Luc Drame se réveille sur une plage en plein cagnard. Qu’est-ce qu’il fout là ? Le cul dans le sable, il retire sa veste et desserre sa cravate, il a chaud. Pas d’ombre, bordel.
Hier encore après le taf il commandait des rhums marinés au gingembre à un barman islandais qui lui ressemblait beaucoup : lunettes épaisses, menton en galoche, cheveux longs en chignon, yeux clairs, même chemise noire. En voyant Luc sur le trottoir, occupé à broyer du noir en fumant sa roulée, un couple s’était mis à l’appeler Robert, de loin, puis de près. Comme le barman. Ils avaient ri, papoté, pas mal picolé, la femme était de nature entreprenante et elle avait suggéré de monter chez elle pour terminer la soirée derrière les fagots avec les deux Robert et son mec, qui ne se marrait qu’à moitié.
Luc se lève, nausée. Un canot renversé, des montagnes à tire-larigot, des oiseaux verts qui piaillent dans des palmiers malingres. Au bout du rivage, des habitations. Il marche, marche, marche, ou plutôt piétine, quelle galère ce sable, il a soif. Drame essaye de reconstituer sa nuit, les baisers de la rousse, la façon dont Robert lui caressait les fesses, la façon dont il a pu arriver sur cette île ; macache, brouillard.
Son bras gauche. Trace de piqûre.
Luc palpe ses poches et merde, plus de papiers, pas de portable. Ses clés, bon. Il se traîne comme ça une heure en manipulant les clés de son studio, sa veste de costard sur l’épaule, suant comme un cochon, avec l’impression que les cabanons à l’horizon ne se rapprochent pas, ou très peu. Mal de bide. Il s’arrête pour chier et chope, pour s’essuyer, des feuilles qui piquent. En se rhabillant, Luc bute sur une racine et tombe dans une fourmilière, se frotte le visage à toute vitesse et crie Nique sa mère, marre. Luc se remet en route, mais des guêpes le prennent pour un melon tranché. Luc court. Le sable évolue en galets, c’est mieux. Et Luc aperçoit dans une chaise en osier défoncée, sous une ombrelle de paille tressée, une dame noire, âgée.
Luc lui demande de l’eau. Elle tire sur sa tunique et dévoile son sein gauche, flapi. Luc ronchonne. La dame lui dit Mon petit, déleste-toi de tes affaires, jette tes chaussures, ta veste, avance en slip. Luc veut lui répondre un truc salé mais rien ne sort, rien de clair, pas de mots, que des borborygmes, qui trahissent sa panique. Luc veut poser des questions mais c’est de la bouillie. Luc finit par se barrer, la dame recouvre son sein. Le littoral devient moins aride. Traversant une mangrove, il trébuche à nouveau et la dame éclate de rire, au loin. Il sent le regard de la dame sur lui, se retourne pour l’engueuler mais la chaise est vide. Sa veste l’encombre, il l’accroche à un palétuvier qui trempe ses pattes dans une grosse flaque, nourrie par un filet d’eau, que Luc remonte. Une source. Il s’en abreuve comme le condamné qu’il est peut-être, se rince la tronche, se mouille le torse, les bras, la nuque, retire chaussures et chaussettes et plonge ses pieds dans un bassin bourré de têtards.
Luc revient sur les cailloux, tient ses chaussures à la main trois quarts d’heure puis décide de les poser sur un gros rocher rouge. Ses jambes commencent à peser. Le soleil tape moins, c’est déjà ça. Luc marche quinze bonnes minutes les mains dans les poches en fixant les cabanons, puis il se fige.
Il connaît cette plage.
C’est celle de son enfance dans le sud de la France, quand son frère et lui passaient un mois sans leur père, qui travaillait. Sous la surveillance de maman ou de quelques cousins, cousines, amis et amies dans ce camping trois étoiles, dans ce mobile home jaune, à cinq minutes de là. Des étés de lectures, de bornes d’arcade, de manèges forains, de promenades à vélo en solitaire, sans but. Luc sait très bien où il se trouve. Après la plage, la gare, et à la gare, un train, la capitale, son plumard en foutoir. Il est tiré d’affaire. Mais Luc se coupe méchamment l’orteil sur du verre. Il cherche un mouchoir, le sang colore les pierres. Il veut marcher plus vite mais se force à boiter pour ne pas agrandir la plaie, qui se salit. C’est là qu’il entend un cri. Quelqu’un se noie à 50 mètres de lui.
