Dans le miroir de la salle de bain, je les ai vues arriver : ces cernes de vieux clébard Télé Z, qui m’ont tapé aux yeux. Faire ça à un beau gosse comme moi, ce crime contre l’Humanité. On est le 20 mai 2016, le jour de mes quarante ans, mais c’est quoi ces poches ? J’essaie de tirer sur la peau pour que ça parte, elles refluent sur l’iris, comme des vagues de ces cargos qui débarquaient au quartier avant, sur les quais de Garonne et aux Bassins à Flot. Les hommes étaient dockers ici à Bacalan, même les gitans tapaient des deux trois jours par semaine, à racler les cales des bananiers.
Donc je flippe. Quarante ans le Karim, et encore rien à montrer de sa vie, pas d’enfants, son ADN laissé nulle part, une grosse télé sans abonnement Canal, pas de taf, pas de certitudes, avec en prime les cernes du Père Fouras : réveillez-moi de ce cauchemar !
Quarante ans et déjà le beau gosse périmé, dégagé à l’EPHAD des grabataires précoces, avec ces yeux de loup de cartoon fatigué, qui aurait pas cessé, tout l’épisode de sa vie, de courir dans le vide. Quarante ans, ce 4-0 de la démontada, comme un gong scie le moral. Tu te le prends le crochet, c’est ça l’impact de l’âge, par KO. Après tu te relèves, mais la montagne de la chanson, tu te mets à la descendre en mode poney-zapping de toutes les choses que tu pourras plus faire. Quarante barreaux, mais c’était mille ans de prison qui s’ouvraient devant moi. L’apocalypse à purger. Le monde s’est arrêté, tout est devenu dark. Sans parler de ma petite Guyanaise de vingt-trois ans, dont j’étais fou raide dingue, qui venait de me larguer, juste deux semaines avant. On a compris ta technique, merci.
Donc en moi, j’exagère pas, c’était la Guerre de Quarante, comme quand les Roastbeefs bombardaient le quartier pour nous sauver des Schpountz installés à la Base sous-marine. Les vieux Bacalanais de L’Estuaire nous racontaient ça gamins. Une chose de magnifique avec les anciens, c’est qu’ils radotent, donc tu te rappelles après, même quand tu viens de prendre quarante patates et que ça se voit que t’es déjà Alzheimer.
La Base, on voyait bien, ce méga-bunker où on allait traîner quand on était encore jeunes et beaux, s’aventurer en mode territoire interdit. Il y avait de vrais punks toxicos là-dedans à l’époque. Avec toute l’héroïne planquée dans le coin, ça attirait du monde, Bacalan c’était la plaque tournante, et après pour la coke. Moi j’habitais aux Blocs, à Claveau, qu’ils ont détruit bien après la Cité Lumineuse. Les années 90 ça a été un massacre à la came, nous on était trop petits mais nos aînés ont pris cher, toutes les familles étaient touchées, un jour tel grand que tu admirais, tu le reconnaissais plus, tu le voyais errer, fantôme de quarante ans, les cernes noires sur sa peau blême de Kabylie, et plus que des os autour. Ça sans parler du dass.
Quand ce jour-là je prends conscience devant le miroir que la mort vient et qu’elle a mon visage, on est fin mai 2016. Je vais quand même au taf, faire le facteur en intérim, mais le cœur y est plus, je dois être encore en retard, je me prends la tête avec Gisèle, tout le futur a l’air bouché. Je regarde mon existence, j’essaye même plus d’évaluer le nombre de trains ratés, c’est trop vertigineux, quand soudain, comme par miracle, arrive l’Euro de foot.
Le monde entier débarque à Bordeaux, mais cette fois pas en mode cargo de vidange, de retour après avoir buté toutes les morues de Saint-Pierre et Miquelon. Non, que des joyeux supporters, qui veulent faire la teuf au Matmut Atlantique, un stade de 42 000 places, à deux pas de chez moi. Direct, Julien, un ami carrossier, me lâche une 307 intérieur cuir, officiellement quasi neuve. Je suis pas le seul à avoir l’idée : comme il y a pas assez de taxis, tout le monde s’y met, fini pour moi les colis PTT, je me lance dans le transport de touristes à fagnons.
