Un ami pour la vie

Denis Lépée

Avec le recul on peut toujours réinventer les choses. Mais moi, j’en suis certain, au début c’était pas une journée différente des autres.

Au contraire. Une journée banale dans la semaine, un jeudi.

J’avais ouvert la fenêtre et c’est l’oiseau qui m’a réveillé. Une mésange, je crois. J’ai toujours été mauvais en oiseaux. Il sifflait sur une branche presque contre la fenêtre que j’avais laissée ouverte parce que j’étouffais. La chaleur de juin ou les choses dans ma tête qui s’entassaient. En tout cas j’avais eu trop chaud.

La branche, j’aurais dû la couper il y a longtemps déjà. Je me l’étais promis. Mais il y avait eu tout le reste, alors j’avais oublié. Ou attendu. Bref, elle touchait la fenêtre de la petite maison en bois.

J’ai maudit l’oiseau mais après j’ai ouvert les yeux et je l’ai vu. Et je l’ai trouvé sympa en fait avec son ventre rouge en plumes. Dans le gris de ma tête ça mettait une couleur, c’était plutôt bien.

Et puis il était l’heure de toute façon. Parce que dans une journée normale le réveil sonne toujours à 6h50.

En sortant de la salle de bains je suis passé devant la pièce vide. J’ai jeté un œil vite fait et j’ai descendu l’escalier. Il restait juste assez de café. Je me suis dit que c’était de la chance même s’il fallait que j’en rachète.

J’ai bu une grande tasse sans m’asseoir, en tournant dans le petit salon et en regardant les photos. C’était un peu bêta d’avoir laissé les photos, mais si j’avais pas de courage pour élaguer les branches ni pour faire des courses je vois pas pourquoi j’en aurais eu pour les photos. Après tout c’était ma vie. D’avant, mais ma vie quand même. Et la vie c’est ça: des étapes, des changements, des ruptures, des rencontres, des accidents, comme des virages doux ou serrés sur une route de montagne, mais à la fin c’est toujours la même route, je veux dire la même vie, et ce cadre-là dans lequel les virages se succèdent il ne change pas. Immuable, banal. J’ai fini la dernière gorgée et j’ai regardé ma montre. 7h20. L’heure de partir pour le garage. Embauche 7h30. Comme tous les jours. L’avantage d’aller à pied c’est qu’on risque rien. Que de se faire renverser par un chauffard mais hormis ça on risque rien.

Entre huit minutes trente et neuf minutes pour arriver au vestiaire. À trente-deux au poste, prendre la première fiche, démarrer la voiture – une Mini rouge à toit blanc, une voiture de collection pour propriétaire amoureux –, l’approcher du pont, la faire monter, vérifier que les roues si petites sont bien bloquées dans les sabots, préparer le bac de vidange…

Au final, même l’erreur de manip ça sortait pas d’une journée banale. Enfin si, parce que ça m’arrive jamais de faire des erreurs de manip comme ça. Mais c’était quand même pas davantage qu’un truc à ranger dans les péripéties.

J’ai desserré le dernier boulon et la pièce est tombée. J’ai entendu le crac sur le bord de la cuve, le choc contre le béton, ça a résonné partout à travers l’atelier. Les têtes qui se tournent. J’ai baissé les yeux et j’ai vu l’enfoncement et la peinture qui avait éclaté. Et j’ai gueulé. Je sais plus quoi, mais j’ai gueulé. Éric s’est marré sous l’autre pont en face. En fait il a souri plutôt, mais je savais bien qu’il se marrait cet abruti. Mais j’ai rien dit parce que c’était banal aussi. Un méchant con, pourquoi ça agirait comme un mec normal, comme ça, tout d’un coup? C’est ça qui serait pas banal. Là, c’était comme tous les jours.

De toute façon y’a pas de hasard. Jamais. Le hasard, c’est bon pour les mecs qui jouent au loto ou qui regardent des séries et qui pensent qu’au réveil leur vie aura changé. Elle pensait comme ça Elle aussi et peut-être un peu moi aussi, à travers Elle, avant, avant qu’Elle parte. Mais le hasard ça existe pas. Je me suis mis à genoux pour mieux examiner. Et j’ai entendu les pas. Là on pouvait pas se tromper. Des pas lourds. Les pas du chef. Avec sa blouse bleue trop serrée et sa gueule de faux témoin. Sa gueule triste qui devenait joviale que quand il arrivait à harponner quelqu’un pour le tirer du côté de sa tristesse. Je le voyais même de dos, j’avais pas besoin de me retourner. Sa pesanteur elle était là déjà, toute dans ses pas lourds. J’ai ramassé la pièce. J’étais vraiment emmerdé, mais pas pour le chef ou pour les autres, juste pour la voiture parce que les voitures je les aime, c’est même pour ça que j’étais là et que je venais là tous les jours banals que Dieu fait. Et j’étais triste pour la voiture, presque j’avais l’impression qu’elle devait souffrir et j’avais envie de me précipiter tout de suite pour la réparer.

