©Simon Bailly
©Simon Bailly

ET APRÈS ?

Claire Castillon

1.
Ma mère peut organiser des miracles mais pas celui d’emmener un cochon d’Inde avec nous en randonnée. Alors on le dépose sur le palier de ma grand-mère. Il y a une chance sur cent pour qu’elle s’attache. Ma mère me pousse vers l’escalier pour qu’on disparaisse avant que la porte s’ouvre. Je baisse le nez.
L’été dernier, j’ai baissé le nez en quittant la Gordolasque, alors ma mère m’a dit de me retourner au lieu de regretter. Se retourner en partant, ça veut dire qu’on reviendra au même endroit, un jour. « L’été prochain ? » j’ai demandé. Et ma mère m’a répondu : « L’été prochain, Rudy, pour les grandes vacances. » « Mais non, bien avant ! s’est esclaffé mon père, moi je t’emmènerai à la montagne cet hiver ! »
L’hiver, c’est fait. L’été, on y est. Alors ce n’est pas au moment de partir retrouver le bonheur des grandes vacances qu’on va s’obliger à rester chez nous à cause d’un cochon d’Inde. On rate même deux semaines d’école pour partir avant la foule. Hier, la proviseure était mal à l’aise quand ma mère s’est pointée à la sortie des cours pour lui dire que je ne reviendrais pas jeudi prochain, mais qu’on se reverrait avec plaisir en septembre.
L’éleveur tenait à vendre au moins deux cochons d’Inde à ma mère pour que Dul ne s’ennuie pas mais, après lui avoir dit « j’ai vraiment besoin de cette bête pour vivre »,  elle lui a démontré, exactement comme à un contrôleur de la SPA, qu’avec l’ambiance funky de chez nous, un cochon d’Inde se suffirait à lui-même. J’ai calculé qu’en âge cobaye, il devait être adolescent, comme moi. Ça m’a fait penser à toutes les fois où je fais la gueule pour rien, d’un coup. C’est marrant.
Je lui ai parlé à travers le grillage, détaillant notre vie pour qu’il se sente des nôtres : moi Rudy, treize ans, bientôt quatorze, au moins dans l’idée, un garçon qu’on dit gentil et avenant. Un père, qui va bien finir par revenir, de sommets vertigineux. Une mère, qui reste de plus en plus longtemps en boule sans respirer. Et regarde des photos de moi quand elle ne sniffe pas mon linge sale. Parfois, elle reste au téléphone avec ma grand-mère, une femme directe qui a le sens de la synthèse : « Tu crois franchement qu’un cochon d’Inde va remplacer quoi que ce soit ? »
Ma mère, repliée dans le canapé, compose le numéro de mon père pour lui raconter cet achat spontané. Il ne répond pas. Ça fait quand même plusieurs mois qu’il ne répond plus. Quand elle l’appelle, elle y croit encore. C’est comme s’il était là, dans leur premier appartement. Quand maman ouvrait la porte et qu’elle le voyait, ses lunettes de soleil sur le nez à cause du soleil de plein fouet, et qu’il disait « viens là » en ouvrant les bras, ça se transformait en palais. On a toujours aimé les grandes fêtes.
2.
On s’est retournés en quittant le palier de ma grand-mère et on a eu la preuve que notre truc d’aimantation marchait : on est revenus illico au même endroit. Un long cri a réclamé notre retour immédiat à l’étage et ma grand-mère, le pied prêt à dégommer la cage du paillasson, a crié qu’il n’en était pas question. Ma mère s’est justifiée : « J’allais te rapporter la cage d’habitation. Là, c’est sa cage de transport. Tu lui mets la radio, tu t’approches de lui quand tu parles au téléphone et ça lui suffit... Rends cette saleté là où tu l’as prise et ne t’avise jamais de remettre les pieds ici avec ce rat ! »
J’ai dévalé l’escalier à toute vitesse. À la porte, je me suis retourné, je ne voulais pas que ce soit la dernière fois. Maman a posé la cage pour reprendre son souffle. Je lui ai caressé la joue, je me suis fourré dans ses bras. On est rentrés à la maison bien emboîtés, trois corps tremblants et des griffes enfoncées partout. À la maison, le téléphone sonnait, c’était toujours ma grand-mère : « Tu te pourris la vie. Pars rencontrer des gens au lieu de te coller ce fil à la patte. Est-ce que tu l’as rapporté chez le marchand ? »
Quand ma mère a sanglé la cage de Dul sur l’âne qui porte notre tente et nos affaires, elle a fait une photo pour mon père. Moi, je suis sûr qu’un jour il la posera sur son bureau, entre celle de l’Oisans et celle des Ecrins. C’est quand même le but de ce voyage. De bien tout remettre comme il faut. Que les photos sur les pêle-mêle cessent de ressembler à des paysages. Qu’elles redeviennent des mondes.