Pays-de-Galles 2, Slovaquie 1
Un de mes premiers clients, c’est ce type ramassé aux allées de Tourny. Le temps de le ramener à son hôtel du Lac, à deux pas de la Base, on tchatche, il est responsable slovaque de Tour opérateur, le feeling passe. Le lendemain il me rappelle pour me demander de promener le directeur de Škoda et sa femme, en me précisant : ça te dérange pas de t’habiller en chauffeur ? Moi : t’inquiète, non seulement je vais venir en costard, mais pas en 307. J’appelle un pote dans la mode et je lui demande de me prêter son outil de travail, un break BMW dernier cri. Je débarque en Weston marron, costard bleu marine et lunettes fumées Cartier, vu que Ray-Ban c’est pété. Le Slovaque et sa meuf, ils avaient la banane. Je les emmène aux Bassins à flot, à la Cité du vin, ils bouffent là-bas, je les ramène, 50 euros aller, 50 retour, billets marrons direct. Mon chargé de tour opérateur ajoute un billet bleu pour l’effort, puis m’invite à boire un verre. Comme le ramadan avait commencé, moi je jeûnais, mais je dis oui quand même. Il me sort une liasse de billets pour le match : si ça t’intéresse, tu les vends, on fait moitié-moitié. Il en avait au moins 200. Combien je les vends ? Ce que tu veux. Ok.
Mais c’était un faux plan, le match était pété, tout le monde avait déjà des billets à dix balles, donc j’en vends deux trois à cinq euros, pas plus. Au tél, lui : pas grave. Je lui ramène les tickets, il était tellement cloué que je sois si honnête, il me fait : attends, bouge pas. Là il va dans sa chambre, et il me ramène un maillot de la Slovaquie, daté du jour du match, sans numéro. J’ai trouvé beau le geste.
Autriche 0, Hongrie 2
Après j’ai continué comme ça à chasser en ville. Je rentrais chez moi, les billets ils pleuvaient, obligé de refuser des gens. Le soir du match Autriche Hongrie, j’avais pas envie de travailler. Un pote avait des places pour le gros derby de l’Empire, ambiance de folie garantie. Comme j’avais une grosse barbe, bien fournie à l’époque, à la hipster muslim, ces enculés de supporters hongrois m’appelaient Conchita, rapport à Cunchita Wurst, le travelo qui s’était présenté à l’Eurovision en meuf avec une barbe. Ces fachos de mes deux se foutaient de moi, et moi genre étonné : c’est de moi que vous parlez ?! C’est moi, Conchita ?!! Ensuite je les pointais du doigt, leur promettais, du geste, de les égorger. On a bien rigolé. Après tous les potes du quartier m’appelaient Conchita.
Irlande 0, Belgique 3
Le lendemain, je tombe sur des clients irlandais, un beau gosse d’avocat avec ses deux potes, des colosses de la working class, un carreleur et un électricien, le cliché à la Ken Loach. Ils voulaient de la coke. Moi je fais jamais ça, mais eux ils insistent, donc je vais voir deux, trois gars, je leur en ramène. Tellement ils kiffent, qu’ensuite ils m’appellent tous les jours. De un à deux grammes, ça passe à dix-sept grammes, vingt grammes. Moi j’aime pas ça les passe-passe, mais comme je me sens vieux, fauché, tout en bas de la colline, je me dis,
vas-y, opportunise.
