Mystic Pizza (détail) ©SébastienPelon

Entre mes lèvres

Saudamini Deo

— Ex Libris —

Sur les rives de la rivière jumelle se trouve une forêt fabuleuse entourée par la ville parfois connue sous le nom de New Delhi. L’entrée dans cette forêt est limitée et autorisée uniquement après l’approbation préalable d’un comité. On ne sait pas encore exactement qui compose le comité et en quoi consiste le processus d’approbation ou quand ce processus a été établi. Il se trouve qu’un jour vous êtes, sans qu’on vous le demande, introduit à l’intérieur de ses portes invisibles.
La forêt se déroule comme un rêve étrange. Par les chaudes après-midi, les léopards s’endorment lentement sur les branches de ses arbres Jamun centenaires tandis que les langurs sautent d’un Neem à l’autre, comme d’une planète à l’autre. Des colonies de renards volants, une espèce de chauves-souris, ont appris à y vivre sans se faire remarquer par la plupart des habitants qui les foulent chaque jour. On aperçoit de loin des chevaux ivoire grignotant de l’herbe fraîche. Guêpes jaunes et singes blancs se croisent régulièrement dans ce labyrinthe qui a un début mais qui semble ne pas avoir de fin. Devant des villas blanches, luxueuses et calmes, des azalées roses et des bougainvilliers fleurissent vénéneux. Les serpents fluorescents aux longs cils n’ouvrent les yeux que pour regarder leur proie. Les paons s’arrêtent souvent devant des murs de verre inclinés transpercés par leurs propres reflets. L’air est si tranquille que les antilopes et les tigres du Bengale s’abreuvent au même ruisseau de Prosecco qui coule sereinement. Les arbres sont chargés de jacquiers mûrs et de mangues fraîches qui pourraient tomber sur n’importe qui à tout moment. La primevère et le jasmin parfument l’air comme du gaz.
De petits appartements exigus à la fin des énigmes s’ouvrent sur de magnifiques vues faites de grands arbres qui ressemblent à d’anciennes tours. Si on les regarde longuement, on peut presque apercevoir des animaux aujourd’hui disparus s’accoupler sous leur splendide ombre. À l’intérieur de l’appartement, bordé de cactus, des lumières disco illuminent les visages de nombreuses espèces occupant l’arrière-pays ainsi que le délicat cristal trempé dans l’or qu’elles tiennent dans leurs pattes ou leurs sabots. Le dernier rhinocéros blanc du Nord, vêtu d’une salopette en soie noire, peut être aperçu en train de danser sur Papa Don’t Preach de Madonna. C’est, en effet, une question mystérieuse : comment cette invention moderne, la musique, a-t-elle fait son chemin dans la nature ? Mais, dans les bois, il faut faire attention à ne pas poser trop de questions, de peur que votre vie ne soit en danger. Il faut accepter la forêt comme on accepte un film ou la forme d’un nuage.
Sous le bâtiment délabré, un couple de chiens se bat souvent pour un morceau de fruit pourri près d’un voluptueux tas d’ordures. Il est possible de passer des heures à observer, alternativement, les chiens et l’ancienne tour. Puis, alternativement, les allées vides et le chant des corbeaux volants. Par une nuit particulièrement venteuse, il semble que vous vous trouviez dans l’hallucination d’une princesse perverse. Ou peut-être que ce pourrait être un rêve rêvé d’un samouraï schizophrène.
Je me réveille dans l’hallucination. Chaque matin, je regarde les palmiers se balancer et une piscine azur depuis mon balcon en buvant une tasse de Darjeeling. Si je regarde à gauche, je peux voir une structure vieille de huit cents ans maintenant dépassée par des arbres si verts que je ne les reconnais même pas. Cela me rappelle les ruines d’Angkor Vat où, dans In the Mood for Love, Chow Mo-wan avait chuchoté son secret dans le creux du mur. Je veux chuchoter dans le creux mon secret : « Je ne comprends pas. » Je ne comprends pas. Chaque soir, j’attends un orage torrentiel. Dans un hôtel réservé aux nouveaux arrivants, je me regarde un moment dans un miroir orné de la galerie scintillante où loups, moutons et ours passent devant moi sans faire attention à moi. Au jardin des délices, des muffins aux amandes délicatement parfumés se cueillent sur des branches nues. Des croissants, des ananas, des danoises à la crème et des macarons à la pistache poussent sur des buissons cramoisis. Dans la chaleur étouffante, on peut aspirer de fines branches d’une plante aux formes bizarres pour boire du café glacé n’importe où.
Au milieu, pas trop loin de l’arrière-pays, se trouve une salle de bal couverte de roses anglaises et de marguerites. Ça sent la morgue. La nuit, les mâles noirs valsent avec les bisons indiens sur Strauss et Tchaïkovski. Des pythons birmans s’enroulent autour de violons faits de chênes vieux de deux cents ans. Dehors, dans les pelouses, il y a des télescopes à partir desquels les pangolins aiment observer les anneaux de Saturne. Les alligators jouent à des jeux de Ludo avec des chats. Ils nomment leurs filles Andromède.
À cinq cents mètres de la salle de bal se trouve un musée d’art. C’est propre comme une tumeur bénigne. Il y a des peintures comme des palimpsestes sur lesquelles on peut faiblement détecter des pigments plus anciens et différents. Toutes les toiles semblent avoir été peintes par un seul peintre. Toutes dépeignent la forêt, ses habitants, leurs modes de vie, leurs cristaux, l’or et le champagne. Une Hyène Rayée Drapée Dans Un Sari de Jade. Deux Zèbres Souriants Jouant aux Cartes. Un Cerf des Marais Buvant de l’Absinthe. En se tenant devant ces tableaux, l’acide coule lentement dans l’estomac. Le vin est servi dans des coupes émeraude par des macaques à côté d’une meule de brie trop affiné que quelqu’un a déjà croqué. Il n’y a rien d’autre à manger sur cette planète abondante. Je marche lentement vers la salle de bains pour vomir l’acide. Quand je ressors, un taureau entame une conversation avec moi. Je peux encore sentir l’acide couler en moi. Je veux vomir sur le taureau. Je me regarde à nouveau dans l’un des miroirs décorés et repère un hérisson pendant une seconde. Un clin d’œil. Je me vois avec des piquants qui poussent dans mon dos. Mon visage semble être le même mais la structure semble avoir un peu changé.
Je veux échapper à l’esprit du samouraï fou mais je ne vois pas de portes. Il est encore minuit et les habitants vont bientôt se retirer dans leurs chambres à coucher. Ils rêveront de cratères sur Mars. J’attendrai ici, sur ce balcon, jusqu’à ce que le samouraï se réveille en 1247 après J.-C. ...

