Cadaqués, un concentré de Méditerranée, n’a pas seulement attiré Dali, mais aussi Matisse, Picasso, Lorca, Duchamp, Hockney ou Hamilton.

Catalogne, l'art et les matières

Cadaqués garde le cap

François Thomazeau

Au réveil, je regarde la mer. Le cri d’un goéland m’alerte, l’hésitation furtive d’un gecko sur le mur de la chambre. Il se glisse par la porte-fenêtre et je le suis sur la terrasse. Rien ne change, sinon la lumière, toujours recommencée : argent, cobalt, souris, braise, fuchsia, selon les heures du jour. Et cette grappe de maisons blanches blotties au creux de la colline, tassées comme un reste de brousse au fond du pot de lait. Aussi blanches que le ciel, leurs volets plus bleus que la mer, où courent les ridules brossées par le garbí ou la tramontane. Le tout surligné par le cuivre volcanique de la caillasse. 

Rien ne bouge sinon les câbles électriques, les cordes à linge, la structure métallique des stores qui grincent comme des mâts de barques catalanes bousculées par le vent. Javi Aznarez, le peintre sous les arcades, me l’a dit. Ici, il souffle sans cesse. La tramontana avec violence, aussi mal embouchée que les touristes du week-end. Et le garbí, tapi au large, qui lui renvoie la balle mollement. De toute façon, l’un et l’autre rendent fou. Chacun le sait ici. Dans la douceur de la sieste, la folie règne. La mort parfois. Il faut creuser. Un après-midi d’août, un hélico a survolé la rade et s’est posé au milieu des tables dispersées, entre deux terrasses. Un homme avait succombé à la chaleur, au rosé acide d’Emporda. On l’a emmené en silence. Et la vie a repris son cours immuable, souriant, inébranlable.

Ici, je ne ferme pas la porte à clef. Parfois, Juan, le vieux d’en dessous, entre sans frapper. S’il ne me voit pas, il dépose ses vieilles salades poussiéreuses sur la table, sinon il les pend à la poignée de la porte, avec deux ou trois tomates difformes, un poivron borgne. Dans le patio, les plantes rampantes attaquent les murs, écorchent la chaux, leurs larges feuilles font l’aumône, il ne manque qu’un perroquet pour compléter le décor. 

Quand je sors de notre forêt vierge, que la rue me happe dans sa chape d’air plombé, je longe un lopin de sable, de caillasse et de mauvaises herbes encombré d’immenses figuiers de barbarie, qui se dressent à la manière de tennismen au service et font peur aux oiseaux. Je descends « en ville ». Le soir, j’entends les clameurs juvéniles du stade, je laisse passer une voiture allemande qui tourne dans la rue, un peu perdue, du retour de la maison de Dalí, en bas à Port Lligat. Le Bar de Dalt, tassé autour des rudes carcasses des buveurs d’Estrella, farouchement nationalistes, ne se décide pas à fermer. J’attaque la volée de marches d’ardoise, bordées d’un blanc méti-culeux. Je caresse la rampe jalonnée de rubans jaunes. Catalogne libre ! 

Le chemin sera plus raide au retour. Les figuiers, les ficus poussent leur avantage dans les terrains vagues, les fossés, les maisons abandonnées. Une Vespa antique se rue en bêlant dans la descente. Une autre monte en beuglant en sens inverse. Au pied des marches, un immeuble a poussé sans crier gare. Instantanément fondu dans le moule. Murs blancs. Volets bleus. Déjà habité. Se viende.

L’étroite rue piétonne, pavée de lingots gris, démarre alors sa douce glissade jusqu’à la mer. Des mamans boliviennes papotent dans le jardin d’enfants, leurs bambins s’accrochent aux balançoires. Une grosse vieille, un panier lourd à la main, en interpelle une autre et attaque la côte d’un pas balancé, résigné. Entre les deux rangées de maisons, à l’endroit où l’ombre barre la route au soleil, j’ai toujours la même poussée de spleen, qui disparaît trois mètres plus bas. Un fantôme rôde ici. 

À droite, le cuistot du restaurant vegan grille une cigarette sur le perron, le bras lourd, mangé de tatouages. Signe de tête. Une jeune femme en débardeur arrange les tables avec vigueur, comme si elle montait un cirque, la voix rauque, le sourire hérissé, ses cheveux drus de même. Une odeur de patate douce se glisse sous la porte. 