Arrive le match, c’est la fête, des Irlandais de partout, on aurait dit la Saint-Patrick. Le beau gosse avocat, une sorte de Brandon Walsh, toujours avec ses deux colosses, m’explique qu’il en voudrait quinze grammes de plus. Je dis ok, mais c’est la dernière fois, après j’arrête, tu comprends Brandon, ça me stresse. La coke était à 70 euros, mais s’ils en prenaient beaucoup on leur faisait à 60 ou 50 même, s’ils prenaient plus de quinze grammes, donc ça faisait de l’argent.
Je les retrouve dans un pub de Mériadeck, des condés de partout, moi un peu en panique. Et là je les entends qui parlent entre eux, tellement barrés, bourrés, qu’ils pensaient pas que je comprends. Le carreleur à Brandon : quand il sort avec la C, je le coince, je lui en colle une et on se casse. Ils croyaient me piner, ces pignoufs.
Je les amène chez un pote qui a un bar pas loin, je leur mets une bière et je dis à Brandon : viens avec moi, prépare l’argent, il faut que ça aille vite. Par contre tes collègues restent là, je peux pas me permettre d’amener trop de gens. Là, les deux autres commencent à paniquer. Mais lui : oui oui, pas de soucis, et tu passes la soirée avec nous après ? Moi : mais bien sûr frérot, on va se mettre des bières et tout. Les autres lâchent leur oseille, mais je sens qu’ils se rongeaient. Il y en avait pour huit cents euros quand même, en plus ils se cassaient le lendemain, pour eux c’était le bon moment pour me mettre une carotte.
Avec Brandon, on arrive rue du Loup, à une adresse que je connais. Il me file l’oseille, je monte, je redescends comme si j’étais allé chercher la came, et je lui fais goûter. Il me dit : good, like yesterday. Let’s go. Et moi : ok j’arrive, je vais juste remercier le gars, lui dire que c’est bon. Je monte, et comme l’immeuble est traversant, je le zappe par l’entrée opposée.
D’ailleurs je la leur ai pas mis moi, la carotte, j’ai été correct, ils l’ont eu leur paquet. Mais toute la soirée, Brandon comme un dingue qui m’appelle non-stop. À un moment, je réponds. Mais t’es où ? Where you at ? Je lui dis : excuse, les affaires, allez au pub où on s’est vu, je vous rejoins. Sure ? Mais oui, pas de problème, frérot. Je raccroche, je me dis, hasra, petit con, tu veux me la faire à moi ? Ils m’avaient vu petit, peut-être à cause de ma mauvaise mine.
Plus tard j’arrive cours Clémenceau, cinq Irlandais déguisés me collent un billet de 50 sur le pare-brise. Je dis : ouais mais vous êtes cinq. Ils en rajoutent un de 20 : please, please ! Ok, par contre, si on voit les condés, if we see the cops, you slip down on your friend like you do a blowjob, ok ? Eux, morts de rire. Toute la route, trop cools les types, à faire que chanter, la bonne ambiance. On arrive au Lac, et là le fourgon en embuscade. Je regarde dans le rétro, l’Irlandais qui bascule, les condés nous calculent pas. Après il se relève et il me fait : can I have a gum after the blowjob ? Puis dès qu’ils sortent de la 307 surgit un Anglais : how much for Bordeaux ? Je lui dis : donne vingt balles, c’est bon. J’y retournais de toute façon. Il monte. Le type était chercheur en Alzheimer, un scientifique, mais barré, démonté à la bière. Je le croyais pas, il me montre sa carte de scientifique de grande université, on tchatche sur son sujet, hyper intéressant, en plein dans mes préoccupations, en plus un fan des Gunners comme moi, on s’émeut sur Bergkamp, la grande équipe d’Arsenal, on devient potes en deux secondes. Il me dit : la vérité, c’est pas d’aller en ville qui m’intéresse, mais de choper. Je comprends que le chercheur a besoin de piner. On descend les boulevards, et là émerge de l’ombre un petit bout high level, avion de chasse albanais, bézouls de compétition. Je m’arrête pour qu’il mate : ça te va ? Yeah yeah ! I want her ! Ok, donc je lui demande combien, et là elle se met à me parler bizarre : ouais, non, t’as vu, frère, il est démonté ! avec son accent chelou de Girondine des Balkans. Elle faisait la voyouze, cette idiote. Je lui dis : ouais j’ai vu, mais il a de l’oseille, c’est un Anglais, combien tu prends ? Elle me fait : 200 euros. Hakarabi ! Quoi ?! Alors que c’est 50, 60 balles les tapins ici. 200 euros ? Même à Monaco, c’est pas le prix. À prendre ou à laisser, frère, tu m’as prise pour qui ? Quoi, je t’ai prise pour qui ? Tu travailles, respect, mais là tu fais ta belle. Je dis au chercheur : 200 euros. Il me dit : 200 euros, elle exagerate. Je lui dis : viens on va à la Base, je connais un coin, fais-moi confiance, on va trouver.
