Carole Martinez par F. Mantovani Gallimard
© F. Mantovani Gallimard

Cygne des temps

Carole Martinez

Dans les rayons du supermarché, je pousse mon caddie sous la lumière blanche. 

Rien de plus lumineux que cet espace aveugle, le plafond est constellé de petits astres électriques, pour ne rien laisser dans l’ombre. Pas un recoin où se cacher dans ce labyrinthe. Des lignes et des lignes de boîtes et de bouteilles et de boîtes et de bouteilles... Il paraît que cette gabegie d’énergie nous attire comme des insectes, que « l’éclairage LED a une influence directe et positive sur le chiffre de vente et sur l’expérience vécue par le consommateur », qu’il nous stimule, nous donne envie, nous hypnotise. 

Je circule entre les linéaires sous le feu électrique, je déambule dans ce monde sans ombre parmi les visages masqués. C’est ici que viennent les gens après leur journée de travail.

J’ai toujours aimé la vie au présent, les petits riens qui nous submergent, nous émeuvent, pour peu qu’on sache les attraper au vol sans chercher à les retenir : un ciel, une caresse, le bruit de la pluie... J’aime sourire à un inconnu, voir son visage s’animer, son regard s’éclairer, et souvent on me sourit en retour, pour rien, comme ça, pour le plaisir de cette minuscule complicité. Ces petits chocs électriques me galvanisent. 

Les joies infimes se succèdent, des miettes qui ne construisent rien, qu’un sillage, aussitôt effacé. La grâce de l’instant goûté, est-elle superficielle ? 

Aujourd’hui, je zigzague entre les corps et les caddies, entre les sourires bâillonnés, en m’accrochant à l’idée que nous nous sommes adaptés, que nous lisons mieux les regards, que les yeux sourient aussi bien que les bouches, qu’il nous suffit d’imaginer la pièce manquante, d’imaginer ce qui nous a été arraché par l’air du temps.

J’ai pris la vieille en stop tout à l’heure. Comme à chaque fois, elle marchait avec son cabas et son imper blanc sur le bord de la Nationale. Les gens la connaissent un peu dans le coin, suffisamment pour qu’elle n’ait jamais à parcourir à pied les trois kilomètres qui séparent le centre-ville du centre commercial. C’est compliqué pour elle de se ravitailler depuis que le centre s’est ainsi excentré. Le cœur de la petite cité a dérivé peu à peu. Les anciennes rues se sont vidées, les vitrines des boutiques ont blanchi comme les cheveux de la vieille, tout a fermé à l’exception d’une boulangerie, d’un bar-tabac et de deux pharmacies, pour le reste, il faut une voiture. Ce n’est pas avec ce qu’elle a dans son porte-monnaie qu’elle peut se permettre de se faire livrer et puis elle ne sait pas comment ça marche tout ça, Internet et compagnie. Elle est coincée, la vieille, coincée dans une petite ville de province qui se meurt. Mais elle ne se plaint pas, elle me l’a dit dans la voiture un jour avant les masques : « La ville est trop vieille, comme moi. Elle peut crever, tout le monde s’en fiche et ce n’est pas bien grave. Personne ne la regrettera vraiment. » Elle souriait. 

Dans l’allée centrale de l’hyper, arbustes et rosiers sont à l’honneur pour la Sainte-Catherine. Un cygne en plastique trône « ridicule et sublime » au milieu d’un îlot plein de pommiers en pots et de palmiers artificiels. 

Je reste en arrêt face au cygne enlisé dans la lumière blanche. 

« Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui

Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre... »

Autour du long cou de l’oiseau, en guise de collier, une étiquette : « Fait de plastique de haute qualité, ce cygne est durable pour des années d’utilisation. Il sera un vrai point de convergence de tous les regards dans votre jardin. » 

Je vis au présent, je suis ici et maintenant. J’ai longtemps pris ça pour un handicap : dilater l’instant, c’est arriver en retard partout. Je n’ai pas vraiment le choix : « demain » m’effraie trop pour que je m’y projette et j’oublie immédiatement « hier ». « Aujourd’hui » est le seul territoire où je peux m’installer, et encore, « aujourd’hui » est trop vaste, « maintenant » serait plus juste, la minuscule minute, voilà ma mesure ! J’y suis bien, je m’y tiens en équilibre face au cygne. Je me recule un peu pour ne pas gêner les jeunes filles qui font des selfies en enlaçant l’oiseau, elles enregistrent ce moment dans leur portable, elles partagent leur seconde, puis elles repartent en fixant leur écran, chacune pour soi dans un zapping sans fin. Elles consomment les instants figés des autres, des vies stroboscopiques, des flashs de plus en plus rapides, elles sont bombardées d’images, de visages inconnus, elles sont en prise avec le monde, elles le tiennent dans leur main, elle ne lâche pas du regard cet écran qui les comble. J’abandonne mon grand cygne, pour les suivre un moment en me demandant si leur territoire à elle n’est pas la seconde. Mais elles vivent un « maintenant » discontinu, une seconde ailleurs, la seconde d’un autre, leur temps est haché et leur ici est un écran de téléphone.