Plus bas, l’escalier étroit du Beirut attend patiemment le début de la saison. Les boîtes de nuit s’écaillent à la lueur du jour. Le portail du Tropical, entrebâillé, invite à la connivence. Sans les néons, sans les halos rouges et verts des spots, les reflets bleus du curaçao, le café a le charme éteint d’une guirlande électrique roulée dans un placard. Je risque un regard discret par l’entrée sombre de la Casa Anita. Dans la cuisine, deux femmes sans âge, le visage marqué par des années de grillades, découpent des crevettes, écaillent les poissons qui s’amoncèlent en un tas d’or. J’entre et demande si Juanito est là. Il vaque dans l’arrière-salle, celle des grandes occasions, se repasse des vieilles vidéos du Barça sur un écran immense en attendant l’ouverture. Des photos s’oublient sur les murs, Dalí bien sûr, des hommes sombres en habit de lumière, un ancien pilote de F1, des vedettes de la chanson espagnole, des acteurs français, anglais, grecs, américains. Sur la porte de l’entrée, un écriteau prévient : NO PAPARAZZI. Il n’en vient plus depuis longtemps. Dalí est mort, sa cour est partie avec lui. La crise a émoussé l’éclat de ce Saint-Tropez catalan que le village n’a jamais voulu être. Juanito est le cadet de trois frères. En quatre générations, la famille est passée de la contrebande frontalière à la viticulture, de la piraterie à la pêche au gros, de la culture aride de l’olive dans les restanques émaciées de la colline à la restauration huppée face à la mer, ou dans les recoins ombrageux du barri antic. Les trois frères font semblant d’être fâchés. Juanito trouve que Rapha, l’aîné, a la folie des grandeurs. 

Et il fait des grands cercles avec le bras dans la direction de la route de montagne tracée au cœur de la colline, lorsque le tourisme et la curiosité ont désenclavé ce port de boucaniers auquel on n’accédait jadis que par la mer ou par la route sinueuse et lunaire partie de Portbou. Rapha a acheté, racheté : un restaurant sur le Passeig, l’esplanade du front de mer, puis un autre à deux numéros de là, puis un troisième sur le quai qui bifurque vers le nord. Puis les vieilles vignes arrachées un siècle plus tôt par le phylloxéra, mais aussi les oliviers du col. Il dirige le club de foot, a posé sa marque, ses initiales partout en ville, sur son huile d’olive, son rosé à quinze degrés, son vino tinto, noir, littéralement. C’est un conquérant au sourire pétillant, qui présente sa pêche du jour comme une offrande, un trésor mystérieux qu’il aurait déterré du fond des mers. 

« Aujourd’hui, j’ai des belles ras-casses. » Il vous installe à table, la main sur votre épaule, retire la chaise derrière vous, remplace le mouchoir en papier réservé aux importuns par une serviette en toile. Vous n’êtes jamais n’importe qui. Il pose sur la table un plein panier de pan con tomate, un ramequin de poulpes tombés du bateau.

« Aujourd’hui, j’ai de petites tellines. » Ses fossettes se creusent, il se retourne pour s’assurer que la table d’à côté n’a rien entendu. Elles arrivent sous le manteau, serties dans leur bouillon clair, pépites à dépiauter, médaillons farcis de saveurs noisette. Ici, les couteaux n’ont jamais tué personne. On dit que c’est Juanito qui a les plus belles gambas. C’est vrai ! Elles vous regardent du fond de la poêle, translucides, diaphanes, comme si la cuisson les avait dévêtues, effeuillées, simplement préparées à fondre sous la dent. Du troisième frère, il n’est jamais question.

Au détour de la rue piétonne, dans le couloir court qui lui sert de boutique, la plus belle femme du village, la vendeuse de sushis, attend le chaland. Je lui prends une bouteille de rosé, juste pour la saluer, échanger quelques mots, partager un peu de son temps. Ses cheveux ondulés, presque frisés, ont la teinte chatoyante du sol, châtain-gris-blond, au gré du pastel des nuages. Le nez fort, droit, divise son sourire en parts égales. Elle affiche sans effort, sans fierté, la beauté impassible de la Méditerranée. Elle brille de l’éclat foudroyant de la bienveillance. Elle est à l’image du lieu qui l’a vue naître, son émanation vibrante. Belle comme une médaille, une piastre, une korê. 

J’aime cet endroit parce qu’il réveille des souvenirs que j’ignorais détenir. Mes semelles glissent sur les galets disposés dans les venelles de la vieille ville comme si elles l’avaient toujours fait, les chats ne dressent pas l’oreille à mon passage. Ils me connaissent. Je les connais aussi. Nul besoin de leur donner de nom. Le noir et blanc dort sur la selle du scooter. Le roux sur le perron d’une baraque en pente. Parfois, il roule sur les galets sans se réveiller. Sans oublier les pensionnaires de la maison des chats. Combien sont-ils ? Douze ? Treize ? Quinze ? Vingt ? Ils entrent, ils sortent, squattent la fenêtre, investissent le muret en face de l’église Santa Maria, attendent nonchalamment la sortie des fidèles. 

L’église est trompeuse comme une sortie sans vent. À tout moment, la tempête peut rugir. Le badaud qui s’égare et se réfugie dans la pénombre du lieu saint risque de perdre pied lorsque la nef s’illumine et révèle soudain la cascade bariolée de l’autel sculpté, dégueulis de dorures, de gargouilles, de pêcheurs torturés, de saints au martyre, entourant une Vierge aussi belle que la marchande de sushis. La fureur enfouie sous la braise.