Je remonte jusqu’aux Bassins à flot, puis le boulevard Daney qui longe la Base sous-marine. La veille j’avais capté une renoi, bonne et tout, installée là pour l’Euro. Elle annonce 40 balles, raisonnable. Moi j’adore les renoi, ces fusées atomiques, qui savent tout faire sans que t’aies besoin de te justifier. Il y va puis revient : écoute, I don’t want to abuse, mais tu me prêterais pas ta voiture ? Je lui dis : mec, t’as craqué ? Tu voudrais pas me spermer sur le visage non plus !? La caisse, elle est à mon patron, je travaille. Il me dit : ok, je comprends, mais attends-moi, sinon I’m lost after, sorry de t’avoir demandé ça.
Vingt minutes plus tard, il revient, me paye la course, le plan, et m’invite boire un verre. Comme c’était à deux pas, je l’emmène à l’I-Boat, vu que je connais le videur. Lui appelle ses collègues savants qui sont aussi venus voir l’Euro, que des tronches, mais hyper ouverts, des tontons de la cinquantaine. On passe la soirée à discuter vieillissement, euthanasie, à boire des verres avant de mourir. À la fin, ils me demandent si par hasard je saurais où trouver de la C, ils me saoulent tous avec ça. Le lendemain, je leur en amène, pareil, un gramme, puis tous les jours ensuite, comme les Irlandais, mais pendant deux semaines. Je les rejoignais soit au I-Boat, soit à la Dame de Shanghai, ou sur les quais des anciens docks, reconvertis en bars et en magasins de luxe.
Le quartier c’était pas ça avant. Maintenant pour faire la teuf, même plus besoin d’aller en ville. Les terrains vagues de ma jeunesse, je les ai vus se faire avaler en cinq-cinq par les nouvelles habitations, des sortes de prisons scandinaves en forme d’usine, pour nous rappeler le passé ouvrier, ces bâtards d’architectes. Maintenant c’est pire, mais déjà en 2016 la terre était toute retournée, ils avaient décidé de nous remplir l’espace, de se gaver le plus possible à coup d’éco-quartiers, les futurs ZUP de dans vingt ans, comme s’ils avaient rien appris de l’Histoire.
Ce coin des Bassins à flot, c’était un truc spécial avant, il y avait de tout ici. Des types qui arrivaient d’Afrique ou d’Amérique du Sud, avec leurs petits voiliers qui payaient pas de mine, s’installer dans cette zone portuaire abandonnée, avec trois hangars autour, un mec qui vendait des cuisines, un mec qui vendait de l’eau, les accastilleurs, les réparateurs d’optimistes. Et autour, rien, pas de bagnole, que des squatteurs, des vieux camions-igloos, des bus aménagés, en gros l’endroit de zone où se caler à Bordeaux.
