L’amour est le sentiment responsable d’un grand nombre d’actions humaines, conditionnant nos états d’esprit, fondant nos décisions. Il a quelque chose de l’œuvre d’art – source inextinguible de sens. De nature hétérogène, souvent différencié en trois types : Eros (amour passion), Philia (l’amitié) et Ágapé (l’amour du prochain), il ne cesse d’inspirer une infinité d’histoires, grandioses ou banales, dans les littératures universelles et dans nos vies ordinaires.
C’est grâce à Platon, et à son Banquet, que la question a acquis sa profondeur philosophique et sa noblesse. L’amour est au cœur de la philosophie, présent jusque dans le nom de cette discipline. Comme elle, il creuse l’énigme du lien humain, du rapport à Autrui, de l’attachement, dans les dimensions de la subjectivité, mais aussi du politique.
« L’amour, c’est la chance de faire, à travers les différences les plus profondes, quelque chose qui est une vision partagée du monde. L’amour, c’est le communisme minimal (…) Le fait qu’il y ait construction, à deux, d’un monde, c’est la naissance d’un monde de l’amour, initié par une rencontre généralement imprévisible et incalculable », écrit Alain Badiou dans Éloge de l’amour.
Seulement il ne suffit jamais d’avoir rencontré l’amour. Comme il s’agit à la fois d’une vocation et d’une tâche, encore faut-il « le porter à bras comme un enfant », selon la formule d’Alain.
Nous voudrions tous en savoir plus sur l’amour, en ressentir davantage. Néanmoins, il nous est plus facile de parler de la perte d’amour, de son absence, que de décrire, d’articuler sa présence et sa signification dans nos vies. Afin de comprendre plus profondément, plus intimement, la puissance de l’amour et sa grâce, nous devons d’abord admettre que nous connaissons peu ce sujet, en théorie et en pratique. Nous tenons pour acquis que nous sommes tous capables d’aimer, que nous le saurons instinctivement. Malgré d’innombrables évidences attestant du contraire, nous continuons à assumer que la famille est la première école de l’amour. Ceux parmi nous qui n’ont pas appris ce qu’est l’amour dans leur famille sont supposés l’expérimenter dans leurs relations romantiques.
Mais cet amour nous échappe le plus souvent. Habitués à la négligence ou encore la cruauté, nous passons nos vies à défaire les dégâts causés par nos familles et nos relations intimes. Ce risque, cette exposition a été brillamment décrite par Adorno dans Minima Moralia: réflexions sur la vie mutilée : « Tu seras aimé lorsque tu pourras montrer ta faiblesse sans que l’autre s’en serve pour affirmer sa force. »
L’amour est un de ces sentiments qui touchent à ce que l’humanité a de plus intime et de plus tragique. Réduit par la pensée libérale à une prise de risque inutile et par la pensée libertaire à une simple jouissance, l’amour est la grande aventure du Deux : cette expérience de l’altérité commence par l’événement de la rencontre et se transfigure dans la déclaration d’amour, qui transforme le hasard en destin.
« Aimer », ce n’est pas seulement attendre de l’Autre qu’il nous comble, c’est aussi savoir « exister un peu moins », ne pas s’imposer à l’Autre, savoir se retirer, pour permettre à ses enfants, par exemple, d’exister un peu plus.
L’amour inaugure une expérience de vérité nouvelle : renoncer à l’unicité originelle pour découvrir ce que c’est qu’être deux. Acte de foi en l’altérité, qui consisterait à regarder le monde à partir de la différence et non seulement de l’identité.
« L’événement de l’amour est une machinerie sans objet, qui se renforce quand elle se perd, se perd quand elle se garde, échappe quand on la possède, vous dépossède de tout, quoique vous possédiez, vous rend puissant et vous désarme définitivement », écrivait Anne Dufourmantelle dans En cas d’amour. Psychopathologie de la vie amoureuse.
Nous n’avons besoin de morale que faute d’amour. L’amour a une portée universelle, c’est pour cela que les grandes amours intéressent toute l’humanité. L’amour est une des plus simples, des plus violentes expériences de l’universalité parce qu’elle est l’expérience de la différence humaine.
