Le Retour de Danton

Loris Chavanette

En se retournant dans le lit pour se blottir contre son époux, Louise se rendit compte que celui-ci avait les yeux grands ouverts. Allongé sur le dos, les bras en croix, il fixait le plafond comme si l’obscurité profonde de la chambre lui inspirait une pensée. L’automne approchait de l’hiver et le froid venait se glisser jusque sous les draps du couple, malgré le feu qui crépitait fébrilement dans la cheminée. La bûche expira un dernier murmure et le silence glaça la jeune fille encore un peu plus. D’habitude Georges la prenait dans ses bras et la serrait tout contre lui pour sentir sa chevelure blonde et la rassurer d’un baiser, mais il semblait absent et quelque chose de grave était peint sur son visage de grand carnassier. Elle avait envie de lui prendre les mains, les mettre sur son ventre, l’enrouler de ses pieds en train de grelotter, et alors aurait-elle senti la chaleur de son homme et le sommeil serait venu, pareil aux autres nuits, délicieux et marqué du sceau de la tendresse. Mais elle n’osait pas le déranger et faisait semblant de dormir. La nuit avançait, une heure s’écoula et toujours rien, toujours ce silence et ces yeux plantés au ciel. Un frisson électrisa son corps, la forçant à remuer légèrement, ce dont Georges s’aperçut.

— Tu veux que je remette du bois ? dit-il.

— Non, reste. Prends-moi plutôt dans tes bras.

Le corps massif et lourd se retourna vers elle et les deux ne firent plus qu’un.

— À quoi tu pensais ? finit-elle par lui demander de sa voix frêle.

— À Paris !

— Encore ?

— Oui. J’ai décidé d’y aller demain, fit-il en la pressant contre sa poitrine qu’on aurait dit d’acier.

Louise sentit un froid plus grand encore lui transpercer le cœur mais elle parvint tout de même à réunir ses maigres forces.

— Quand as-tu pris ta décision ?

— À l’instant !

— Je t’interdis d’y retourner, tu m’entends, fit la jeune fille en se redressant d’un bond, le regard plus noir que la suie.

Il la prit dans ses bras à nouveau et la couvrit d’un baiser.

— Tu sais que mes amis ont besoin de moi là-bas, dit-il.

Alors elle s’arracha à ces bras qu’elle aimait plus que tout au monde.

— La vie est trop courte pour qu’on se la gâche avec la politique, tu te souviens, c’est ce que tu m’as dit quand on s’est marié ?

— Rassure-toi, ça ne me prendra pas longtemps.

— Mais tu sais très bien que tu ne peux rien faire contre le Comité de salut public. Le gouvernement révolutionnaire est une machine à tuer… lança-t-elle en fronçant ses sourcils.

— C’est justement pour ça que je dois y aller, c’est moi qui l’ai créé! interrompit-il.

— Promets-moi de ne pas te brouiller avec Robespierre. La Révolution est dans sa main maintenant.

— Oui, mais moi j’ai le peuple.

— Tu es fou.

— Rassure-toi, je n’ai pas envie de mourir. Je sais très bien ce que je fais. Dans une semaine tout au plus, je serai de retour.

À peine avait-il prononcé ces derniers mots que le coq se mit à chanter, réveillant la campagne. Alors Danton se leva.

Deux heures plus tard, après avoir embrassé ses enfants, fait une dernière fois l’amour à sa femme de dix-sept ans, et salué d’un coup d’œil fier et orgueilleux sa Champagne natale, où il avait acheté tant de terres, il montait dans la voiture tirée par quatre chevaux, direction Paris.

Par la fenêtre, il voyait les verts pâturages sillonnés des brumes de son enfance. C’était dans ce hameau qu’il avait bu le lait des vaches directement aux mamelles, ce qui rendait en colère sa mère adorée; c’était dans ce champ entouré de barbelés qu’il avait lutté, tête contre tête, avec un taureau noir comme l’ébène, comme ça, juste pour s’amuser, savoir ce que l’on vaut, faire ce que les autres n’osent pas, montrer sa force, rire un bon coup. La corne lui avait arraché la lèvre supérieure et il gardait la trace de ce duel à mains nues. Il approchait de la quarantaine à grandes enjambées mais il avait encore envie de se jeter dans l’Aube goûter la nature comme une espèce de primitif. Il avait quitté tout ça pour aller à Paris quand il n’avait pas vingt ans et voulait faire fortune, mais il était encore assez fou, c’est vrai, pour retourner à la capitale, abandonnant cette fille aux yeux d’or, au visage d’ange qu’il avait épousée quelques semaines avant à peine. Le voyage de noces était terminé. La politique, la Révolution, les comités reprenaient leurs droits, mais, déjà, les matinées à la pêche, les lèvres de son épouse et les joues pommelées d’Antoine et François, ses deux fils, ainsi que ses trois juments noires, ses poulains, quatre vaches, un veau de lait, une truie et ses petits lui manquaient affreusement. Ce silence avait fait du bien au révolutionnaire sur le point de retrouver la capitale de la Révolution, mélange de peuple en rut et de poumon de la liberté, un antre où le destin de la Patrie se décidait chaque jour, à chaque heure, chaque minute. La politique accélère trop vite le temps. Dans le Paris de 1793, une journée équivaut à une année, une année à un siècle.