Malgré son pied en vrac, Luc fonce à l’eau et nage, nage, nage, attrape le corps qui se débat, un corps énorme, tout habillé dans la flotte, qu’est-ce que c’est que ce cirque. Luc lutte, subit les vagues, l’autre ne l’aide pas, pas du tout, poids mort sonné, déjà noyé, pas sûr, comment savoir, Luc le tire par le cou, l’autre lui glisse des mains, Luc le rattrape par le col, Luc hurle, l’autre a des spasmes qui ralentissent leur progression vers la rive, cette opération de sauvetage ressemble à un fiasco mais une vague balèze les surprend, les avale, les mâche et les recrache sur les cailloux.
La chute est sévère. Luc est tombé sur l’épaule, il a douillé. Mais il est vivant et vérifie s’il peut en dire autant de son compagnon de baignade, couché sur le flanc, qui… respire, et régurgite son eau de mer. Luc lui tapote le dos, le tourne et bondit en arrière, terrorisé. C’est une autre version de lui-même, du même âge, très gros, en short, en baskets, avec un tshirt I SURVIVED WORLD WAR III.
L’autre se crispe, tousse, crache encore de l’eau, reprend difficilement son souffle. Une minute plus tard il se croit mort en dévisageant son sauveur, qui lui confirme que non, ils sont bel et bien sur cette plage, dans cette réalité, avec cette ressemblance flippante. Luc demande à Luc son nom et Luc répond Luc. Luc2 cherche dans ses poches un gros portefeuille et tend d’une main guère assurée son permis de conduire. Luc1 lit avec stupeur qu’ils ont le même nom, la même date de naissance, la même ville de résidence. Détail : Luc1 n’a pas le permis. Un putain de scandale à cause d’un examinateur vicieux. Luc1 se relève et tend la main à son alternatif, de la même taille que lui. Faut se remettre en chemin, tu connais le coin toi aussi, hein ? Luc2 dit Oui, oui, je crois. Et baisse les yeux.
Luc2 a de l’asthme, des tatouages éparpillés sans cohérence au gré de son corps boudiné et une cicatrice à l’arrière de son crâne rasé – à l’exception d’une houppette. Luc2 est à la traîne et ne répond presque rien aux questions de Luc1 ; il marmonne, il annone, il chouine, sous le choc. Luc1 se demande d’où il est tombé. D’un avion ? D’une croisière ? Luc2 se frotte les yeux. Les cabanons lui semblent être à une heure de marche, plus ou moins, et il s’en plaint. Luc1 n’en dit rien. Son orteil le lance de plus en plus, il regrette d’avoir écouté la vieille et abandonné ses godasses. Les deux Luc pensent en simultané à cette plage du sud de la France et aux souvenirs qu’elle convoque, ces piñatas brisées d’un coup de bâton sous les hourras, ces pièces de cinq francs qu’ils débusquaient chaque matin comme par magie dans les flippers de la paillotte, leur tout premier boulot qui consistait, à 9 ans, à débarrasser les tables des petits-déjeuners, les boums auxquelles ils se rendaient en chemise blanche et qui se terminaient à 22 heures pétantes, l’anniversaire du fils du patron qui les avait invités à la dernière minute et où ils avaient eu honte, ouais, d’être torse nu face à des gens endimanchés. Reviennent aussi, en pagaille, leurs premiers troubles érotiques. Les femmes épiées sous les douches en grimpant sur les lavabos du bloc sanitaire, celles qui se changent sur la plage, la peau qui se prononce, une culotte qui tombe, les poils une seconde, ou la simple existence des seins nus, ce miracle.
Luc2 pense à une chose qui n’est pas arrivée à Luc1, qui s’est déroulée là-bas et qu’il cherche à enfouir.
Drame et Drame marchent, marchent, marchent et voilà un mec déguisé en pirate de pacotille, un sombrero dépenaillé sur la tête, une ceinture de peignoir en guise de bandeau sur l’œil, qui fait pleurer de rire une ribambelle de marmots. Luc1 dit C’est ma vie. Luc2 dit Pas la mienne. Luc1 fait des signes au faux pirate, un Breton perdu de vue depuis qu’il a lui-même des enfants, mais le copain ne l’entend pas, ne le voit pas, pas plus que les marmots dont il pourrait citer chaque prénom. Luc2 tente sa chance. Mais il est invisible, inaudible, lui aussi.
