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Alix Van Pée
La vie réserve son lot de surprises : cet adage m’est revenu le mois dernier lorsque je me suis retrouvée,par erreur, à participer à un concours international de karaoké. Ce jour-là, je pensais être interviewée par une chaîne nippone sur mon « rapport à la musique ». C’est ce que j’avais compris au téléphone, quand une journaliste japonaise m’avait expliqué le projet. L’appel était haché (décrocher en forêt n’est jamais une bonne idée), mais les mots-clés « musique » et « documentaire » m’avaient suffisamment séduite pour que j’accepte aussitôt de participer. Mauvaise idée.
À cause du réseau, de l’accent de mon interlocutrice, ou encore ma propre naïveté, je me suis retrouvée quelques jours plus tard sous la tour Eiffel, il pleuvait des cordes, j’avais un micro dans la main droite, un parapluie dans la gauche et sous mes yeux un pupitre coiffé d’une tablette tactile sur laquelle défilaient, en rythme, les paroles d’une chanson de Disney. Cinq caméras étaient braquées sur moi. De grosses baffles, disposées en demi-cercle tout autour, semblaient assez puissantes pour faire trembler le Champ-de-Mars. Les touristes venus s’attrouper malgré la pluie étaient vêtus de ponchos de plastique coloré, un look idéal pour me mettre dans l’ambiance Disneyland. Vu le sound system, ils n’allaient pas en perdre une miette.
Très vite, j’ai compris que l’équipe se moquait bien de mon rapport à la musique : le présentateur voulait que je pousse la chansonnette. Et pas n’importe laquelle : il fallait que j’interprète Ce rêve bleu. Comme si je risquais de manquer de conviction, les traductrices m’ont précisé que ma prestation serait non seulement diffusée mais également notée sur 100, et classée sur un podium mondial. Le tout dans une émission regardée par trois millions de Japonais en moyenne. Trois millions. Chiffre qui m’avait malheureusement échappé au téléphone. Alors par dépit, acculée comme un sauteur à l’élastique qui n’a plus qu’à s’abandonner au vide, j’ai commencé à chanter. L’expérience m’a appris deux choses. Primo, Jasmine n’a pas la même tessiture de voix que moi. Secundo, le sentiment de ridicule peut être intense et tenace : il m’a collé à la peau pendant plusieurs jours.
La plus honteuse version de moi-même a bien été diffusée à la télé japonaise.
Pour ma défense, la peur du ridicule me semble rationnelle – surtout à notre époque. Toute séquence sortant de l'ordinaire (chute, performance ou prise de parole ratée) est susceptible d’être filmée, de devenir virale, de fabriquer un nouveau bouc émissaire. À la télévision et sur les réseaux sociaux, les pauvres « Amandine du 38 » ou encore
« Clément le no-life », en ont fait les frais il y a quelques années. La génération Y - dont je suis – a été bercée par des vidéos célèbres dans lesquelles ils chantent faux, interviennent à mauvais escient ou agissent de manière jugée anormale. Au début des années 2000, les jeunes internautes les avaient condamnés à la honte à perpétuité.
Depuis, notre goût pour les séquences ridicules n'a pas faibli. Les émissions de téléréalité, télécrochets, ou même le cinéma nous en offrent à foison. Nos mascottes sont devenues des personnages comme Nabila (propulsée par une gênante affaire de shampooing), d’illustres inconnus qui chantent faux, ou encore des êtres fictifs qui multiplient les bourdes comme Bridget Jones ou OSS 117. Devant ces gaffeurs, nous rions avec cruauté… et empathie. Et si, un jour, nous étions à leur place ? Personne ne peut assurer qu’il ne sera jamais une cible.
Certains en ont pris leur parti. Des humoristes comme Doully, Paul Mirabel ou Melha Bedia racontent d’eux-mêmes les pires moments de leur vie, comme pour exorciser leurs mauvais souvenirs. Bien pire qu’un karaoké sous la tour Eiffel, Doully témoigne sur France Inter de ses aventures chez le gastro-entérologue. Paul Mirabel surfe lui aussi sur le créneau (très américain) de l’autodépréciation à outrance. Ses sketchs moquent son physique de brindille, ses hontes au bureau… Ces nouvelles mascottes prennent le contrepied des réseaux sociaux, dont les algorithmes incitent leurs membres à exhiber « la meilleure version d’eux- mêmes ». De mon côté, la plus honteuse version de moi-même a bien été diffusée à la télévision japonaise. L’émission m’a valu deux messages d’amis tokyoïtes, mais fort heureusement, elle est tombée, depuis, dans les limbes des archives audiovisuelles.
Reste que le sentiment de ridicule est très subjectif, et intimement lié à la personnalité de chacun. Certains y sont hautement sensibles, d’autres, quasiment imperméables. Le jour du tournage, j’étais accompagnée de deux Français, eux aussi recrutés par la programmatrice japonaise : une jeune mannequin et un chanteur d’opéra. Avant de donner de la voix, ce dernier m’a lancé avec enthousiasme : « Quelle chance de pouvoir chanter en extérieur, en plein Paris ! Tu mesures notre privilège ? » Pour lui, le ridicule aurait été de ne pas profiter du moment....
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