Ma mère a aussi son mur de photos. Moi dans les bras de papa à la maternité. Moi le premier jour d’école, déçu paraît-il parce qu’on n’avait pas droit au cartable en petite section, moi à la plage avec mes potes. Et puis, un peu caché derrière une photo de moi qui dors, moi encore, qui quitte un refuge avec papa. Et aussi la photo qu’elle a prise juste après : la tasse de papa et mon bol, avec des miettes en forme de cœur que l’un de nous deux avait dessiné pour elle.
3.
Ma mère est allée chercher l’âne chez le loueur. « Et votre mari non plus, il n’est pas avec vous cette année ? » J’ai arrêté mes bras qui montaient vers maman, mais je l’ai soutenue avec des murmures.
Depuis, on marche. Elle ne parle plus. Pendant les premiers mètres qui ont duré des heures parce que l’âne avait été chargé en dépit du bon sens, les sacoches mal équilibrées, elle a évoqué l’âne de l’année dernière, papa qui savait lui parler quand nous deux on s’impatientait parce qu’il prenait des détours. Et on comptait les pas en plus, tandis que papa encourageait l’âne avec des « allez », des « ne les écoute pas, ils n’ont pas ton courage ». Dans la nuit, sous la tente, j’avais demandé à mon père pourquoi il avait critiqué mon courage. Et il avait répondu que c’était pour rire. Est-ce qu’il riait vraiment ? « Il a besoin que tu lui fasses confiance et que tu le prennes pour un grand », avait murmuré maman, plus tard.
Ma mère sait monter la tente. Elle le fait à voix haute. Elle vérifie que j’enregistre, retiens, saurai bientôt faire à mon tour, comme un véritable alpiniste. « Emplacement plat, sol sans pierres, prairie dégagée, pas sous les arbres en cas d’orage, pas loin d’une source, nourriture dedans à cause des renards. »
Je pense à mes potes qui vont en cours demain. Ils vont sûrement décrocher mon affiche à la fin de l’année. Elle est pas mal avec, au centre, ma tête qui se marre, même si mon appareil dentaire est horrible, d’ailleurs merci au docteur Tétaut et à ses bagues dynamiques comme il disait. Un jour, il s’est trompé de mot. On était dans son cabinet avec maman et il nous parlait de son assistante qui ne comprenait pas ce qu’il lui demandait. « Elle est isotherme », il avait dit. Après, mon père a dit « isotherme » tout le temps. J’aimais bien les blagues entre nous.
Ma mère prépare le dîner. « Tu enclenches le brûleur sur la bouteille de gaz, tu laisses échapper le gaz avec le robinet pour vérifier qu’il sort régulièrement. S’il fuit, tu changes la bouteille. Tu comptes cinq jours par bouteille… » Elle répète les mots de mon père.
On se couche tôt. Elle caresse mon duvet, j’approche mon nez sous le sien et j’attrape sa respiration. Maman sursaute. Est-ce qu’elle vient de se rendre compte qu’elle a oublié de prévenir le bureau de son départ en vacances ? Il y a pourtant la fête des challenges de fin d’année. Elle n’a rien à proposer, à part le décompte du nombre de baisers qu’elle est capable de poser dans mon cou quand je dors.
