illustration Feggo
Il m’est arrivé, il y a quelques semaines à Buenos Aires, une bien étrange histoire. Une histoire tout à fait dans le genre de celles qu’écrivent les romanciers argentins. D’ailleurs il n’est
pas impossible que cette histoire ait déjà été écrite par l’un d’eux et que j’y figure, malgré moi, en tant que personnage de fiction. Auquel cas l’histoire que je vais vous raconter n’est que l’adaptation authentique d’une fiction qui existe déjà, mais l’ordre des choses est inversé de telle sorte sous ces latitudes que l’eau s’écoule vers la gauche, au lieu de la droite, dans l’évier, et la littérature précède toujours la réalité. En fait de réalité, nous étions au début de l’été et mon unique air conditionné venait d’expirer alors que la canicule s’était abattue sur la ville et que des quartiers entiers étaient privés d’électricité. Torse nu, en maillot de bain, une serviette mouillée nouée autour du front à la façon de Lawrence d’Arabie, je m’étais mis en recherche d’un réparateur d’air conditionné.
En fait de réalité, nous étions au début l'été et mon unique air conditionné venait d'expirer.
Ce que je ne savais pas, hélas, c’est que mettre la main sur un réparateur d’air conditionné à cette époque de l’année était une chose aussi miraculeuse que de tomber sur un restaurant végétarien au beau milieu de la pampa… Aucun des numéros qu’on m’avait suggérés ne répondait et, les rares fois où je parvins à obtenir un interlocuteur à l’autre bout du fil, celui-ci m’expliqua qu’il étaittotalement débordé, que la ville était au bord du chaos et qu’il ne pourrait sans doute pas passer avant le mois prochain. Je m’étais quasiment résigné à l’idée de m’établir pour la nuit dans mon frigidaire quand, dans un dernier sursaut vital, je décidai d’écumer toutes les pages Internet possibles et imaginables à la recherche du réparateur providentiel. Quelle ne fut pas ma joie lorsque, après être tombé sur une annonce – « Buen Aire : Servicio Técnico de Heladeras y Aires Acondicionados / Si necesita una solución rápida y eficiente, llámenos » – et avoir composé le numéro indiqué – non sans avoir au préalable fait un tour sur le site qui me parut on ne peut plus sérieux et professionnel –, une femme me répondit. Mais pas n’importe quelle femme, une très vieille femme, ou plutôt une femme dont la voix chevrotante et quasiment inaudible semblait provenir d’une cave ou
d’une grotte ou d’un souterrain où elle vivait recluse depuis de nombreuses années dans l’attente que son téléphone sonne enfin. Après m’être assuré que j’avais contacté le bon numéro, je demandai à cette femme s’il serait possible qu’elle m’envoie un réparateur d’air conditionné au plus vite. Bien qu’elle me parût assez simple, cette question sembla la troubler profondément. Elle resta quelques instants silencieuse, puis je l’entendis couvrir le combiné avec la main et se mettre à discuter avec une personne qui se trouvait à ses côtés. Évidemment j’étais incapable d’entendre ce qu’ils disaient mais je ne pouvais m’empêcher de tendre l’oreille, le torse ruisselant de sueur, gagné par une anxiété inexplicable comme si mon sort dépendait de cette conversation entre ces deux êtres que je ne connaissais même pas et que j’imaginais enfermés dans un caveau ou un ancien cellier ou quelque endroit mystérieux de Buenos Aires.
Une femme me répondit. Une femme dont la voix chevrotante semblait provenir d’une cave ou d’une grotte ou d’un souterrain.