Je me suis relevé et quand je me suis retourné il était devant moi. Il me regardait, avec ses yeux fixes, en silence. Et puis ses mots sont sortis, coupants, effilés, comme des petits coups de couteaux dont il me lardait. Je voulais reculer mais il y avait la fosse derrière moi. Alors je l’ai poussé, pour me dégager, je le jure, pour me dégager juste. Il a reculé, surpris, j’ai vu presque de la peur et puis il a recommencé mais je ne voulais plus qu’il approche alors j’ai jeté la pièce vers lui et puis j’ai arraché ma blouse et je l’ai jetée sur lui aussi et là j’ai vu qu’il était par terre. Et c’est à partir de là que la journée a quitté le cours d’une vie normale. Je voyais ses lèvres bouger pendant qu’il reculait comme un gros scarabée, une de ses mains posée par terre pour aider sa fuite, l’autre tendue devant lui. Moi je voyais en couleur tout à coup, tout rouge, et puis j’étais curieusement soulagé parce que je savais que j’allais pouvoir dire tout ce que j’avais jamais dit et que je pensais de lui. Pour préserver mon rapport avec les voitures. Mais là il n’était plus question de ça. J’ai avancé sur lui et je lui ai envoyé un coup de pied tout en faisant tomber sur lui les outils qui étaient suspendus contre la colonne du pont. Et puis j’ai saisi la clé à molette et j’ai frappé sa main dressée et il a couiné et son bras a pris un drôle d’angle. J’ai frappé encore. Et puis j’ai dit que je démissionnais. Je l’ai dépassé. Il ne reculait plus il était allongé par terre, la nuque contre le sol, dans le sang, soutenant son bras blessé. Personne a bougé. Un silence de mort.

J’étais plus obligé de rester là. Quelque chose m’a aspiré vers l’extérieur. Fin de la routine.

J’ai claqué la porte et j’étais dehors. Il faisait plus chaud qu’à l’intérieur. En tout cas j’avais chaud, moi. Mais j’étais bizarrement calme. J’ai regardé à droite et à gauche, sur le ruban de bitume. Personne. J’ai avisé une voiture en exposition et puis une autre, derrière, un Range qui venait d’arriver. J’ai choisi le Range. Je suis monté dedans, les clés étaient dans le vide-poche droit comme on faisait toujours. J’ai démarré et j’ai pris la route. Dans le sens inverse de la maison. J’ai fait deux ou trois kilomètres. Le contact avec la voiture me calmait. La douceur du cuir, les matières, le ronronnement du moteur. Le glissement des rapports de la boîte automatique. Je retrouvais un rythme familier. J’ai accéléré. Je roulais trop vite mais la route était vide et je sentais une sorte d’exaltation que j’avais pas connue depuis longtemps.
Depuis jamais presque. J’arrivais pas bien à savoir parce que tout le passé avait glissé ailleurs. Les années au garage. Les années avec Elle, tant que nous étions ensemble et que nous espérions fonder une famille. Toute cette bulle m’apparaissait très lointaine, comme un texte écrit en tous petits caractères. Et, d’un coup, cela avait emporté aussi toutes les frustrations et les tristesses et tous ces derniers mois de suspension après son départ, ces jours où même les voitures me suffisaient plus. Ces jours creux et vides, en apesanteur.

D’un coup je me suis rendu compte que j’avais oublié de prendre mes affaires. J’avais tout laissé au garage. Ça m’a fait rire en fait. J’ai roulé encore un moment. J’ai un peu perdu la notion du temps. J’ai ouvert la vitre et j’ai respiré l’air frais rendu plus froid par la vitesse. Le soleil brillait sur le pare-brise, les arbres défilaient, et aucune voiture. J’avais même l’impression de sentir l’odeur du sel et de l’iode de la mer toute proche. Je me sentais bien.

Et puis l’écran de l’ordinateur de bord s’est éteint. Et les compteurs numériques devant moi, et l’affichage tête haute, comme les aviateurs de chasse, la vitesse au milieu du pare-brise. Le sale truc. J’ai ralenti et je me suis garé sur le bas-côté. J’ai coupé le contact. Enlevé la clé. J’ai attendu un instant. Le moteur a soufflé un peu comme un animal endormi. J’ai tenté de redémarrer. J’ai remis la clé mais le bouton start-stop est resté muet. J’ai recommencé. Rien. En même temps si elle venait d’arriver au garage… j’ai essayé encore. En vain.