4.
Le jour se lève, ma mère regarde la vallée. Je lui pose la main sur l’épaule. Je me suis habillé avec ma chemise blanche. Elle enfouit son nez dedans en se rappelant une soirée. Elle m’avait conseillé pour ma tenue, je n’avais rien écouté, mais elle avait quand même dit « magnifique ». Je me sens plus grand qu’elle ce matin. Mon père dit toujours que la montagne fait mûrir. Mais je rétrécis juste après, en regardant mes « pattasses » comme elle dit parfois, parce qu’elle aperçoit encore, à travers ma peau, l’ombre de mes doigts de bébé. Pour les mères, quand les enfants grandissent, le reste est comme un déguisement par-dessus.
Ma mère sursaute en me croyant derrière elle et en découvrant que je n’y suis pas. Moi je me balade, je m’habitue aux grands espaces. Elle me laisse faire, parce que mon père lui a appris à aimer quand je découvre le monde par moi-même. Plus tard, elle me retrouve, couché dans le duvet. On a encore sommeil. Un vrai montagnard peut-il rester au même endroit ? Papa dirait que le but de la montagne, c’est d’avancer, que les vivres sont comptés pour tant de jours, qu’il faut en finir.
Quelques jours avant le départ en randonnée, ma mère a appelé mon père. Elle voulait lui dire que c’était le moment d’y aller. Retour au Glacier noir, tous ensemble cette fois. Il n’a pas répondu. Elle s’est allongée par terre. J’ai rabattu un peignoir sur elle. Elle a fermé les yeux. Elle a rêvé que papa rentrait. J’ai fait semblant de dormir quand il a placé sa bouche au-dessus de la sienne. Plus tard, elle a senti une présence dans son dos, c’était moi. Elle s’est retournée pour me serrer dans ses bras et me renvoyer dans ma chambre. Mais quand elle s’est retournée, mon père avait déjà dû me virer parce que je n’étais plus là. Et lui non plus.
Elle cherche sur la carte, elle murmure : « Il est où, ce putain de Glacier noir ? » Le mot me fait un drôle d’effet. Glacier noir. Pas putain. J’ai appris, comme mon père, à m’exciter durant les récits préliminaires aux départs en montagne. « C’est une face avec pas mal de dangers objectifs, c’est très engagé, peut-être qu’on va se faire peur, faudra pas traîner dedans. » Du coup, moi aussi je m’essayais à ce ton-là : « Tu sais maman, avec papa demain, on enverra du bois ! » Elle regardait mon père en le suppliant de me ramener sain et sauf.
On avance vers les Ecrins. On progresse vers le Glacier noir. Je connais, j’y suis allé à Noël dernier. Comme c’était Noël, ma mère est venue avec nous. Elle a attendu dans un hôtel. Elle avait peur que mon père la trouve nulle. Elle avait honte d’avoir envie de nous attendre au chaud, peut-être même en préparant Noël dans la chambre. On avait prévu le retour du Glacier noir le 24. J’avais vu mes cadeaux dans la voiture. « Le Glacier noir, on n’y va pas comme ça, avait dit papa, la veille du départ. Si on y va, c’est qu’on a déjà une excellente connaissance de la montagne. Le Glacier noir, on n’y flâne pas. Les glaciers, tu y passes parce que tu es obligé, mais tu ne te balades pas dessus. Le Glacier noir, c’est pour les grands, mon Rudy. » Il ne faut pas juger avant d’avoir vécu.
5.
C’est lundi. À midi, mes copains vont déjeuner au parc. Avant, en cours de français, Lise est assise entre Paul et Max. Elle ne se décidera jamais à choisir entre les deux de toute façon. Elle aurait mieux fait de me choisir moi. Mais moi, je suis le bon copain. Le meilleur même. L’éternel désormais.