Mon pote carrossier Julien dépannait tout ce beau monde, et il avait fini par bien les connaître. Les gars avaient ce même rêve de prendre le large, traverser l’Atlantique, et lui aussi ça le faisait délirer cette perspective, mettre les voiles, quitter le quartier, la bande, les habitudes, refaire une vie ailleurs, au Venezuela, en passant par les Antilles, l’Afrique, le Cap-Vert. Tu prends les alizés, il me disait, et ça y va tout seul. Finis les cernes, les soucis, les boulots de merde, la vie à quai comme des jmars. Ça avait l’air facile. Mais pas un ne décollait. Comme ce gars, il me disait, charpentier de marine, qui tous les ans expliquait qu’il allait faire le tour du monde, qui attendait juste que son chien meure, c’était ça son excuse.
Julien s’était aussi fait pote avec la mémé au chien, une petite Espagnole toute méfiante, qui avait garé sa 106 près de la grue Wellman. Il lui avait même retrouvé de la famille sur le net, mais sa fille voulait plus lui parler. Il faut dire qu’elle était pas commode, depuis toutes ces années qu’elle dormait dans sa bagnole, avec son rottweiler. Mais habillée normal, propre. Julien me racontait qu’elle avait travaillé comme maître-chien au grand supermarché de Bègles, qu’elle avait eu des tas de propositions de logement, mais qu’elle avait jamais pu accepter, à cause de l’animal. Ensuite, quand elle s’est fait virer des Bassins, elle squattait le parking Décathlon. Elle avait sympathisé avec la directrice, qui la laissait utiliser les toilettes et la douche. Puis un jour elle a disparu.
De toute façon ici il y avait plus de place, il aurait fallu fuir encore plus loin, je sais même pas où, pour être tranquille. Finis les terrains vagues, tout le monde au garde-à-vous derrière des clôtures et des portes digicodes. La ville moderne s’installait pour de bon.
Croatie 2, Espagne 1
Tout cet été 2016 à tourner dans Bordeaux, je me sentais comme dans un film, comme si Taxi Driver avait fusionné avec Cocktail, que De Niro s’était transformé en Tom Cruise et que tout lui réussissait. Finie la loose, finis les plans cramés à se lever pour gratter trois pois chiches. Je continuais ma tournée, mort de faim, tel un Pacman déchaîné, concentré à croquer tout ce qui bouge et qui veut pas marcher.
En mire j’avais le match Espagne-Croatie, le duel des grands techniciens, mais la veille du match, toujours pas de ticket. C’est là que je tombe sur un papa Croate, la soixantaine épanouie, qui créchait aux Hôtels du Lac. En fait il était malade, il lui fallait les Urgences, des cachets pour son estomac. Il me rajoute une prime pour que je l’attende, je le récupère à une heure du mat’, un autre billet et là il sort de son veston une grosse liasse de tickets. Le type avait tous les billets du stade : tiens, gamin, pour ta peine.
Le match était tellement beau qu’il y avait le silence dans le stade. On entendait le bruit des crampons sur le ballon, le souffle des joueurs, comme à la corrida. Tout le monde s’en foutait du score, c’était pas ça le problème. On attendait un geste, le panache d’un passement de jambe, comme quand le taureau frôle la muleta et meurt au bon endroit. Ce soir-là, après autant de beau football, les poches pleines de talbins, j’ai commencé à revoir l’avenir avec sérénité, à m’imaginer des plans couette, des vacances à Annaba.
Fin de soirée pépère, je tanke la 307 devant les Halles de Bacalan, et là je vois cette Allemande s’extraire d’un groupe de joyeux cadres à l’apéro, la quarantaine comme moi, mais hyper mignonne, toute torchée, guillerette. Elle vient direct se coller à ma vitre : combien ? Je lui dis : ce soir j’ai bien travaillé, pour toi c’est cadeau. Son sourire à ce moment-là, je m’en souviens encore. Je l’emmène à la Guinguette chez Aldrich boire un verre de vin blanc, on discute, elle me dit qu’elle est avec ses parents, qu’elle aimerait leur montrer la route des châteaux. Ok, pas de problème. Alors que j’avais ramadan, la journée je jeûne normalement, mais là, cette fusée atomique à la Sharon Stone, un cas de force majeure, Allah sait tout, il comprend les obligations liées à la schizophrénie des temps.
