mal-être qui infiltre nos sociétés que de vitupérer contre elles. Et c’est aggraver cette situation que, face à ses juges, prétendre et faire profession d’être un autre qu’« un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui. »
Xavier Lagarde est professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Avocat à la Cour. Il vient de faire paraître en codirection, Initiation aux études juridiques (éd. Nouveau Monde). Il publiera au début de l’année 2026, La conscience du juriste, essai sur la construction d’une vérité (éd. Odile Jacob)....
Entre critique publique et exigence d’impartialité, la justice contemporaine se voit sommée de concilier raison et émotion. Le juge incarne les tensions d’une société en quête d’équité. Depuis qu’ils démentent l’apostrophe de La Fontaine sur le sort des puissants et des misérables, les juges et la Justice sont plus aujourd’hui qu’hier exposés à la vindicte. Les principaux agitateurs de l’opinion commune, au demeurant empreinte de labilité, sont à chercher dans les rangs de ceux qui subissent les décisions qui les condamnent. Souvent avec l’aide de leurs conseils, avocats et spécialistes de la « gestion de crise », ils tentent de persuader hors les murs, faute d’avoir convaincu dans l’enceinte du Palais. Certains dirigeants d’entreprise s’y essaient et, entre autres stratégies, plaident parfois, et souvent sans grand succès, que leur condamnation porte atteinte aux intérêts de l’entreprise qu’ils servent et, fût-ce par prétérition, qu’elle porte la marque d’une vengeance qui s’avance dans la dénégation d’elle-même, sous le sceau d’une République dévoyée. Les hommes politiques sont à cet égard plus bruyants, spécialement s’ils ont présidé, en premier rang, aux destinées de leurs concitoyens. Ils prêtent alors à leurs juges une indépendance de papier et une impartialité de complaisance. S’ils trouvent quelque audience, cette dernière se retourne cependant, sitôt que ceux-ci sont à leur tour menacés. De ces tumultes contemporains, qu’est-il permis de penser ? La communauté des juristes prend majoritairement la défense de l’État de droit et dénonce volontiers l’abus de position dominante d’une caste qui prétendait à l’impunité. Il était temps…