Cette cicatrice toujours ouverte

Thierry Pasquet et Tania Sollogoubati

Débats & combats

De l’Europe du Nord à l’océan Indien, une ligne géostratégique enchante nos imaginaires et fait saigner nos cartes.
Derrière l’Ukraine et la Russie, la géopolitique déploie des logiques très souterraines. « Ce n’est qu’au début du crépuscule que la chouette de Minerve prend son envol », écrit Hegel, signifiant que le temps de la philosophie n’est pas celui de l'événement, et qu’il y a d’autres façons de regarder, de penser, de dire et d’écrire l’Histoire. Alors, pour apprécier les enjeux et les impacts de ce qui se passe dans les plaines d’Ukraine, il nous faut croiser les événements récents avec d’autres plus anciens.

Cette cicatrice toujours ouverte ©Serprix
Il faut situer et nommer le point de rupture, en apprécier l’importance et comprendre pourquoi nous avons, collectivement, échoué à l’identifier plus tôt. Dérive de l’Otan expansionniste versus discours néo-totalitaire de Poutine, nous essayons, à tâtons, de trouver une position personnelle, d’affirmer quelques convictions, quelques certitudes, ce qui n’est pas toujours évident face à ce qui hurle, face à ceux qui hurlent. Mais c’est précisément dans ces moments-là qu’il faut se souvenir du temps long, celui de l’Histoire, traversé par deux courants profonds dans cette région du monde.
Le premier, c’est que l’ordre géopolitique a une tendance naturelle à l’entropie, c’est-à-dire au désordre et à l’incertitude, dès lors qu’il n’est plus maintenu en équilibre par une puissance dominante. Équilibre ne veut pas dire Paix. Il s’agit plutôt d’un calme relatif, c’est-à-dire que des conflits peuvent avoir lieu, sans -toutefois menacer l’intégrité du système tout entier. Concrètement, quand la phase d’entropie est engagée, tous les équilibres internationaux sont remis en question et se fragmentent. C’est ce que nous vivons depuis quelques années, et la guerre russo-ukrainienne n’en est malheureusement que le dernier avatar. Il y en a eu d’autres, dans le Haut-Karabakh, dans le nord de l’Inde, ou ailleurs. Et il y en aura d’autres, car aucune des grandes puissances n’a plus, pour l’instant, la légitimité ou le leadership indispensables pour établir, imposer, ou inspirer un ordre international stable. Ainsi, nombre de pays vont-ils être tentés par l’usage de la force pour acquérir un avantage, réanimant ainsi des conflits gelés. Mais de nouvelles alliances, parfois inattendues, vont aussi apparaître. Jusqu’à ce qu’un nouvel ordre se crée…

Ce corridor-barrière entre Occident et Orient est une grande coulée historique le long de laquelle des puissances ont fait mouvement pour la contrôler.

Or, dans ces moments de grands re-brassages, certaines zones ont plus d’importance que d’autres, qui sont systématiquement des lieux à conquérir, à occuper, à dominer. C’est le second grand courant de l’Histoire. Ces zones, on les oublie en période de paix, on en parle à peine. Qui s’intéressait vraiment à l’Ukraine avant que les images du conflit déferlent sur les écrans ? Et même quand la région s’est embrasée, la situer sur les anciennes cartes qui retracent et illustrent la conflictualité du monde n’a rien d’évident. Toutefois, la Terre s’en souvient qui, elle, a de la mémoire. Une mémoire écologique, biologique, et historique. La Terre se souvient là où nous l’avons oubliée.
Dans l’une de ces zones, au passé particulièrement tumultueux et à laquelle appartient l’Ukraine, se trouve un long couloir, un corridor stratégique qui plie le globe. Il va du nord de l’Europe à la péninsule arabique, et, passant entre mer Rouge et golfe Arabo-Persique, débouche dans l’océan Indien – ce fameux Océan du Milieu sur lequel serpentait la Route des épices. Ce corridor inclut bien sûr la ligne d’accès aux mers chaudes de la Russie, que la guerre en Ukraine a rendue si visible. Il est aussi, surtout, la diagonale historique de passage entre l’Occident et l’Orient, tout au long de laquelle n’ont cessé de s’allumer sporadiquement de grands conflits, tandis que se produisaient des glissements géopolitiques majeurs, de part et d’autre. C’est ce couloir qu’empruntent et traversent depuis toujours marchands et guerriers, pour aller d’Est en Ouest, ou d’Ouest en Est. Sans cesse, on a essayé de le contrôler, d’en fermer certains segments. On y parle de Portes, de Murs et de Rideaux de fer. Quant aux États qui le composent, ou le bordent, ils redeviennent vite, dès que le désordre gagne le monde, des puissances gardes-barrières, des puissances filtres, des puissances tampons ou des puissances de clôture. Ainsi, les plaines du nord de l’Europe et quelques trouées le long de ce couloir stratégique ont été le point d’entrée des peuples venus d’Asie centrale. C’est là notamment que les Magyars hongrois, après avoir été stoppés en 955 par Otton 1er, roi de Germanie, se sont fixés et christianisés, devenant alors puissance-filtre face à l’Est. Ainsi les plaines de l’Ukraine, pays-frontière, ont-elles toujours été le lieu de passage des envahisseurs successifs venus d’Est ou d’Ouest. Pauvre Ukraine.