J’arrive sur le Passeig. C’est un terrain de boules qu’aucun bouliste n’a jamais foulé. En face, la statue de Dalí harangue cette foule absente, tourne le dos aux terrasses paresseuses du Maritim et du Bola Bar, jetées à même la plage. Les garçons courent d’une table à l’autre : ça parle anglais, français, agua sin gas ou con. Il paraît que Bruel a écrit une chanson sur le Maritim. C’est dire.

S’il pleut, s’il vente, s’il neige, une halte s’impose au Casino. Nul n’y a vu le moindre parieur depuis que Marcel Duchamp a cessé de venir y jouer aux échecs tous les étés, assis au petit guéridon du fond, pas loin des toilettes. Bien sûr, je suis allé vérifier la forme de l’urinoir. Mais non, fontaine, je ne pisserai pas de ton eau. Les fenêtres du Casino résonnent de discutailleries entamées voilà des siècles, qui se poursuivent et se prolongent comme des sagas autour des bocks posés par terre, dans des relents lourds de vieux shit. Le même scooter va et vient et pétarade sans vergogne. Le jeudi soir, le corps coupé en deux par les balustrades, des couples dansent le tango sur le toit et glissent sous le ciel bistre.

Je file vers l’ouest, évite le front de mer, trop prévisible. Je titube dans les ruelles, vieux chat en maraude le long des façades crépies. Je longe le petit café Mut, aux horaires aussi chaloupés qu’un reggae. Je frôle le Havana Café, puis la grande maison bleue peinte par Dalí. Sur la plage de gravillons se repose toujours un couple, un nageur intrépide, une petite fille rose dans une jupe de crépon, un cours de dessin, un bataillon de kayakistes, des randonneurs à la godasse lourde, le regard bien droit, le bâton bien planté. 

C’est là, dans un buisson, planqué, enseveli, tapi, caché, oublié, que se dresse le plus curieux monument du village. Un buste, une silhouette, un parpaing, préservé des regards, loin, si loin du Passeig, de la statue de son ami de jeunesse. Sur la pierre grise, ces simples mots : FEDERICO GARCIA LORCA 1925-1927. Le poète a passé deux printemps ici. Mais il est trop « clivant », ravive trop la cruauté derrière la carte postale, les fractures de l’Espagne et de la Catalogne, pour mériter de trôner ailleurs, « en ville ». Ici, il écrivait : « Je pense à Cadaqués. C’est là, à mes yeux, un paysage éternel et actuel, mais parfait. L’horizon s’y élève construit comme un grand aqueduc. Les poissons d’argent y sautent pour capturer la lune. »

Ce totem anguleux, comme tombé du ciel, s’ouvre sur un sentier ignoré des touristes, méconnu des autochtones. Le Camin Vielh de Sant Sebastià. Il trace droit dans la montagne, vers un ancien ermitage. Des centaines d’années, des centaines de mains l’ont façonné, pierre après pierre, et un mur de tuiles grimpe au milieu des herbes rases, des figuiers squelettiques, des grappes d’olivier, des cactées. Je n’y ai jamais croisé personne, à croire qu’il ne s’offre qu’à celui qui veut bien le trouver. Il monte tout droit au ciel. Et, de là-haut, je vois mieux encore que de ma terrasse le château de cartes de mon village de rêve. Le regard porte jusqu’au bout de cette Méditerranée que Cadaqués englobe comme une boule à neige. J’y vois le cap de Creus harassé par les vents, El Port de la Selva, Llançà, Portbou, Collioure, Perpignan, Sète, Marseille, Nice, Gênes, Venise, Palerme, Athènes, Chypre et Istanbul.  

...

Au réveil, je regarde la mer. Le cri d’un goéland m’alerte, l’hésitation furtive d’un gecko sur le mur de la chambre. Il se glisse par la porte-fenêtre et je le suis sur la terrasse. Rien ne change, sinon la lumière, toujours recommencée : argent, cobalt, souris, braise, fuchsia, selon les heures du jour. Et cette grappe de maisons blanches blotties au creux de la colline, tassées comme un reste de brousse au fond du pot de lait. Aussi blanches que le ciel, leurs volets plus bleus que la mer, où courent les ridules brossées par le garbí ou la tramontane. Le tout surligné par le cuivre volcanique de la caillasse.  Rien ne bouge sinon les câbles électriques, les cordes à linge, la structure métallique des stores qui grincent comme des mâts de barques catalanes bousculées par le vent. Javi Aznarez, le peintre sous les arcades, me l’a dit. Ici, il souffle sans cesse. La tramontana avec violence, aussi mal embouchée que les touristes du week-end. Et le garbí, tapi au large, qui lui renvoie la balle mollement. De toute façon, l’un et l’autre rendent fou. Chacun le sait ici. Dans la douceur de la sieste, la folie règne. La mort parfois. Il faut creuser. Un après-midi d’août, un hélico a survolé la rade et s’est posé au milieu des tables dispersées, entre deux terrasses. Un homme avait succombé à la chaleur, au rosé acide d’Emporda. On l’a emmené en silence. Et la vie a repris son cours immuable, souriant, inébranlable. Ici,…

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