Drame et Drame marchent, marchent, marchent et passent près d’une vingtaine de trentenaires plutôt chics, qui bronzent ou font semblant de lire des magazines, avec des bières fraîches et des conversations légères. Luc1 remarque qu’une autre version de Luc2, sans doute antérieure, figure parmi cette bande, en retrait. Ce Luc2-là ne parvient pas bien à se mettre de la crème solaire dans le dos. Une femme très belle, brune, silencieuse, propose de le faire pour lui, il la connaît à peine, il est troublé par sa générosité, surtout quand elle appuie ses gestes plus longtemps que nécessaire. Il a envie de fondre en elle – et ça lui arrivera. Luc2 dit qu’ils ne se voient plus que rarement et qu’elle n’a pas quitté son mari, qu’elle aime.
Deux frelons se disputent un raisin éventré.
Drame et Drame marchent, marchent et marchent encore, avec des ampoules aux pieds. Mais ils n’y pensent pas vraiment, car ils sont trop occupés à revoir sur le rivage, à quelques mètres d’eux, un rodéo de scoot’ au clair de lune, un cours de plongée annulé un matin d’orage, une piqûre de méduse sur un mollet enflé, une photo prise les miches à l’air face à la mer « sépulcre où tout semble vivant » pour les copains qui se marrent, une invasion de moustiques-tigres, un massage du dos très tonique avec des mots grecs, un brunch de mariage qui se termine aux urgences, la perte d’un caleçon de bain en présence de la fille timide à laquelle aucun des deux n’a osé déclarer sa flamme au lycée, un nuage fort et long comme un dragon, une partie de scrabble en ligne qui rend heureux Luc1 et une jeune femme blonde. Toutes ces choses se sont produites sur des plages à divers moments de leur existence, en Corse, en Crète, en Camargue, à Cuba. Ce sont parfois des souvenirs analogues, mais pas toujours.
Drame et Drame marchent, marchent, marchent, mais qu’est-ce qu’ils marchent, ce n’est pas possible, oh. Le sable a remplacé les galets. Ils ont soif comme après la baise et ça ne risque pas de s’arranger. Drame et Drame s’arrêtent devant un couple enlacé, seul au monde, sous un parasol familial. Elle a des cheveux châtains et ne porte rien qu’un bijou à la cheville. Luc1 est nu également et mange de la pastèque en écoutant le récit d’un accouchement éprouvant. Luc1 remarque derrière son oreille une veine qui ressemble à un coup de crayon mauve. Ils vont se baigner, il la soulève dans les flots, elle se laisse faire, elle l’éclabousse, il raconte des conneries, c’est elle qui a tout organisé, ils viennent de se rencontrer, ils se frottent, se câlinent et se mamourent, ne se parlent qu’en riant, cet instant est une possible illustration du bonheur terrestre. Elle lui indique un arbre rachitique, gris, sec, un arbre de désolation, qui la fascine au point de servir d’écran de veille à son téléphone. Ils tournent autour de l’arbre et ensuite, au creux d’une dune, au doux crépuscule d’un été marqué par des accès de chagrin, ils font l’amour. Luc1dit Je suis désolé, pourquoi est-ce qu’on voit ça. Luc2 dit Pas de problème.
Un peu plus loin sur la rive, des mouettes menacent mollement Luc et Luc. Puis, les figeant sur place, deux avions militaires rigoureusement identiques, d’une puissance sonore effrayante, filent à basse altitude en volant près l’un de l’autre au-dessus de leurs têtes PPPPPPPPPPPPPFROOOOOOUMMMMMM.
Luc1 et Luc2 se le confirment : non, ça, ce n’est pas un souvenir. Cela vient de se produire pour la première fois. Luc1 dit Allô ? Y a une guerre qui se prépare ou quoi ? On est des appelés, des réservistes ? Les clones soldats d’une armée infinie ? Garde-à-moi ! L’étrangeté continue de parader, les deux avions reviennent vite et suivent chaque demi-heure le même itinéraire PPPPPPPPPPPPPFROOOOOOUMMMMMM. Luc2 dit Est-ce que ce sont à chaque fois les mêmes pilotes dans les mêmes appareils ? On dirait un exercice PPPPPPPPPPPPPFROOOOOOUMMMMMM.