Dans sa tête, secouée par les chaos du voyage, s’entremêlaient les pensées qui l’avaient tyrannisé toute la nuit: «Qu’ont-ils eu besoin de venir jusqu’à chez moi pour me dire que la Révolution était devenue incontrôlable! Camille et Fabre sont mes amis et me supplient de les aider pour terminer la terreur des comités, mais est-ce que les amis sont là pour vous demander d’être malheureux? Est-ce ma faute si le Tribunal révolutionnaire condamne des innocents et si la guillotine a soif! Robespierre saurait arrêter tout cela lui-même.» Mais à l’instant il songea que c’était lui qui l’avait créé, ce tribunal. «Il faut être terrible pour éviter au peuple de l’être!» Cette phrase qu’il avait prononcée à la tribune de la Convention lui martelait maintenant des remords dans le cœur. Entre sa femme et la Révolution, il lui fallait faire un choix et Danton ne voulait pas choisir, il ne le pouvait. «Le sourire de Louise vaut bien l’acclamation du peuple», se dit-il. Il se souvenait aussi de ce qu’il avait dit à Courtois un jour, comme quoi il faut se hâter de terminer une révolution, car ceux qui font des révolutions trop longues ne sont pas ceux qui en jouissent. Le sort des Girondins, envoyés si jeunes à l’échafaud et chantant La Marseillaise, lui tenait lieu d’avertissement.

La vue du paysage plat de sa terre natale le rendait soudainement mélancolique, ainsi que quelques souvenirs au bras de sa femme lui tapant dans le crâne et lui donnant des envies de faire marche arrière pour se glisser sous les draps. En repensant aux seins de son épouse en train de se languir de lui, ces cousines solitaires et tristes, il fut sur le point de crier au cocher de faire demi-tour, mais au moment où il allait ordonner de faire halte, il prit conscience que la voiture était à l’arrêt parce qu’une foule obstruait la chaussée.

— Qu’est-ce que cela ? demanda Danton en passant sa tête par la fenêtre, découvrant qu’il était en ville. Nous sommes déjà arrivés ?

—Ah que non ! Paris est à quatre bonnes heures encore. Nous venons de sortir du bois d’Anceau et entrons dans le bourg de Jouy-le-Châtel.

Le cocher fut obligé de parler fort parce que l’attroupement faisait du bruit. Comme ce dernier obstruait le passage, Danton descendit de voiture pour voir de plus près ce qu’il se passait.

— Qu’est-ce que vous voulez de moi, messire Danton ? cria de plus belle le cocher.

— Tais-toi malheureux. Ne dis plus un mot, lui répondit le conventionnel en se rapprochant de lui. Je t’ai déjà dit d’arrêter de me donner du « monsieur » au milieu du peuple. Les manières des rois sont mortes avec eux, tâche de t’en souvenir. Et puis je préfère que l’on ne sache pas que Danton est ici.

— C’est comme vous voulez mess… Ah mince, c’est vrai j’ai pas droit de faire des respects ! fit pauvrement le cocher en frappant sur son chapeau pour en faire jaillir la poussière.

— Attends-moi ici, je vais aller voir ce qui se passe, ordonna le député.

Il enfonça son chapeau et baissa la visière pour qu’on ne voit pas son visage, puis se mêla à la foule rassemblée sur la place du village. Au pied d’une église romane, grise et trapue, se pressait un groupe d’environ cent personnes. Elles semblaient attendre devant un bâtiment ancien qui devait être la municipalité et sur la façade de laquelle était accroché un drapeau tricolore avec les faisceaux des licteurs dessus et la devise républicaine «La liberté ou la mort.» En promenant son regard autour de lui pour percer d’un coup d’œil, à peine esquissé, tout le décor de la scène, de la laitière attendant sous un arbre à un groupement de sans-culottes tenant des piques à la main et achevant une bouteille d’eau-de-vie pour se réchauffer le gosier, le député comprit tout de suite qu’un événement d’importance se préparait. Quand un grand gaillard devant lui se décala légèrement, Danton découvrit qu’un échafaud était dressé au milieu de la place: la guillotine scintillait sous le soleil en train de percer entre les nuages, offrant au regard la machine s’élevant à près de six mètres au-dessus du sol et dont la lame semblait attendre elle aussi quelque chose, ou plutôt quelqu’un. La foule trépignait d’impatience et des murmures inaudibles montaient de cette masse mouvante sans qu’on en puisse déceler le sens. Le député interpela son voisin, un homme maigre portant négligemment le bonnet phrygien.