Tu es bien sûre, maman, pour le Glacier noir ? Je devine que papa n’aimerait pas nous savoir là-bas sans lui. La progression sur glacier obéit à des règles, des distances d’encordement, il faut savoir distinguer les crevasses, renoncer si on s’est trompé. « T’as les crampons, maman ? »
Elle ne répond rien. Il lui en manque un. Et elle a pris un outil à deux faces qui a toutes les chances d’être un marteau-piolet, mais elle l’ignore. Dans quatre jours, c’est le 1er juillet et c’est mon anniversaire. Treize ans, c’est bien. Quatorze, c’est mieux, mais bon.
Si je marchais seul avec mon père, on mettrait peut-être seulement deux jours. Il dit que j’ai une forme phénoménale quand j’avale le dénivelé. Moi je suis fier parce que je le grille toujours dans la montée.  Je t’ai mis trois cents mètres dans la vue, P’pa ! » Mais on ne calcule pas les choses ainsi, sur une seule montée, c’est la constance qui fait la différence. Mon père garde toujours des fruits secs pour moi dans son sac. Il me donne sa part. Je refuse, alors je sens qu’il voit que je suis un homme. Franchement, c’est là que j’affiche mon courage. Avec ma mère, je ferais mieux d’afficher mon savoir, mais j’avoue que jusqu’à maintenant, j’ai plutôt suivi papa sans l’écouter. D’ailleurs, le jour J, j’aurais mieux fait de ne pas le suivre.
J’entends mon père comme s’il était là. La dernière fois que j’ai vu son visage, il hurlait, penché sur la crevasse, par le pont de neige rompu. Il m’a lancé son bonnet, ses gants, son blouson pour me garder chaud. Il a tout lancé en hurlant mon nom mais moi, j’avais fermé les yeux, j’étais déjà derrière lui, à l’inciter à repartir tout de suite retrouver maman. J’étais déjà en train de faire la trace jusqu’à elle. Il hurlait sans arrêt. En arrivant au refuge fermé, il a défoncé la porte. Il est ensuite rentré à Ailefroide, puis dans la chambre d’hôtel, où je suis entré juste avant lui, pour être sûr d’être entre les deux et que maman ne se rue pas sur lui pour le frapper. Maman avait décoré les tables de nuit avec des branches de sapin et des boules rouges. Il y avait tout ce qu’on aimait papa et moi, comme charcut’ et bons gâteaux, après une course en montagne, et pour un soir de Noël.
L’orage en montagne, c’est très sec, ça rebondit, et ça crée une sorte d’écho. D’ailleurs, j’entends mon grand-père de plus en plus près.
6.
Le ciel est noir. Ma mère a mis l’âne à l’abri. Par chance, on a trouvé un rocher, et dessous, une vraie grotte. Elle essaie d’allumer un feu. Ça ne marche pas. Quand je veux poser ma main sur elle pour la rassurer et lui montrer l’éclaircie prévue dans le ciel, un éclair apparaît. Elle grelotte. Je voudrais lui réciter la vitesse du son, mais à quoi bon lui mettre sous le nez que l’orage se déroule pile là où elle se trouve. Elle veut m’enlacer avec son bras, mais elle enlace son sac à dos et sursaute à chaque coup de tonnerre. Elle sort son téléphone, mais si le prénom de mon père s’affiche, c’est plutôt en zébrures dans le ciel.
L’orage a cessé et le soleil est réapparu. Ma mère déroule le matériel au soleil. Elle monte la tente, étale la nourriture sur le tapis, mais il est mouillé, alors elle la retire. La température monte et l’eau ravive les parfums, alors mon duvet exhale mon odeur. Maman se précipite dedans et s’endort. Pieds nus, je cueille des mûres, j’escalade une paroi, les doigts en griffes, le corps en chat, je mange un lyophilisé sans le réhydrater. Je suis tout excité par le retour du soleil. Est-ce qu’à l’avenir j’entretiendrai, comme les adultes, un rapport étroit à la météo ? Sous notre tente, maman bâcle l’histoire du soir. On dirait qu’elle n’a plus la force de raconter.