Aussi quand la vieille femme reprit le combiné et m’annonça qu’un réparateur allait tâcher de passer chez moi dans l’après-midi, je me sentis aussi soulagé et reconnaissant que le jour
où ma mère m’apprit, alors que nous nous préparions à aller chez mon dentiste afin qu’il m’ôte les dents de sagesse, que ce dernier venait d’avoir un accident avec son vélo d’appartement et ne pourrait malheureusement pas m’opérer avant plusieurs semaines. Je raccrochai, ivre de joie, et ouvris une bière fraîche pour célébrer l’arrivée prochaine de mon sauveur. Il existait encore la possibilité que celui-ci n’arrive jamais et que je termine calciné dans cet appartement telle une vieille pizza qu’on aurait oublié de retirer du four, mais j’avais une sorte d’intuition, de prémonition, à moins que ce ne fût l’alcool qui me brouillait le cerveau, que quelque chose allait enfin arriver. J’avais une sorte d’intuition, de prémonition, à moins que ce ne fût l’alcool qui me brouillait le cerveau. Et en effet quelque chose arriva sur les coups de 17 heures : Sergio. Sergio ressemblait exactement à l’idée que l’on peut se faire d’un réparateur : chauve, musclé, vêtu d’un marcel blanc qui laissait voir ses imposants tatouages. Des tatouages comme seuls peuvent en avoir les acteurs pornos ou les éleveurs de chiens de combat ou les réparateurs d’air conditionné donc. Après l’avoir salué, je le conduisis devant l’espèce de barquette en plastique qui me sert d’air conditionné et Sergio, déposant le sac et la bombonne qu’il trimballait avec lui, se mit à contempler la chose comme s’il s’agissait d’un tableau de Léonard de Vinci – ou disons, pour ici, de Cándido
López ou de Prilidiano Pueyrredón – avant de hocher longuement la tête en silence. Le fait qu’il hoche la tête en silence sans me dire ce qu’il pensait me mit immédiatement dans un positon d’infériorité dont je tâchai de sortir en étalant mes vagues connaissances quant aux lois de la climatisation. C’est le moteur ? dis-je à tout hasard. Non, c’est le gaz, répondit Sergio. Il n’y a plus de gaz. Il actionna brièvement la télécommande puis hocha la tête à nouveau. C’est le gaz Je hochai la tête à mon tour. C’est ce que je pensais, dis-je. Bon, ça va te coûter 1 600 pesos, me dit alors Sergio. 1 600 pesos ? m’étranglai-je. 1 600 pesos. Mais ça dure quatre ans. Je n’avais aucune idée de ce qui durait quatre ans au juste mais je ne voulais pas avoir l’air plus con que je ne l’étais déjà. Ah oui, quatre ans quand même, opinai-je. Enfin, tu fais comme tu veux, mais il faut que tu me donnes une réponse tout de suite : j’ai plein de gens à voir dans toute la ville qui sont dans la même merde que toi. Et donc nous voilà donc tous les deux sur le toit de l’immeuble en plein cagnard, Sergio, muni d’une bombonne de gaz dont il branche le tuyau de raccordement sur le condenseur ou le caisson de ventilation ou peu importe le nom que porte cette grosse boîte en plastique ajourée, tandis que je nous ouvre deux bières fraîches et que je lui raconte comment je suis arrivé dans ce pays. Sergio est fasciné par le fait que j’ai quitté la France où il suppose qu’il y a beaucoup plus d’argent et beaucoup plus de travail et beaucoup plus de filles qu’ici, ou tout du moins beaucoup plus de filles faciles, ce que je m’empresse aussitôt de démentir, tout comme l’abondance d’argent ou de travail d’ailleurs. Mais de la même manière qu’il est persuadé qu’en France, il baiserait beaucoup plus, Sergio a la profonde conviction qu’il pourrait gagner là-bas des montagnes d’argent. Quand je lui demande comment il compte s’y prendre pour gagner des montagnes d’argent, Sergio me répond qu’il n’y a pas encore vraiment réfléchi mais qu’il y a sans doute des tas de manières de gagner des montagnes d’argent là-bas tandis qu’ici… Et Sergio de se lancer dans une diatribe contre tous les chefs d’entreprise et tous les politiciens et tous les journalistes et tous les membres de l’Église catholique et toutes les vedettes à la télévision argentine qu’ils considèrent comme des voleurs. Les syndicalistes
aussi sont des voleurs. Et les arbitres de football. Et les chauffeurs de taxi. Il n’y a pas jusqu’aux cartoneros et aux victimes des inondations qui ne soient des voleurs pour lui.
Et donc nous voilà donc tous les deux sur le toit de l’immeuble en plein cagnard.