Luc2 s’assoit sur une souche et ramasse un mégot, qu’il examine un temps. Luc1 regarde Luc2, mal à l’aise et fasciné en relevant les ressemblances et les différences qui existent, c’est indubitable, entre eux. Quand Luc2 tire sur son tshirt pour s’essuyer le front, ils ont la même tache de naissance sur le ventre. Leur visage n’est pas trop marqué par 42 ans sur Terre, ils n’ont presque aucun cheveu blanc – oui, oui, ils ont encore des cheveux. Ils chantonnent quand ils s’ennuient, se grattent sous les ongles quand ils stressent. Mais Luc2 secoue la tête, le menton en avant, comme si quelqu’un le chatouillait au début d’une phrase sur quatre. Il dit beaucoup « au final » et « ça me bute », et bégaye léger. Il porte des bagues à tête de mort, une gourmette en argent avec un autre prénom que le leur, une croix copte et deux bracelets de perles en bois de santal, ainsi qu’une montre de luxe (qui marche toujours, waterproof) – toutes ces breloques que Luc1 n’a jamais pu supporter.
— Tu te souviens de Tonton Coco ?
— Oui ?
— Les cages pleines de perruches dans le bureau…
— À côté d’un ordi Amstrad, avec Prince of Persia. Ça me bute. Le jeu é-é-tait trop dur.
— Et ces deux accidents vélo, à six mois d’écart, en tombant deux fois sur le même poignet ? Complètement bourré ?
— J’ai encore mal, de temps en temps. Mais les, les deux fois, c-c-c’était de bonnes bamboches.
— Clair.
— Le mezcal !
— Les danses médiévales !
— Le toutou de Quito qui-qui devient ouf ! Kiki mord son maître !
— Tu… te souviens aussi de Nana, quand j’étais sur le point de descendre du lit, un matin ?
— Aaaattends, ouais, quand elle a vou-voulu me retenir ? Ses caresses dans le dos ? Au début ?
— C’est ça. Con qu’ça n’ait pas duré.
— Bah quand même. Deux ans, au final.
— Hein ? Deux ans ?
— Ben ouais. Pas toi ?
— Deux mois.
— Pas toujours simple, mais on s’aimait. Ça-ça fait chier, on s’est pris la tête et elle est repartie en Irlande, pour observer les pluies de Pé de Pé de Pé de Per-sé-i-des, des étoiles fi-filantes.
— Je suis désolé.
— C’est pataf, c-c-c-c’est pas ta faute.
— Un peu, j’crois.
— Et toi tu, tu te, tu te ra, tu te rappelles de… ce soir où deux gars, dans un mariage, t’ont fait croire que tu serais leur aaaami si tu acceptais de courir autour de la salle des fêtes en hiver, à minuit ? Sssssaans manteau ?
— Sale défaite. Ouais. Bizarre : il n’a aucune importance, ce souvenir, en vrai. Jamais revus ces mecs. Mais la déception d’avoir été berné, d’avoir couru pour rien, leurs rires quand je suis revenu, ça reste.
— Et-et la première grossesse de Juliette ?
— Tu as des enfants ?
— Deux. Pas-pas toi ?
Luc1 s’allonge sur le sable et, maintenant qu’il fait nuit, écoute Luc2 raconter sa vie parallèle. Couches et nuits courtes. Émerveillements, terreurs intimes. Bonnes grosses disputes et charge mentale inéquitablement partagée. Premiers mots, premiers jeux de mots, poux, varicelles, grande section, vacances à Frontignan, poupées perdues, feux de cheminée, baignade en eau salée, sales pensées, retour du refoulé. Luc1 ne dit rien, quelques mots pour relancer, aider.
Luc2 s’étrangle avec ses syllabes, Luc2 se donne des gifles, Luc1 se relève d’un coup et Luc2 se met le poing dans la bouche comme pour s’arracher la mâchoire, Luc1 l’en empêche et lui dit de se calmer, mais Luc2 est le plus fort des deux et le repousse en arrière. En crise de panique totale, Luc2 fonce se jeter dans la mer, coursé par Luc1 qui n’en peut plus de rejouer Alerte à Malibu sous la lune blanche. Luc2 se trempe la gueule dans la flotte, il crie sous l’eau, crie sous l’eau des horreurs à s’en briser la voix, il pleure des scies, des sangsues. Il se mine antipersonnel.
Il est debout, il tremble sur ses genoux, la mer cherche à le consoler.
