Valentine aime le vent. Voici la définition la plus simple mais la plus juste de Valentine. C’est l’unique donnée qu’il faut connaître au départ de cette histoire, c’est aussi la plus importante. Toute autre précision n’aurait pour effet que de perdre de vue le propre de Valentine.
Sa mère, elle, n’a jamais compris cette définition et, quand Valentine, enfant, s’enfuyait dans les rafales, elle lui hurlait de rentrer à la maison en menaçant de la punir ; c’était tout ignorer de sa fille pour qui rester enfermée un jour de tempête ne valait pas mieux que de fourrer sa tête aux cheveux emmêlés dans un sac plastique.
Depuis l’enfance, elle trouvait son plaisir les jours où le vent bondit dans les rues en décapant les jardins autour des maisons. Elle vivait presque à la campagne, en périphérie de Nancy, dans un pavillon avec sa mère. Là-bas, l’air circule pareil aux grands ruisseaux des montagnes : les obstacles qu’il trouve sont facilement contournés, enjambés ou noyés, et partout où Valentine le voulait elle plongeait dans les grands remous du vent.
En septembre, Valentine revenait à Nancy comme l’on va à des funérailles. Dès que la voiture entrait dans la ville, son visage se décomposait
Le bonheur cessa le jour où elles déménagèrent au centre-ville. Dans l’entrelacs des rues aux bâtiments hauts, l’air stagne. Il empeste. Le vent parvenait aux fenêtres de leur appartement dans un râle de mourant qui troublait à peine les rideaux. Valentine crut étouffer. Un tic nerveux s’empara de ses mains qui, plusieurs fois par jour, remontaient vers sa gorge, les doigts crispés, comme ceux d’une enfant en train de se noyer. Parfois, des semaines passaient sans que rien ne balaie la lourde couche d’air malsain qui écrasait la ville et qui faisait penser à Valentine aux gaz qui macèrent au ras de la tourbe. Elle en était sûre, elle l’avait dit à sa mère qui refusait de la croire : il y avait dans l’air qu’elles respiraient des émanations de marais, des relents de corps en putréfaction – elle en avait des haut-le-cœur.
Elle n’eut alors plus qu’une chose en tête : retrouver le vent. Malgré les suppliques de sa mère, elle refusait de fermer la fenêtre de sa chambre, hiver comme été, la pluie inondait les murs et les moquettes et, au moindre frisson d’air, Valentine se précipitait à la croisée, la bouche entrouverte comme une assoiffée découvrant une source d’eau dans le désert. Elle acheta des éventails, brancha des ventilateurs, arpenta les rues les plus larges, les places les plus vastes où l’air fluide coule encore. Elle eut une passion incommensurable pour la place Stanislas où l’absence de murs et d’obstacles trop rapprochés faisait renaître la grande respiration du monde.
Depuis l’enfance, elle trouvait son plaisir les jours où le vent bondit dans les rues en décapant les jardins autour des maisons.
Elle s’y rendait comme une tuberculeuse dans un sanatorium, l’esprit uniquement occupé par la qualité de l’air qui circulerait dans ses poumons. C’étaient des cures quotidiennes de plusieurs heures où on la découvrait, selon le sens du vent, tantôt près de l’opéra, tantôt près du musée des Beaux-Arts, les yeux fermés, le visage tendu vers le ciel. Jamais elle n’entra dans un de ces bâtiments, elle n’en connaissait ni le nom, ni la fonction. Tout ce qui lui importait, c’était que sous l’effet des rafales l’espace autour d’elle se dilate, que les pierres se dissolvent, que le monde vole en poussière.
Elle grandit ainsi.
Une fois par an, c’était le Pays basque, chez les grands-parents, et les plages gigantesques bousculées par le vent. Valentine s’installait tôt le matin sur les dunes et ne rentrait à la maison qu’après avoir été grondée par sa mère. Durant ces heures, elle regardait le vent crier, rugir, trancher les nuages en morceaux : le monde touchait au sublime et Valentine tombait en extase. Le vent soulevait le sable en un mur gigantesque et le précipitait sur elle, et le jetait sur elle − et Valentine ouvre les yeux, elle les ouvre grands pour sentir les coups de rasoir sur ses cornées. Sur la dune, elle devient l’instrument d’Éole, elle se fait lyre et vibre sous ses doigts. Quand il durcit, elle se fait tambour et caisse de résonance. Quand elle se lève, c’est pour offrir à ses coups insensés toute la surface de son corps, et boum sur la poitrine, boum sur la figure, boum sur les cuisses. Le soir, elle se met au lit le front brûlant, les membres tremblants, à peine consciente de cette ivresse qui, chaque été, la fait renaître à elle-même, corps et esprit.