— Citoyen, qui perd la tête aujourd’hui ?

Sans même regarder celui venant de lui adresser la parole, le sans-culotte lui répondit de sa voix aigre et farouche: « Qui veux-tu que ce soit ! Encore un ci-devant qui mérite qu’on lui coupe les tiffes à la républicaine ! »

— Pour quel crime est-il condamné ? insista le député, prenant bien soin de baisser le menton pour éviter d’être reconnu.

— Il n’y a pas de crimes pour les traîtres à la Révolution, il n’y a que des châtiments. On va le couper comme un cigare, et après on verra s’il lui reprend des envies de trahir le peuple à l’aristo, hé hé hé.

— J’espère que justice a été rendue contre lui, fit Danton à mi-voix.

Au mot de justice, le sans-culotte fit une grimace énervée. Cet inconnu lui gâchait le spectacle en lui posant des questions; alors il se retourna pour le dévisager et tout ce qu’il put voir c’est la sombre visière de son voisin et ses bottes valant plus de dix fois son salaire d’ouvrier, ce qui lui arracha un sourire plein de bonté forcée.

— Je te trouve bien curieux pour un étranger. Et puis j’aime pas qu’on me fasse de la chicane, grommela l’homme en passant sa manche sur sa bouche fine et longue.

Danton releva légèrement la tête pour lui jeter un de ses regards terribles et bleus crachant des éclairs ; l’autre s’en trouvait humilié.

— Oh et puis foutre ! Le coquin va payer, c’est tout ce qui compte. On coupe bien la queue au diable, alors celui-là on va pas le rater, c’est moi qui te le dis. La Révolution va gagner une tête aujourd’hui, et j’espère que demain elle sera payée le double, c’est tout ce qui compte.

— Je t’ai demandé s’il a été jugé, répéta Danton avec autorité.

— Eh s’il a été jugé ? C’est le citoyen Paillard qui s’est chargé de lui. On peut lui faire confiance pour ce qui est de la justice: pas un suspect n’a échappé à la guillotine et notre prison, bondée il y a deux semaines, est maintenant une coquille vide.

— Qui est ce Paillard ?

— Bah c’est notre président du club des Jacobins. Pas un modérantiste ne lui échappe. On l’appelle tous le Caton-de-Jouy, par ici. Il paraît que c’est un Alsacien. Avec lui, la Révolution est sûre d’être glacée. Tiens, ajouta le bonhomme en se prenant de familiarité, pour la petite histoire, j’ai même été élu secrétaire du club une fois que le gros Léon s’était cassé la jambe à cause de…

Le sans-culotte allait continuer mais une rumeur ronfla soudainement parmi la foule. Danton vit alors un chapeau noir sortir de la maison publique vers laquelle étaient pointés tous les regards. Son voisin s’exclama: «C’est lui, c’est le Caton-de-Jouy!» Le visage sous le chapeau avait une expression froide et dense, quelque chose d’imperturbable comme le brillant glaçant d’une hache. Derrière lui apparut aussitôt un homme ligoté et tenu aux bras par deux gardes nationaux. Danton fut étonné de ce qu’il voyait: au lieu d’un aristocrate, celui qu’on traînait à l’échafaud était un individu tout ce qu’il y a de plus simple et dont les cheveux grisonnants annonçaient la cinquantaine. Une espèce de bonté pauvre se dégageait de tout son être et il se laissait entraîner vers l’échafaud. L’impression que fit sur le député cet homme à la mine désœuvrée le fit soupirer au-dedans de lui-même car rien ne laissait penser que cet homme-là pouvait représenter le moindre danger pour la République. «C’est donc ça le diable!» souffla Danton.

— Quel est le crime exact de cet homme ? demanda le député à voix haute.

— On l’a surpris en train de donner à manger à un prêtre réfractaire caché dans la forêt, fit quelqu’un derrière lui.

— Oui et même qu’il paraît que c’est le même prêtre qui l’avait marié avec sa femme, dit un autre.

— Et ce prêtre, qu’est-il devenu ? demanda Danton.

— On l’a raccourci pas plus tard que hier. Maintenant c’est à son tour, au bigot, se réjouit une femme à qui il manquait plusieurs dents.