Le lendemain je débarque en 4x4 BMW rutilant, hommage à l’industrie Allemande, sapé jean Levis, veste de costard bleu marine, lunettes fumées anticernes, le beau gosse de service impeccable. Les parents ont facile quatre-vingts berges, mais bien conservés. Le père parle pas, froid, glacial. Il fait une chaleur atroce, je mets la clim, et là la maman qui me dit en anglais : est-ce qu’on pourrait s’arrêter à la Base Sous-marine avant de faire les châteaux ? Moi, là, impressionné. C’est pas souvent que des touristes s’intéressent à l’Histoire. Avec plaisir, madame, en plus c’est mon quartier.
Quand j’étais jeune, les taxis allaient pas plus loin que la Base et le boulevard Daney, pour pas entrer aux Blocs. Pourtant que du vieux HLM à la papa, mais rempli de canailles. À treize, quatorze ans, obligés, on avait tous déjà notre petit pedigree, sans parler de ceux du Port de la Lune. La piscine Tissot où on allait jouer, la salle des fêtes de Claveau, c’était les Allemands qui l’avaient construite pendant la guerre. Ils s’étaient intégrés au quartier, paraît-il. Les tontons racontaient que c’était pas les Schpountz le problème, mais les Roastbeefs. Les Schpountz, on les aimait pas non plus, disait Jeannot. Ils nous occupaient, mais ils ont jamais mis la merde que les Roastbeefs et les Amerloques ont foutu avec leurs bombes, à détruire deux écoles ! Sale race maudite de ses morts ! Quand ça pleuvait des bombes, c’était pas toi qui étais sur ma sœur à la protéger ! Même que tu aurais bien aimé, petit salaud, obsédé !
Selon lui, les Allemands s’étaient fait des tas de potes ici, c’est pour ça que, quand ils ont dû partir, ils ont pas fait tout sauter.
Mais nous, on n’était pas encore là, mes grands-parents sont arrivés en 46, juste après-guerre, pour reconstruire la France. On est une vieille famille du quartier, mes oncles, ils parlent pas arabe, ils parlent bacalanais, ils disent « mes couilles, mon drôle », avec l’accent médocain. Des jeunes de ma génération, ils les critiquent : regarde les tontons, ces bâtards, même pas capable de tarki l’arabiya, ces gouères, qui mangent le cochon avec les Français. Moi je les laisse parler, je leur explique même pas, tellement je sais qu’ils sont pas capables de comprendre. Mais toi, sombre idiot, tes parents ils sont arrivés en 70, t’es né en 80, tout de suite tu as eu les boucheries islamiques, les mosquées, alors qu’eux, à l’époque, il y avait rien, hakarabi, il fallait qu’ils s’intègrent ! C’était les années twist, les Démons de Jésus, il y avait pas le communautarisme, il y avait que le rockabilly !
Donc on arrive à la Base sous-marine et on se gare sur le parking. Sharon Stone m’avait fait signe de pas traîner, pour filer faire les caves des Châteaux. Mais quand on sort de la voiture, le papa se fige d’un bloc devant l’énorme bunker : un gosse fasciné. Moi je suis trop empathique, direct je m’imagine plein de choses, avec son look de grand SS. Soit c’est un fils de quelqu’un qui a travaillé là, soit on lui a parlé du camp de travail, des républicains espagnols prisonniers qui ont fini coulés dans le béton. Je le regardais, immobile, impressionné, il se passait quelque chose en lui, tu sentais des émotions remonter, quelque chose de fort. Ni sa femme ni sa fille osaient l’approcher. Elles arrivaient de temps en temps par derrière, pour lui caresser le dos.