— Ex Libris — Sur les rives de la rivière jumelle se trouve une forêt fabuleuse entourée par la ville parfois connue sous le nom de New Delhi. L’entrée dans cette forêt est limitée et autorisée uniquement après l’approbation préalable d’un comité. On ne sait pas encore exactement qui compose le comité et en quoi consiste le processus d’approbation ou quand ce processus a été établi. Il se trouve qu’un jour vous êtes, sans qu’on vous le demande, introduit à l’intérieur de ses portes invisibles. La forêt se déroule comme un rêve étrange. Par les chaudes après-midi, les léopards s’endorment lentement sur les branches de ses arbres Jamun centenaires tandis que les langurs sautent d’un Neem à l’autre, comme d’une planète à l’autre. Des colonies de renards volants, une espèce de chauves-souris, ont appris à y vivre sans se faire remarquer par la plupart des habitants qui les foulent chaque jour. On aperçoit de loin des chevaux ivoire grignotant de l’herbe fraîche. Guêpes jaunes et singes blancs se croisent régulièrement dans ce labyrinthe qui a un début mais qui semble ne pas avoir de fin. Devant des villas blanches, luxueuses et calmes, des azalées roses et des bougainvilliers fleurissent vénéneux. Les serpents fluorescents aux longs cils n’ouvrent les yeux que pour regarder leur proie. Les paons s’arrêtent souvent devant des murs de verre inclinés transpercés par leurs propres reflets. L’air est si tranquille que les antilopes et les tigres du Bengale s’abreuvent au même ruisseau de Prosecco qui coule sereinement.…

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