Alors je suis descendu et j’ai commencé à marcher en laissant la porte ouverte. Je me suis arrêté parce qu’une voiture de police est apparue au bout de la ligne droite. J’ai pivoté sur moi-même et je suis revenu droit vers la portière et je l’ai claquée. J’ai vu la voiture passer à toute allure à travers les vitres du Range. J’ai attendu une minute et puis je suis reparti. Un peu plus loin la route tournait et s’enfonçait dans un bois qui couvrait la route d’ombre et d’une humidité poisseuse de sel. La route paraissait plus petite à présent. Mais elle gardait une largeur de près de quatre mètres tout de même.

Aux pieds, le bitume était d’une qualité différente et j’ai pensé qu’il avait été déposé par un privé qui voulait aménager son chemin. J’étais jamais venu là, je crois. J’ai ralenti pour profiter de la fraîcheur. On entendait encore les rumeurs de la route, mais étouffées.

Une voiture est passée en grondant au loin, une autre accompagnée d’une sirène de police. Puis elles ont disparu.

J’ai continué à m’enfoncer en suivant le ruban de la petite route. On ne voyait pas de débouché, seulement des boucles larges. Et la lumière à l’horizon.

Je me suis arrêté un instant, fermant les yeux et humant l’air marin. J’avais envie de rire à nouveau. Je sentais plus de poids sur mes épaules et mon dos. Les caractères de la page invisible dans ma mémoire étaient devenus si petits qu’ils étaient illisibles. J’ai rouvert les yeux en entendant un grondement sur ma droite. Un chemin de terre que je n’avais pas vu débouchait là.

Le grondement de nouveau. Un grognement sourd. Un animal. J’ai fait quelques pas dans le chemin et une maison est apparue. Une petite construction de pierre en partie recouverte de mousse était posée au fond d’une clairière. Les traces de pneus d’une voiture témoignaient d’une présence récente mais il n’y avait personne. Un garage atelier complétait une sorte de l, adossé à la petite maison. Et une niche était installée à l’angle du garage. Un chien se tenait devant, une sorte de berger, de taille moyenne, un pelage fauve et blanc; mais je m’y connais pas davantage en chiens qu’en oiseaux. Je sais faire qu’avec les mécaniques inertes, que l’on peut animer d’un tour de clé ou d’une pression sur un bouton.

Le chien était tendu, tous muscles en avant, s’efforçant de se libérer de la contrainte du lien qui l’empêchait de bondir vers moi, secouant la tête de droite à gauche au rythme de ses grondements.

Je m’approchai et il relâcha soudain la pression sur sa chaîne. Je tendis les doigts vers lui. J’avais de la sympathie soudain pour ce chien attaché et dont le lien meurtrissait le cou. Je passai ma main sur la tête et il s’assit tandis que je détachais son collier. Il partit ventre à terre dans la direction d’où je venais et disparut au tournant qui menait au goudron.

Je rebroussai chemin derrière lui et le trouvai arrêté un peu plus loin. Je poursuivis ma route, surpris de voir bientôt qu’il me suivait. Il allait devant, tournait court, revenait, sans paraître me prêter attention mais sans quitter un champ de vision depuis lequel il m’observait.

Une nouvelle voiture passa, sirène hurlante, mais l’écho était bien assourdi. La route ne diminuait ni ne grandissait en taille. J’avançai encore et tombai au bout du chemin, débouchant tout à coup sur la lande déjà mêlée de sable. De vieux panneaux traînaient au sol, à demi pourris. Je m’approchai et un éclair me revint en mémoire. Je savais plus quand le projet avait débuté puis été abandonné au terme d’une guerre d’usure locale. Un lotissement autour d’un golf. Il y avait des années de ça. Je me suis accroupi pour essayer de lire les pancartes d’où la couleur avait presque disparu. L’une disait encore à demi : « propriété privée ». Une autre « LA PLAGE » sans qu’on puisse lire ce qui suivait. Une plus loin « NON À… » également interrompu. Les souvenirs me revenaient un peu. Le village avait été coupé en deux par la contestation. Il y avait eu des pétitions, des occupations, des manifestations, du sabotage d’engins. Mes parents comme les autres pestaient contre le projet. C’était si vieux. Moi je voyais les affiches, je trouvais ça plutôt bien mais j’osais trop rien dire.