Les rares fois où elle parlait à table, c’était pour interroger son grand-père qui connaissait des histoires de grand large et de pêcheurs de morues partis de l’autre côté de l’Atlantique, là d’où vient le vent quand on est sur la dune, et le grand-père, pour faire plaisir à sa petite-fille, racontait pendant des heures des récits de Terre-Neuve, du Labrador et de Saint-Pierre-et-Miquelon.
En septembre, Valentine revenait à Nancy comme l’on va à des funérailles. Dès que la voiture entrait dans la ville, son visage se décomposait, il devenait celui d’une morte. Sa mère n’y comprenait toujours rien, mais pour ses seize ans elle lui offrit une carte des vents sur l’Atlantique ; l’idée ne venait pas d’elle, c’était une commande de Valentine. Elle l’afficha en face de son lit avec un ruban de scotch, là où les autres filles de son âge accrochent le poster d’un chanteur. Elle apprit par cœur le nom et la trajectoire de tous les vents qui s’y trouvaient et les écrivit dans un cahier. Quand elle s’endormait le soir, elle s’imaginait vivre en Islande, au Groenland ou au Cap Vert, là où les flèches qui symbolisaient la puissance des vents étaient les plus épaisses sur la carte. À la bibliothèque, elle emprunta tous les livres sur le sujet, elle acheta des revues scientifiques et chercha dans les textes littéraires qu’on lui faisait lire au lycée la moindre trace de vent. Elle inquiéta sa professeure de français en expliquant chaque personnage, chaque auteur par sa relation ou non avec le vent, par sa sensibilité ou non avec l’atmosphère et en condamnant tous ceux dont l’âme était sourde aux actions de l’air. Valentine était catégorique : les génies tressaillent devant le sublime de la tempête, ils y voient toutes les voluptés, tous les ravissements furieux et étranges du monde – et que le diable emporte les autres !
Dans son obsession, elle découvrit un jour une chose miraculeuse qui baigna son âme de plaisir : la soie, le pouvoir prodigieux de la soie qui file et passe à toute vitesse entre les doigts dans un sifflement semblable à s’y méprendre à celui du vent. Elle s’en rendit compte en jouant avec le foulard de sa mère qui pendait sur la rambarde de l’escalier. Aussitôt, elle prétendit une passion pour la mode et acheta une quantité de soie. Chaque pièce qu’elle se procurait produisait un sifflement différent et Valentine classa ses foulards selon une échelle savante, du son le plus aigu au son le plus grave, dans l’idée folle de pouvoir reproduire dans sa chambre tous les types de tempête. Le matin, elle portait autour du cou un de ces morceaux d’étoffe qu’elle dénouait discrètement dans le bus ou en classe chaque fois qu’elle voulait entendre la voix du vent, et on la voyait, créature étrange aux grands mouvements secs et saccadés, travailler la soie et la faire glisser entre ses doigts rougis. C’était un pis-aller certes, mais à Nancy cette découverte était un trésor.
À ses dix-sept ans, une question la hanta durant des mois : où naît le vent ? Il doit bien y avoir un endroit, sur terre ou sur mer, pensait-elle, où le vent se forme. Les livres ne lui apportèrent aucune réponse qui lui convenait, ses professeurs non plus, mais, un jour qu’elle était en classe, son esprit s’évada dans un lieu étrange : tout y est plat, couvert de glace et de roche – Valentine est seule – pas une maison alentour – le vent est blanc, chargé de neige poudreuse – il est parfumé – Valentine découvre entre ses pieds une béance de glace et dans cette béance un tourbillon de vent – elle se penche, c’est donc là qu’il naît, entre ses pieds, c’est donc ici que le monde entier vient accoucher du vent – et Valentine observe les bourrasques blanches qui lui fouettent le visage – et elle contemple cet enfantement grandiose, ce flux débordant libéré de la glace.
