Incompréhensions françaises

Richard Werly

Fractures, colères, inégalités… Les raisons de la mobilisation massive contre le projet de loi sur la réforme des retraites sont connues. Mais quelque chose d’autre domine l’air du temps : le fait que les Français, même lorsqu’ils continuent de se parler, ne se comprennent plus. J’ai compris ce qui m’ennuie le plus en France [Richard Werly est franco-suisse]. Je l’ai perçu lorsque j’ai décidé de marcher, deux heures durant, aux côtés des manifestants anti-réforme des retraites. Le mois de février démarrait à peine. La veille, les députés s’étaient, pour la première fois, penchés en commission des Affaires sociales sur le projet de loi. Les banderoles les plus fantasques claquaient dans le vent. L’une pour réclamer « le droit à la paresse », l’autre pour dire que la retraite doit être vécue « et non subie dans la tombe ». Une troisième, brandie par une jeune manifestante, pour affirmer que la vie doit être « dansée », pas « travaillée ». Tout cela se déroulait dans le calme, dans une ambiance sociale joyeuse, presque printanière malgré le froid piquant.

C’est alors que j’ai saisi les raisons de mon malaise. Je ne comprenais plus ces Français-là, sympathiques, confiants dans leur capacité collective à tenir tête à ce locataire de l’Élysée qu’ils vouent aux gémonies. L’incompréhension s’est installée comme un poison lent. Elle ne jette pas les Français les uns contre les autres. Elle n’attise pas les colères au point de pousser les manifestants à casser des vitrines. Mais elle fait presque pire : elle décourage. Les tenants de la retraite à 62 ans, sûrs que cet âge de départ est une conquête sociale qu’il faut préserver coûte que coûte, ne cherchent d’ailleurs plus à convaincre. Ils n’expliquent plus. Ils ne débattent plus. Ils jettent sur les sceptiques comme moi, inquiets de voir la France produire de moins en moins et s’enfoncer de plus en plus dans une société des loisirs en forme de mirage, un regard nettement désabusé. Une bonne partie d’entre eux, je le soupçonne, savent que l’horloge du temps est déréglée. Ils ont conscience des courbes démographiques. Ils n’ont jamais rechigné au travail (pour ceux qui sont déjà à la retraite). Mais voilà : ils s’estiment incompris. Pas question, affirment-ils en chœur, de se laisser voler leur seconde vie par un gouvernement qui n’a rien d’autre à leur offrir que des impératifs budgétaires dans un pays habitué à ne jamais les respecter.

Cette incompréhension est l’air du temps. Elle s’est infiltrée sur les plateaux de télévision et de radio. Elle se transforme tantôt en colères, tantôt en pesants silences. Ces Français que j’ai rencontrés à chaque nouvelle manifestation anti-réforme des retraites ont l’impression d’être des poids morts face au « système ». Ils paient leurs impôts. Ils respectent les limitations de vitesse. Ils ne sont pas complotistes, ne pensent pas que la pandémie de covid est une manipulation ou une fake news. Ils constatent juste que les effets d’annonce ne les concernent plus. Les soignants continuent de se plaindre. Les facteurs ne passeront bientôt plus déposer le courrier quotidiennement. Les dossiers judiciaires s’accumulent toujours sur les bureaux des magistrats alors que le budget de la justice est présenté en hausse. Les ratés de Parcoursup tétanisent leurs enfants et petits-enfants, qui sortent déjà essorés du lycée. L’incompréhension est la fille naturelle de cette dégradation. On ne comprend pas, donc on rumine. On cogite. On s’énerve. On manifeste.

2023 est mal partie. Pas à cause de la guerre en Ukraine, qui risque de la transformer à tout moment en cataclysme pour nous tous. Mais à cause de cette désillusion que seule la radicalité permet de maquiller. Puisque les changements positifs ne sont plus envisageables, alors tout renverser devient possible, du moins en paroles. La morale de l’élection présidentielle de 2017 est qu’elle avait suscité un espoir de changement. La force d’Emmanuel Macron était d’avoir capitalisé, avec autant de succès que de cynisme, sur cette aspiration collective à transformer la France. Six ans plus tard, il n’en reste presque rien. La déception est générale. Les dizaines de milliards de superprofits engrangés par l’énergéticien Total, le géant du luxe LVMH ou l’armateur CMA CGM sont jalousés, parce qu’anachroniques. Les Français manifestent, mais ils ont perdu le goût positif de la révolution. Ils croient que le surplace est un mouvement. Ils n’acceptent pas, au fond, que le monde change sans eux....

Fractures, colères, inégalités… Les raisons de la mobilisation massive contre le projet de loi sur la réforme des retraites sont connues. Mais quelque chose d’autre domine l’air du temps : le fait que les Français, même lorsqu’ils continuent de se parler, ne se comprennent plus. J’ai compris ce qui m’ennuie le plus en France [Richard Werly est franco-suisse]. Je l’ai perçu lorsque j’ai décidé de marcher, deux heures durant, aux côtés des manifestants anti-réforme des retraites. Le mois de février démarrait à peine. La veille, les députés s’étaient, pour la première fois, penchés en commission des Affaires sociales sur le projet de loi. Les banderoles les plus fantasques claquaient dans le vent. L’une pour réclamer « le droit à la paresse », l’autre pour dire que la retraite doit être vécue « et non subie dans la tombe ». Une troisième, brandie par une jeune manifestante, pour affirmer que la vie doit être « dansée », pas « travaillée ». Tout cela se déroulait dans le calme, dans une ambiance sociale joyeuse, presque printanière malgré le froid piquant. C’est alors que j’ai saisi les raisons de mon malaise. Je ne comprenais plus ces Français-là, sympathiques, confiants dans leur capacité collective à tenir tête à ce locataire de l’Élysée qu’ils vouent aux gémonies. L’incompréhension s’est installée comme un poison lent. Elle ne jette pas les Français les uns contre les autres. Elle n’attise pas les colères au point de pousser les manifestants à casser des vitrines. Mais elle fait presque pire : elle décourage. Les tenants de la retraite à…

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