Puis plus rien. La route s’était arrêtée. Le paysage peu à peu reprenait sa place. Je m’assis pour enlever mes chaussures et mes chaussettes que je glissais dedans avant de les poser sur le bas-côté. Le chien les a reniflées une seconde avant de se détourner.

J’ai senti tout à coup des larmes me monter aux yeux puis couler sur mes joues. Des souvenirs qui craquent. Je sentais l’absurdité de tout le temps passé depuis ces événements de l’enfance. Rien n’avait de sens. J’ai tendu la main et le chien est venu et je l’ai serré contre ma poitrine et j’ai plongé le visage dans sa fourrure. Nous sommes restés comme ça un moment puis il s’est écarté.

Je me suis relevé. Je me sentais mieux. J’ai marché dans l’herbe haute et sauvage puis dans le sable. La sensation était délicieuse. J’ai dépassé le rideau des derniers arbres et la lumière m’a ébloui une seconde. Le vent soufflait doucement à l’air libre. Le chien est reparti devant moi, roulant dans le sable. J’ai regardé à droite et à gauche, pris d’une inquiétude soudaine de me retrouver à découvert.

Y’avait personne.

Au loin sur la gauche, minuscules, on distinguait les premières maisons du village. J’ai avancé encore jusqu’à la plage, tout droit. Le sable humide laissait des traces éphémères. L’eau montait en vagues lentes qui mouillaient le bas de mon pantalon. Le chien me regardait avec curiosité. Je me suis baissé pour ramasser un galet et je l’ai lancé aussi loin que possible, en arc de cercle. Le chien a bondi et a sauté dans les flots pour l’attraper mais sans y parvenir. Il est revenu vers moi, mi-nageant mi-sautant, dégoulinant d’eau salée, écumant, et s’est ébroué derrière moi. J’ai continué tout droit. L’eau à ma taille, à peine froide. Une sensation douce. Bientôt à mi -poitrine, collant mon t-shirt sur mon torse. Le chien nageait à côté de moi et jetait des regards en arrière pour voir ce que je faisais. Il paraissait moins à l’aise. Je me suis arrêté encore une fois. L’eau allait et refluait contre moi, comme une caresse, le clapotement doux des vagues ressemblait à une prière murmurée dans une langue très ancienne.

– Alors? lui ai-je demandé à voix haute.

Je voulais dire « alors on nage ou on fait demi-tour ? » Mais les mots ne sortaient pas. En revanche je trouvais bien que ce soit le chien qui décide.

C’était pas un hasard. Le hasard ça n’existe pas. C’était pas du destin non plus, parce que les chiens n’ont pas de destin. Enfin je crois.

C’était de la confiance. Je prononçai le mot dans ma tête plusieurs fois en fermant les yeux. « De la confiance. De la confiance. De la confiance. De la confiance. »

Puis j’ai rouvert les yeux.

Et j’ai plongé mon regard dans celui du chien, pour savoir ce qu’il avait décidé.

 

Denis Lépée, né en 1968, est l’auteur de huit romans et de biographies de Winston Churchill, Frank Sinatra et Ernest Hemingway. Son dernier roman, Rester le chasseur (éd. Fayard), est paru en 2023.

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Avec le recul on peut toujours réinventer les choses. Mais moi, j’en suis certain, au début c’était pas une journée différente des autres. Au contraire. Une journée banale dans la semaine, un jeudi. J’avais ouvert la fenêtre et c’est l’oiseau qui m’a réveillé. Une mésange, je crois. J’ai toujours été mauvais en oiseaux. Il sifflait sur une branche presque contre la fenêtre que j’avais laissée ouverte parce que j’étouffais. La chaleur de juin ou les choses dans ma tête qui s’entassaient. En tout cas j’avais eu trop chaud. La branche, j’aurais dû la couper il y a longtemps déjà. Je me l’étais promis. Mais il y avait eu tout le reste, alors j’avais oublié. Ou attendu. Bref, elle touchait la fenêtre de la petite maison en bois. J’ai maudit l’oiseau mais après j’ai ouvert les yeux et je l’ai vu. Et je l’ai trouvé sympa en fait avec son ventre rouge en plumes. Dans le gris de ma tête ça mettait une couleur, c’était plutôt bien. Et puis il était l’heure de toute façon. Parce que dans une journée normale le réveil sonne toujours à 6h50. En sortant de la salle de bains je suis passé devant la pièce vide. J’ai jeté un œil vite fait et j’ai descendu l’escalier. Il restait juste assez de café. Je me suis dit que c’était de la chance même s’il fallait que j’en rachète. J’ai bu une grande tasse sans m’asseoir, en tournant dans le petit salon et en regardant les photos. C’était…

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