Tania Sollogoub
s’intéresse à ce qu’il y a de commun entre les différentes façons de parler du monde des individus : l’économie, la sociologie, les sciences politiques, la littérature, la philosophie. Son vrai métier est de construire des passerelles qui mettent en lumière les facteurs les plus profonds de changement des sociétés. Au quotidien, elle est économiste et romancière.
Ce corridor-barrière entre Occident et Orient est également une grande coulée historique le long de laquelle des puissances ont fait mouvement pour la contrôler. Xerxès Ier, roi de Perse, fit relier les rives du détroit des Dardanelles par un pont de bateaux pour s’élancer de la région tremplin d’Anatolie à la conquête de la Grèce. En sens inverse, Alexandre partit vers l’Asie en traversant l’Hellespont, longeant ensuite par la terre le segment sud du corridor stratégique jusqu’à la mer Rouge et l’Égypte, avant de s’enfoncer plein est, vers le cœur de l’empire perse, vers Babylone, puis toujours plus loin, jusqu’à ce que ses soldats, épuisés par deux années de marche, l’arrêtent. Bien plus tard, l’offensive vient d’Asie : les Ottomans font le blocus puis abattent les murailles de Constantinople, après un détour un peu plus haut dans le corridor, par la péninsule balkanique, coupant ainsi la capitale byzantine de son arrière-monde européen. En 1700, Pierre le Grand arrache aux Tatars de Crimée et à la Sublime Porte les bords de la mer d’Azov, où il fondera le port de Tarangog, et Catherine de Russie parachève son œuvre en s’emparant de la Crimée, fondant Sébastopol et Odessa. Plus récemment, la Première Guerre mondiale trouve son origine dans la poussée du Reich allemand et de l’Autriche-Hongrie vers les Balkans, libérés de l’empire Ottoman, et au-delà vers tout le Moyen-Orient. Le Bagdadbahn, projet pharaonique de l’empereur Guillaume, devait relier par chemin de fer Berlin et le golfe Persique, contrariant les visées des Russes sur les Balkans, le Bosphore et la Méditerranée, comme celles des Britanniques, possesseurs de Suez et de l’océan Indien... Interrompue par la guerre, la construction Bagdadbahn ne sera achevée qu’une trentaine d’années plus tard, après que les batailles de la Somme et de Tannenberg auront tranché ces différends.

Thierry Pasquet
philosophe et historien, travaille sur les rapports entre grande stratégie, cycles de la mondialisation et philosophies de l'histoire.
Poussées, contre-offensives, efforts successifs pour s’emparer de points névralgiques sur cette grande diagonale et conflits de trajectoires entre empires, entre cultures et religions… Nulle puissance qui se sent une vocation grand-régionale ou mondiale n’ignore les enjeux du contrôle de cette longue cicatrice géostratégique qui tour à tour enchante nos imaginaires (le Danube ! Constantinople ! Jérusalem, ville trois fois sainte !) et fait saigner nos cartes. En somme, qui a la maîtrise du corridor contrôle la moitié du continent eurasiatique ; à l’inverse, celui qui le traverse et en bloque un seul point l’inactive. Que ce point névralgique soit aux mains d’une puissance hostile à l’Europe et le pouvoir du Vieux continent s’en trouvera affaibli. Dans le cas contraire, une voie royale vers le Moyen-Orient, l’océan Indien et l’Asie lui sera ouverte. Cette zone appelle la puissance, et les affrontements de puissance. Pour elle, des empires se sont combattus, en elle des empires sont morts – empire polono-lithuanien, empire ottoman, empire d’Autriche-Hongrie, empire des Tsars… Ce corridor – à la fois couloir et muraille – est le lieu de couronnement des ambitions ou le cimetière des illusions. Dans le drame ukrainien, quelque chose de très antique hurle : un axe, une voie et un choix, entre le commerçant et le guerrier.

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Débats & combats De l’Europe du Nord à l’océan Indien, une ligne géostratégique enchante nos imaginaires et fait saigner nos cartes. Derrière l’Ukraine et la Russie, la géopolitique déploie des logiques très souterraines. « Ce n’est qu’au début du crépuscule que la chouette de Minerve prend son envol », écrit Hegel, signifiant que le temps de la philosophie n’est pas celui de l'événement, et qu’il y a d’autres façons de regarder, de penser, de dire et d’écrire l’Histoire. Alors, pour apprécier les enjeux et les impacts de ce qui se passe dans les plaines d’Ukraine, il nous faut croiser les événements récents avec d’autres plus anciens. Cette cicatrice toujours ouverte ©Serprix Il faut situer et nommer le point de rupture, en apprécier l’importance et comprendre pourquoi nous avons, collectivement, échoué à l’identifier plus tôt. Dérive de l’Otan expansionniste versus discours néo-totalitaire de Poutine, nous essayons, à tâtons, de trouver une position personnelle, d’affirmer quelques convictions, quelques certitudes, ce qui n’est pas toujours évident face à ce qui hurle, face à ceux qui hurlent. Mais c’est précisément dans ces moments-là qu’il faut se souvenir du temps long, celui de l’Histoire, traversé par deux courants profonds dans cette région du monde. Le premier, c’est que l’ordre géopolitique a une tendance naturelle à l’entropie, c’est-à-dire au désordre et à l’incertitude, dès lors qu’il n’est plus maintenu en équilibre par une puissance dominante. Équilibre ne veut pas dire Paix. Il s’agit plutôt d’un calme relatif, c’est-à-dire que des conflits peuvent avoir lieu,…

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