Je me demande même si Sergio n’est pas la seule personne qui ne soit pas un voleur dans tout ce pays. J’allais le lui faire remarquer quand Sergio acheva brutalement sa logorrhée et m’annonça, en débranchant le tuyau, qu’il en avait fini pour aujourd’hui. Il faut que tu attendes deux heures avant de rallumer l’air, dit-il en me saluant et en me remerciant chaudement
pour les bières. Merci encore d’être venu, lui dis-je en prenant congé de lui à la porte. Et si jamais j’ai besoin de toi, je t’appelle. Il se trouve que deux heures trente plus tard, l’air conditionné ne fonctionnant toujours pas, je me retrouvai à appeler Sergio. Ou plutôt la vieille femme de tout à l’heure qui me répondit tout aussi vite avec une voix tout aussi inaudible. Après lui avoir brièvement exposé mon problème, celle-ci garda le silence puis couvrit le combiné avec la main avant de se lancer dans un long conciliabule avec quelqu’un qui se tenait à ses côtés. Puis reprenant l’appareil, elle me conseilla d’attendre encore un peu. Une heure ou deux tout au plus.
Une heure ou deux plus tard, je rappelai mais personne cette fois-ci ne me répondit.
Je songeai qu’il était tard et qu’ils avaient sans doute dû fermer leur bureau ou leur cave ou peu importe l’endroit qui devait leur servir de standard téléphonique et remis mon appel au lendemain, espérant que l’air conditionné se mettrait par miracle à fonctionner durant la nuit. Mais le lendemain, l’air ne fonctionnait toujours pas et mes appels continuaient à résonner dans le vide. Je décidai alors de changer de téléphone et empruntai celui de ma voisine. Dès la deuxième sonnerie, comme je m’y attendais, la voix sépulcrale de la vieille femme retentit. Vous refusez de répondre à mes appels, c’est ça ? Je vous préviens si Sergio ne vient pas aujourd’hui arranger la situation… De quel Sergio parlez-vous ? demanda-t-elle. Comment ça, de quel Sergio je parle ? Mais de votre Sergio. Du Sergio qui est venu mettre du gaz dans mon air conditionné. La vieille femme plaqua sa main sur le combiné puis débuta une de ces conversations secrètes dont j’étais désormais coutumier. Ne bougez pas. On va vous envoyer quelqu’un, finit- elle par dire. Je la remerciai, passablement énervé, et me mis à attendre, tout en tripotant la télécommande de l’air conditionné et en grimpant régulièrement sur le toit afin d’examiner la caisse en plastique où Sergio était supposé avoir mis du gaz pendant que nous parlions comme deux vieux amis. Mais lorsque, après trois heures de ce manège, je me rendis compte que personne n’allait venir – ni Sergio, ni la vieille femme, ni aucun réparateur d’air conditionné quel qu’il soit –, je décidai de rappeler afin de les insulter et de les menacer d’une poursuite en justice. Hélas ! Je ne pus même pas pro-noncer le premier de ma harangue : le numéro de téléphone sonnait occupé. Cinq minutes plus tard même constat. Et ainsi de suite pendant les deux jours qui suivirent. Je dus rappeler ne bonne centaine de fois et une bonne centaine de fois, le numéro sonna occupé comme si celui-ci était en dérangement. Je décidai de retourner sur le site afin de vérifier s’ils ’avaient pas un autre numéro ou une adresse mail ou n’importe quoi qui m’aurait permis de les contacter à nouveau mais – terreur ! – l’annonce avait disparu. Je tentai de taper sur Google : « Buen aire », « Aire acondicionado buenos aires », « buen aire reparacion » mais rien ! Comme si j’avais rêvé cette annonce. Comme si Sergio et la vieille femme n’avaient jamais existé. Comme si toute cette histoire n’avait été qu’un produit de mon imagination surchauffée. Et même si ma raison me suggérait que j’avais peut-être été la victime d’une arnaque, – d’une arnaque géniale il faut bien avouer –, quelque chose en moi me disait que j’étais tout simplement en train de devenir fou à rester seul dans cet appartement brûlant tandis que tous les réparateurs d’air conditionné avaient fui Buenos Aires.
Thibault de Montaigu a publié sept romans et essais, dont Un jeune homme triste, Les anges brûlent, Les Grands Gestes la nuit, Zanzibar et, en 2020, La Grâce, qui a reçu
le prix de Flore.
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