La mère ensuite venait me voir en anglais, pour s’excuser : ça va, vous êtes pas trop pressé ? Mais non madame, vous savez, pendant la guerre ici il y avait beaucoup de généraux allemands, on a l’habitude. Rue Pascal Lafargue, on a même encore des croix gammées gravées sur les immeubles. Bacalan it’s a tellurique zone, la plus au nord de Bordeaux, la plus sombre, donc the light can enter, you understand ? Comme quand tu t’habilles en noir, ça chauffe mieux. Plus tu es à l’ombre, plus tu captes la lumière, c’est ça le grand paradoxe. Pour ça que maintenant les bobos s’installent ici, à cinq minutes du centre. Les bobos, les Allemands, ils savent choisir leurs coins, ils se trompent jamais.
Pendant bien trois-quarts d’heure on a papoté comme ça, à attendre que Ludwig redescende de son trip. Après il répétait à sa femme : dis-lui qu’on le payera en conséquence. Un type hermétique. On s’était mis d’accord sur 250, il m’a lâché 400.
Allemagne 1, Italie 1 (victoire de l’Allemagne aux penaltys)
Depuis le Mondial 90, je suis fan de l’équipe italienne, et de Roberto Baggio. La passion c’est quand t’es gamin qu’elle naît. En 90, comme la France était pas qualifiée, on avait tous les yeux rivés sur l’Italie. Mais ces couillons ont perdu en demi-finale contre l’Argentine. C’est l’Allemagne qui a encore gagné. Donc fatalement ce 3 juillet 2016, quart de finale Italie-Allemagne, dans ma ville de Bordeaux, il fallait que j’y sois et j’y étais : j’ai pleuré carrément après les tirs au but, c’était tragique de perdre comme ça.
Mais bizarrement, c’est des heures avant le match que je me souviens encore mieux. De ma dernière journée de taxieur clandestin. Tout allait bien, j’avais choppé au Lac des jeunes Belges qui s’en foutaient un peu du foot, quand soudain ça s’est mis à bouchonner, l’air est devenu lourd, chargé d’électricité.
François Beaune
est né en 1978 à Clermont-Ferrand, a grandi à Lyon et vit à Marseille. Depuis son premier livre, Un homme louche, suivi d’Un ange noir, Une vie de Gérard en Occident, Omar et Greg, et jusqu’à son dernier, Calamity Gwenn, il œuvre à la création de son Entresort, une galerie de personnages incarnant le monde actuel. Il réalise aussi des documentaires sonores, pour Arteradio et France Culture.
On a eu le son d’abord. Une rumeur qui montait crescendo. Un brouhaha, puis un rythme, des chants. On les voyait pas encore, mais c’était les supporters allemands qui approchaient du stade, une foule géante venue à pied du centre-ville, escortée par des flics, comme pour une grosse manif. On s’est regardé avec mes trois Belges, et puis on a vu les drapeaux, les premiers supporters qui passaient entre les voitures. Comme un voyage dans le temps. Si tu fermais les yeux, tu pouvais imaginer les soldats du Troisième Reich, calibrés, leurs grosses bottes et leurs 3/4 en cuir, cognant sur les pavés, hurlant leurs chants de guerre. Vous les Belges, je leur ai dit, vous étiez où à l’époque ? Ils avaient pas envie de vous exterminer aussi, avec votre humour à deux francs ?
Les supporters défilaient à nos oreilles, c’était la cohue des grands jours de batailles triomphales, de ces moments de sirènes, quand à la Base sous-marine ils sortaient leurs U-boats pour aller torpiller l’Occident. Et là je me suis vu dans le rétro de la 307 : yeux figés, cernes d’aviateur, peau livide. La peur m’avait saisi, comme la mort qui passe au cœur d’une foule en joie, qui s’adresse à ta solitude. Alors je sais pas ce qui m’a pris, peut-être l’instinct de survie, je suis sorti de la caisse, moi le fan de Baggio, j’ai grimpé sur le capot et j’ai crié : vive l’Allemagne !...
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