C’est comme au téléphone. Quand les pompiers l’ont incitée à appeler sa mère, et qu’elle disait des mots en vrac, montagne, accident, Ru. Elle n’arrivait pas à dire Rudy. Mon père a pris l’appareil, il avait encore les mains en sang. Il n’a pas fait beaucoup mieux. Maman a posé ses mains sur ses yeux pour ne plus le voir, puis sur ses oreilles pour ne plus l’entendre. Quand elle a compris que ses mains ne pouvaient pas couvrir à la fois ses oreilles, ses yeux et sa bouche, elle s’est jetée contre la fenêtre mais on l’a arrêtée avant qu’elle ne l’ouvre.
Ensuite, à la maison, elle n’a jamais pu relâcher ses mains. Si elle entendait papa, elle détournait les yeux. Alors il est parti. Je suis resté avec elle tout le temps. Je n’ai pas mis les pieds à l’école alors que j’aurais pu rendre visite aux copains. Mais je suis resté avec maman. Je l’ai regardée se coucher dans mon lit. Ce qui m’a fait plaisir, il y a quelques semaines, c’est quand elle est allée dans le placard sentir les chemises de papa, pas comme des haines mais comme des trésors. Et puis elle a commencé à l’appeler.
Alors il n’a pas répondu, jamais. Au bureau, on a dit à maman qu’il était parti. Elle sait qu’il est forcément dans la montagne.
7.
Premier juillet 2009 : ma naissance avec papa, heureux, et maman, tellement pressée qu’elle accouche à peine arrivée à l’hôpital et veut repartir tout de suite à la maison. Le sixième étage. Qui devient trop petit avec moi dedans, donc on déménage.
Premier juillet 2022 : maman qui marche vers le Glacier noir pour y déposer le cochon d’Inde de mes rêves. Mon père qui ne réapparaît pas. Je suis resté avec maman mais j’ai fait deux ou trois vérifications de lui, de temps en temps. Évidemment, je n’allais pas le laisser tout seul dans sa cabane de montagne, avec son feu et même pas de livres. Je profitais des moments où maman n’était pas seule. Au début, je ne le reconnaissais pas du tout. Son visage, je le connais pourtant en détail, même le poil de barbe implanté dans l’autre sens, au-dessus de sa lèvre, parce que quand il vérifie mon nœud d’assurage, il est tout proche. Mais le 24 décembre, non, il ne l’a pas vérifié, parce que j’ai dit « Oh ! Eh ! Papa c’est bon hein je suis un homme ou pas ? » Et c’est moi qui ai vérifié son nœud de huit. Sauf que le mien était trop court et quand le pont de neige a cédé, je suis tombé dans la crevasse ; le nœud a tenu quelques secondes avec papa qui tentait de me hisser, me disant de planter mon piolet contre la paroi pour gagner des centimètres à chaque fois qu’il tirait, mais j’avais fait tomber mon piolet et je n’ai pas pu l’aider à me remonter. Papa a tiré et tiré encore pour soulever ce poids mort que j’étais, puis ça a lâché. Ça veut dire que mon baudrier est resté accroché à moi mais pas la corde. Je suis tombé cent mètres plus bas. D’abord la tête puis la colonne. Il hurlait qu’il allait revenir, qu’il allait chercher des secours. Mais j’étais déjà derrière lui à lui hurler de redescendre vite au refuge avant que ça fonde encore et qu’il tombe à son tour.
Ma mère marche vers le Glacier noir, où je suis froid depuis des mois, d’où on ne m’a repêché ni le 24 décembre nuit ni le 25 décembre à l’aube, ni plus tard dans la journée. « Il a dû s’enfoncer. La chaleur du corps, au début, a fait fondre la neige et l’a entraîné plus bas. On ne le retrouvera pas maintenant. Les corps réapparaissent un jour. »
Super consolation pour mes parents qui ont quitté Ailefroide ensemble. Papa au volant, maman le cou tordu pour ne pas le regarder. Au bout d’un moment, elle a demandé qu’il la laisse là. Il a refusé. J’ai vu mes parents se déchirer sans bruit. Il a demandé pardon, mais elle n’entendait plus. Moi, j’étais en colère, parce qu’il n’avait rien fait de mal. Alors j’ai décidé de couver ma mère, pour qu’elle récupère son cœur entier, et qu’elle retrouve mon père. Qu’est-ce qui va rester de moi si mes parents se décollent ?
