À lire le père des Misérables, « l’homme qui a gagné la bataille de Waterloo, c’est Cambronne ». Contre l’Europe
coalisée pour mettre un terme à la geste napoléonienne, contre le sort funeste des armes, un officier français, à la tête d’une poignée de survivants, aurait renversé le cours de l’histoire d’un simple « merde » jeté à ses adversaires… Et Victor Hugo de s’envoler : « Foudroyer d’un tel mot le tonnerre qui vous tue, c’est vaincre. » Au soir du 18 juin 1815, sur la terre de Belgique retournée par les boulets et les sabots des chevaux, au milieu du chaos qui accompagne le crépuscule des batailles, le commandant du 1er régiment de chasseurs à pied de la garde impériale est toujours debout. D’une certaine manière, Pierre Jacques Étienne Cambronne n’est pas là par hasard. Ce Nantais de naissance s’est enrôlé dès 1792 et fut de toutes les guerres de la Révolution et de l’Empire. Baron et général de brigade, il fait partie des fidèles qui ont accompagné Napoléon sur l’île d’Elbe, dont il devint gouverneur militaire. Artisan du retour de l’Empereur en mars 1815, il participe naturellement à la campagne de Belgique, au sein de la garde impériale, cette unité d’élite composée des soldats les plus méritants.
Alors que les restes de l’armée française se replient et que Napoléon lui-même a quitté le champ de bataille de Waterloo, Cambronne tente de maintenir la cohésion du dernier carré. Sous les boulets et la mitraille, ses hommes, baïonnette au canon, résistent encore aux assauts ennemis. Un général anglais s’approche ; il lui propose une sortie honorable en mettant bas les armes. Par fierté de soldat ou par désespoir de voir son monde s’effondrer, Cambronne répond par la négative. Le feu reprend. Les rangs sont décimés. Le brave s’écroule, touché d’une balle à la tête. Si l’Empire est mort, Cambronne est toujours vivant. Retrouvé par les Anglais au milieu des cadavres, il est soigné et envoyé en captivité…
En France, moins d’une semaine après l’événement, Le Journal général revient sur la résistance du dernier carré de Waterloo. Il prête à Cambronne, dont on ignore pour l’instant le sort, non pas un mot scabreux, mais une saillie bien plus héroïque : « La Garde impériale meurt mais ne se rend pas ! » Le gazetier ne dispose pourtant d’aucun témoignage de première main, puisque les quelques survivants de cet épisode ne sont pas encore revenus. Qu’importe, la formule est lâchée. Elle va se répandre comme une traînée de poudre, reproduite dans de nombreux journaux et même reprise sur les bancs de la Chambre des représentants. Cette garde qui ne se rend pas, c’est un peu l’idée d’une époque toujours vivante, comme un réflexe de survie pour une partie des Français qui voient les alliés occuper le territoire national et les Bourbons remonter sur le trône…
Alors que la formule s’apprête à connaître une incroyable postérité, source d’inspiration pour une foule d’auteurs et d’artistes, Cambronne, lui, est rentré en France. Traduit devant le conseil de guerre, mis en accusation pour trahison, il est finalement acquitté en avril 1816. Pardonné par Louis XVIII, qui ne peut se passer d’officiers d’expérience, il prend le commandement de la place de Lille en 1820, puis obtient le titre de vicomte. Décédé en 1842, sa ville de Nantes lui érige en 1848 une statue, dont le socle arbore toujours la célèbre formule. Tout serait pour le mieux, si ce n’est que ces quelques mots gravés sur une plaque de métal pour la postérité, Cambronne lui-même nia toute sa vie les avoir jamais prononcés ! Un jour, en plaisantant, il aurait même livré : « Je n’ai pas pu dire : “La Garde meurt mais ne se rend pas”, puisque je ne suis pas mort et que je me suis rendu. » Honnête, Cambronne ne souhaitait pas endosser la paternité de cette formule, d’autant plus qu’à la même époque, les héritiers du général Michel firent tout pour qu’elle soit attribuée à leur père, tué à Waterloo. En vain. Car la légende est souvent plus tenace que la réalité.
De réalité, justement, il en est peut-être question lorsqu’on revient au fameux « merde » immortalisé par Victor Hugo. Quelques semaines après Waterloo, toujours aux mains des Anglais, alors qu’on lui annonce que tout-Paris le glorifie pour son héroïque répartie, Cambronne lâche : « Je n’ai pas dit ce qu’on m’attribue, j’ai répondu autre chose… » Revenu en France, ayant retrouvé une position sociale, le général n’osera jamais donner le « fin mot » de cette affaire, se contentant d’avouer qu’il a répondu aux Anglais des « mots moins brillants peut-être, mais d’une énergie plus soldatesque ».