Je ne m’ennuie jamais, mais j’erre souvent, l’instant m’entraîne à vau-l’eau et je ne sais plus vraiment où je vais. Mon handicap est une qualité, paraît-il. Le hic et nunc, le carpe diem ont cédé la place au lâcher-prise ou à la « pleine conscience ». Tout cela a été si souvent répété : vivons l’instant présent, sans laisser hier ou demain l’obscurcir. Mais parfois, l’instant divague et m’égare... Je suis venue pour faire mes courses et j’ai oublié ma liste. Il faut avoir le temps de vivre l’instant. 

Des dames aux sourcils peints se saluent et s’arrêtent un moment pour discuter au rayon des fruits et légumes entre les avocats du Pérou et les bananes de Martinique. C’est ici qu’on se croise désormais, les nouvelles locales circulent en caddies. Les dames parlent de leurs enfants grandis, partis ailleurs, sous d’autres ciels, elles se confient leurs soucis de santé. Question docteur, c’est devenu compliqué. La vieille m’en a touché un mot. Le sien a pris sa retraite et n’a pas été remplacé, les jeunes médecins ne veulent pas s’établir en campagne. Ceux qui restent n’acceptent plus de nouveaux patients, elle ne sait pas où elle va se faire soigner. Elle m’a dit qu’elle s’en fichait, qu’elle n’avait jamais aimé les docteurs. Elle souriait.

Le cygne grandeur nature pourrait déplier ses ailes et bousculer tout ça « avec ses gestes fous », détruire le labyrinthe et les piles de rouleaux de sopalin en promo, s’envoler sous les spots de ce théâtre sans magie, s’envoler ou chanter pour le public et ses caddies. Mais le cygne se tait. Ce n’est pas grave, même muet comme une carpe, l’instant reste éclatant de tout ce qu’il pourrait être. 

Je retrouve la vieille devant les caisses. Elle a retiré son imper blanc trempé et l’a posé sur son cabas pour qu’il sèche. Elle attend dans la file de l’une de ses caissières préférées, je me place derrière elle, elle me dit aimer celles qui discutent, ça lui fait de la chaleur humaine. Elle se raconte un peu, la vieille, mais elle mesure l’attention qu’elle demande et, en retour, elle écoute beaucoup. Elle n’est pas du genre à nous ligoter avec des phrases à rallonge, elle est trop fine pour ça. Je lui dis que je peux la ramener en ville dans ma voiture si elle veut. Ses yeux sourient.

Quand je serai malade ou seule, comme la vieille, arriverai-je à survivre au présent ? Il m’est un bonheur tant que mon corps peut jubiler, tant que la fatigue, la misère, la douleur ne me coupent pas les ailes. Certains présents sont si pénibles qu’ils imposent de se réfugier ailleurs dans le temps et dans l’espace, dans un écran peut-être.

Je me retourne vers l’allée centrale pour revoir mon grand cygne, les pommiers sont toujours là, mais l’oiseau a disparu, il s’est échappé, c’est fou, je ne le vois nulle part. Il a quitté cet étrange rivage. Je n’ose rien dire, les gens ne se sont aperçus de rien. 

Les caissières oublient parfois de compter un article ou deux à la vieille, surtout les petites jeunes qui savent qu’elle est au centime près. Mais elles sont peu à peu remplacées par des caisses automatiques. « Je n’aime pas ces machines, elles n’ont ni cœur, ni conversation ! » me confie la vieille. Alors que je range mes courses, je vois le cygne passer sur le tapis de la caisse voisine, il ne s’est pas envolé, il avance vers la sortie au milieu des boîtes de conserve et des sachets de pâtes, il va gagner le jardin du couple qui l’adopte. 

« Vous traînez ! Allez, il faut que vous rentriez travailler, me dit la vieille derrière son masque à bec. On y va ? » 

Et elle sourit sous les leds en déployant les ailes de son grand imper blanc. ...

Dans les rayons du supermarché, je pousse mon caddie sous la lumière blanche.  Rien de plus lumineux que cet espace aveugle, le plafond est constellé de petits astres électriques, pour ne rien laisser dans l’ombre. Pas un recoin où se cacher dans ce labyrinthe. Des lignes et des lignes de boîtes et de bouteilles et de boîtes et de bouteilles... Il paraît que cette gabegie d’énergie nous attire comme des insectes, que « l’éclairage LED a une influence directe et positive sur le chiffre de vente et sur l’expérience vécue par le consommateur », qu’il nous stimule, nous donne envie, nous hypnotise.  Je circule entre les linéaires sous le feu électrique, je déambule dans ce monde sans ombre parmi les visages masqués. C’est ici que viennent les gens après leur journée de travail. J’ai toujours aimé la vie au présent, les petits riens qui nous submergent, nous émeuvent, pour peu qu’on sache les attraper au vol sans chercher à les retenir : un ciel, une caresse, le bruit de la pluie... J’aime sourire à un inconnu, voir son visage s’animer, son regard s’éclairer, et souvent on me sourit en retour, pour rien, comme ça, pour le plaisir de cette minuscule complicité. Ces petits chocs électriques me galvanisent.  Les joies infimes se succèdent, des miettes qui ne construisent rien, qu’un sillage, aussitôt effacé. La grâce de l’instant goûté, est-elle superficielle ?  Aujourd’hui, je zigzague entre les corps et les caddies, entre les sourires bâillonnés, en m’accrochant à l’idée que nous nous sommes adaptés, que nous lisons…

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