Aujourd’hui, mon père marche lui aussi vers le Glacier noir. Ma mère marche n’importe comment, Dul enroulé dans une triple couche de polaire au fond de sa poche, sans carte et sans corde. Et c’est d’abord papa qui la voit. Elle ne sait pas devant quelle crevasse s’avancer. Alors elle prend la première, s’agenouille pour crier mon nom. Au début, elle ne dépasse pas le « Ru ». Papa la voit faire, il court, il la rejoint. Elle crie Rudy et il la retient. Il sort une corde de son sac, il l’enroule autour d’elle et il s’enroule avec. « Tu n’as pas de baudrier », est la première déclaration d’amour qu’il lui fait. Leur frisson vibre au fond de la crevasse. Et le sol s’ouvre pour libérer son prisonnier. Je monte plus haut.
Je m’éclate, ça y est ! Je vais pouvoir aller retrouver mon grand-père qui piaffe depuis des jours en me disant : « Viens voir, allez, viens voir ! » Il paraît qu’il y a des étoiles là-haut. Le gros gant de papa enserre la main de maman. Ils vont redescendre ensemble vers Ailefroide. On est le 1er juillet, je suis mort il y a sept mois et quelques jours. Mes parents sont vivants, ensemble, et je peux enfin partir. « Plus besoin de télescope ! » Mais est-ce que je les verrai encore, mes parents, d’en haut ? « Oui, me répond mon grand-père en me prenant la main, tu ne les quitteras jamais. Il faut juste qu’ils apprennent eux aussi à te voir. À eux deux, ils y arriveront. »
Alors on se soulève plus haut, plus fort, et le ciel s’ouvre, pas comme une crevasse profonde mais comme un astre sans contour, sans fin. Je regarde mes parents marcher. Ils tournent le dos à la crevasse. Je suis un drone puis une planète. Eux, sur Terre, forment une sorte de cœur, comme les miettes près de nos tasses au petit-déjeuner. Ils lèvent les yeux vers le ciel. Je ne sais pas s’ils me voient mais moi je les entends. « On rentre chez nous maintenant. » Ils le disent tous les deux en même temps....

1. Ma mère peut organiser des miracles mais pas celui d’emmener un cochon d’Inde avec nous en randonnée. Alors on le dépose sur le palier de ma grand-mère. Il y a une chance sur cent pour qu’elle s’attache. Ma mère me pousse vers l’escalier pour qu’on disparaisse avant que la porte s’ouvre. Je baisse le nez. L’été dernier, j’ai baissé le nez en quittant la Gordolasque, alors ma mère m’a dit de me retourner au lieu de regretter. Se retourner en partant, ça veut dire qu’on reviendra au même endroit, un jour. « L’été prochain ? » j’ai demandé. Et ma mère m’a répondu : « L’été prochain, Rudy, pour les grandes vacances. » « Mais non, bien avant ! s’est esclaffé mon père, moi je t’emmènerai à la montagne cet hiver ! » L’hiver, c’est fait. L’été, on y est. Alors ce n’est pas au moment de partir retrouver le bonheur des grandes vacances qu’on va s’obliger à rester chez nous à cause d’un cochon d’Inde. On rate même deux semaines d’école pour partir avant la foule. Hier, la proviseure était mal à l’aise quand ma mère s’est pointée à la sortie des cours pour lui dire que je ne reviendrais pas jeudi prochain, mais qu’on se reverrait avec plaisir en septembre. L’éleveur tenait à vendre au moins deux cochons d’Inde à ma mère pour que Dul ne s’ennuie pas mais, après lui avoir dit « j’ai vraiment besoin de cette bête pour vivre »,  elle lui a démontré, exactement comme à un contrôleur de la SPA, qu’avec l’ambiance funky de…

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