Par fatigue, ses lamentations vont decrescendo. Luc1 rentre dans l’eau en pantalon, lent, si lent, s’approche et met la main sur l’épaule de son gras-double, qui se retourne et se calfeutre dans ses bras.
Drame et Drame marchent, marchent, marchent, accélèrent le pas. Luc2 souffle bruyamment mais ne se plaint pas, les cabanons ne sont plus qu’à quelques minutes. Ils distinguent la piste et les projecteurs éteints d’une boîte de nuit, un camion à pizzas, un drapeau rouge de baignade interdite sous lequel trois jeunes personnes, sortant d’un poste de secours, les observent avec des jumelles. Quelqu’un vient à leur rencontre et Luc1 va enfin pouvoir faire soigner son pied. Luc1 se demande si sa mère, son père, son frère, le chien, Alain et Minouche, Hélène en string fluo vert, Roy le voisin écossais, Yvette qui peignait des cowboys sur les galets ou Serge le vendeur de mangas, si elles et ils sont là, sur le rive-âge, à l’attendre, s’il peut les observer, mesurer le temps qui les sépare, ce qui a disparu, ce qui demeure en lui.
Luc2 le retient. Dans la Méditerranée, Roy leur apprend à nager. Ses mains s’attardent. Cabanons. Court-circuit, les plombs sautent.
Luc1 dit Je ne savais pas.
Luc2 dit Je ne-ne veux pas y retourner, ssssinon je vais me tuer.
Luc1 dit Ce rivage c’est notre temps sur Terre. Depuis le début nous ne faisons que remonter vers notre passé.
Luc2 dit La noce, la nostalgie c’est mortifère. Je préfère faire marcha, marche arrière et, euh, aaaaller de l’avant, comme disent les coachs de vie à la con.
Luc1 dit qu’il veut comprendre d’où ils viennent. Les deux hommes se prennent à nouveau dans les bras et le second dit au premier Embraaaasse Maman. Un vent frais secoue les palmiers. La mer se rassemble et emporte Roy. Luc1 laisse Luc2, sauvé par lui-même, se diriger vers son avenir.
Luc1 retire sa chemise, son pantalon. Il avance en calecif dans l’eau tiède, sans aller bien loin. Il nage, nage, nage, sa main frôle un truc. C’est un polaroid qui montre Luc2 en vacances avec un collier d’orchidées autour du cou, que portent aussi une femme aux épais cheveux bouclés et deux petites filles métisses, dans une espèce de bar d’hôtel cubain en bord de piscine ; il a minci, il a bonne mine. Dans un coin de la photo, Luc1 croit deviner la vieille dame noire qui lève un daïquiri orné d’un palmier en papier, mais peut-être qu’il délire.
La lune l’éclaire d’un halo de compassion, qui ne change rien. Il a froid, sort de l’eau, se rhabille, se couche sur le sable et s’endort. Un scorpion sort de sa cachette entre deux pierres et le pique pile à l’endroit de sa blessure au pied.
Plus tard, deux avions militaires repassent en rang serré au-dessus de la plage, cette fois sans bruit – et larguent un troisième Luc, bien vivant, dans la mer. Celui-ci est bon nageur et, réveillé par sa chute libre (tiré d’un sommeil profond et balancé dans les airs pour un baptême de parachute sans parachute), il ne tarde pas à rejoindre la plage où il s’écroule une fichue demi-heure, en boule, construisant une cabane avec ses mains pour observer l’île à travers ses doigts pâles et fripés. Luc3 a 63 ans et la dernière chose dont il se souvient, c’est d’avoir relu des poèmes de L’Université inconnue en gare de Bayonne, après un café, avec des cadeaux pour ses nièces dans sa valise.
Entre ses doigts, alors que le jour se lève et colore la plage d’une blancheur détestable, Luc3 remarque un alignement de formes rondes posées dans le sable, qui dessinent un chemin. Une centaine d’oranges moisies. Luc3 les suit comme un vieux clébard perdu. Elles le mènent à une version rajeunie de lui-même, qui dort en souriant, en rêvant de grandes Italiennes allongées sur de longs canapés de cuir gris. Luc3 s’assoit à côté du cadavre qui n’en est pas encore tout à fait un, lui prend la main, tâte son pouls, garde sa main dans la sienne en baissant la tête, puis voit le scorpion, qui le regarde.
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