Alors Danton sentit monter en lui un sentiment de pitié profonde.

Parmi les cris de « Vive la Révolution ! À mort ! » ou encore « Vive Caton-de-Jouy ! » qu’entonnait la foule se détacha un cri plus fort que tous les autres. Danton entendit très distinctement une femme hurler de douleur. Entourée par la foule compacte, cette dernière ne pouvait retenir ses larmes. C’était la femme du condamné. Elle gémissait au pied de la guillotine, adressant des regards emplis d’affection à son époux qui marchait à la mort en s’efforçant de garder sa dignité. En la voyant, il ne put s’empêcher de lui adresser un dernier sourire, qui lui intimait de se montrer forte à présent qu’il allait la quitter pour toujours. La femme tenait à la main une enfant de sept ans en train de grelotter de froid et de peur. La place était noire de monde mais Danton ne pouvait décrocher son regard de cette petite fille ne comprenant pas ce qui se passait et qui tenait la main de sa mère de toutes ses forces pour ne pas tomber. En montant la dernière marche de l’échafaud avec fermeté et courage, l’homme aux cheveux gris et coupés à ras dans le cou eut un mouvement de recul, mais les gardes le forcèrent à avancer. La femme pressa son enfant contre sa poitrine pour l’empêcher de voir.

Le silence régnait sur la place à présent que seul le bruit que fait la lame de la guillotine en tombant vint interrompre. Aussitôt une clameur sincère éclata parmi le peuple et Danton vit son voisin crier à pleines dents: «Vive la Nation!» La tête était tombée dans le panier en vomissant du sang. Debout sur l’échafaud, le citoyen Paillard resta un instant à regarder la foule qui semblait s’impatienter, puis il prit la tête du supplicié dans les mains, la saisit aux cheveux et ensuite il la montra à tous. Danton regardait lui aussi. Au sentiment de pitié succéda l’écœurement, mais il n’en montrait rien.

La place se vida comme après une représentation de théâtre. Chacun retournait chez soi avec le sentiment d’avoir assisté à un spectacle où la mort était vraie. Danton songea que la République fabriquait des hommes libres et aussi des orphelines.

En remontant dans sa voiture, le député revoyait encore les larmes de sang que la Révolution faisait couler et se surprit à penser que peut-être un jour ce serait à lui de monter sur cette scène et d’embrasser la foule du regard avec des regrets amers dans le crâne. Il passa la main sur son cou en ordonnant au cocher de reprendre la route. Il était encore temps de faire demi-tour, de rentrer chez lui, mais à cet instant, à cet instant très précis, naquit en lui la conviction que son devoir était d’aller à Paris.

— Je préfère encore être guillotiné que guillotineur, se dit-il tandis que la forêt de Jouy déroulait son tapis vert émeraude, laissant s’engouffrer un parfum de bruyère par la fenêtre de la voiture. Alors Danton sortit la tête pour ordonner au cocher d’aller au grand galop, et l’on entendit le claquement d’un fouet sur le cuir des chevaux. Le visage de Louise lui revint en mémoire et il lui demanda pardon d’un sourire aussitôt évanoui.

 

Loris Chavanette, né en 1981, est un historien et romancier français, spécialiste de la Révolution française et du Premier empire....

En se retournant dans le lit pour se blottir contre son époux, Louise se rendit compte que celui-ci avait les yeux grands ouverts. Allongé sur le dos, les bras en croix, il fixait le plafond comme si l’obscurité profonde de la chambre lui inspirait une pensée. L’automne approchait de l’hiver et le froid venait se glisser jusque sous les draps du couple, malgré le feu qui crépitait fébrilement dans la cheminée. La bûche expira un dernier murmure et le silence glaça la jeune fille encore un peu plus. D’habitude Georges la prenait dans ses bras et la serrait tout contre lui pour sentir sa chevelure blonde et la rassurer d’un baiser, mais il semblait absent et quelque chose de grave était peint sur son visage de grand carnassier. Elle avait envie de lui prendre les mains, les mettre sur son ventre, l’enrouler de ses pieds en train de grelotter, et alors aurait-elle senti la chaleur de son homme et le sommeil serait venu, pareil aux autres nuits, délicieux et marqué du sceau de la tendresse. Mais elle n’osait pas le déranger et faisait semblant de dormir. La nuit avançait, une heure s’écoula et toujours rien, toujours ce silence et ces yeux plantés au ciel. Un frisson électrisa son corps, la forçant à remuer légèrement, ce dont Georges s’aperçut. — Tu veux que je remette du bois ? dit-il. — Non, reste. Prends-moi plutôt dans tes bras. Le corps massif et lourd se retourna vers elle et les deux ne firent…

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