Quand Valentine revint à elle, elle fut certaine d’une chose : le vent a une couleur, il peut être blanc comme dans son rêve, ou noir ou bleu ou rouge. Son esprit se déplia comme une grande feuille de papier à mesure qu’elle tirait toutes les conséquences de sa vision : le vent a son parfum, son corps, son visage… Lorsqu’elle sortit du lycée ce jour-là, elle courut place Stanislas et attendit, attendit, attendit que l’air flasque de Nancy se soulève un peu du sol, et ce fut un coup de vent brunâtre qui entoura les bâtiments, brunâtre comme les champs de betteraves qui s’étalent autour de Nancy, et Valentine comprit, elle comprit qu’elle mourrait si elle restait encore sous l’influence de ces vents sales qui charriaient jusqu’à elle la poussière des fermes lointaines, la fumée des hangars, les miasmes des pays frontaliers.
De retour chez elle, elle exigea de finir son année de terminale chez ses grands-parents. Sa mère refusa. Valentine se laissa mourir. En quelques jours, son visage se dessécha et ressembla à celui d’une vieille femme. Sa mère eut peur et Valentine obtint l’autorisation de prendre le train avec deux grosses valises.
− Parle-moi de Terre-Neuve, Papi, parle-moi de Saint-Pierre, s’il te plait…
À la gare, les grands-parents trouvèrent une toute petite fille qui réclamait des histoires de vent et de Grand Nord avant de s’endormir. Il fallait que le grand-père répète les mêmes aventures chaque soir pendant des heures pour que l’enfant accepte de fermer les yeux, emportée quelque part dans les rafales.
− Notre petite-fille aime le vent, disait-il à sa femme quand, passé minuit, il regagnait leur chambre, les yeux alourdis de sommeil.
Eux au moins avaient compris. Dans leur jeunesse, ils avaient rencontré des femmes similaires, amoureuses du vent dont les marins, qui revenaient de Terre-Neuve, parlaient parfois dans leurs histoires. Un voile noir se déposa sur le regard de la grand-mère. Elle sut que sa petite-fille n’aurait pas une vie ordinaire.
Valentine n’alla pas au lycée où sa mère l’avait inscrite, ses grands-parents ne protestèrent pas, ils savaient que c’était peine perdue. À la place, elle s’asseyait sur les dunes et pensait aux rafales de l’autre côté de l’océan, elle avait le regard triste de celle qui a perdu son amant. Parfois, elle lisait un livre, souvent le même, d’Emily Brontë. Son bac, elle le passa en candidate libre et l’obtint – sans mention. Dès lors, elle déroula le plan qu’elle avait établi.
Elle envoya un mail à l’auberge Arrossamena de Saint-Pierre-et-Miquelon (après des heures sur Internet, elle avait trouvé une annonce ; ils cherchaient quelqu’un à l’accueil qu’ils acceptaient d’héberger si besoin), elle embrassa ses grands-parents, rentra à Nancy pour fourrer dans un sac ses vêtements les plus chauds et dépensa une bonne partie de ce qu’il y avait sur le compte en banque ouvert à sa naissance pour acheter le billet d’avion – un aller simple. Elle informa sa mère de sa décision – elle ne lui demanda pas l’autorisation, elle l’informa simplement. Entretemps, le grand-père avait passé un coup de fil à sa fille, il lui avait expliqué que ça ne servirait à rien d’essayer de la retenir, l’amour est ainsi fait, on ne peut pas lutter contre.
Elles allèrent ensemble à l’aéroport. Valentine avait retrouvé toute la jeunesse de son visage, elle était amaigrie mais belle, sa mère eut le temps de le lui dire avant qu’elle disparaisse derrière les portes d’embarquement. Sur le tarmac où attendait l’avion, le vent s’effondrait comme des bombes jetées du haut du ciel, quelque chose naissait dans la poitrine de Valentine. Elle avait dix-huit ans et franchissait pour la première fois l’océan.
Ce qu’il faut raconter des premiers jours de Valentine à Saint-Pierre tient en une scène. Le reste ne lui appartient pas en propre, elle le partage avec toutes les jeunes filles et les garçons qui découvrent pour la première fois, loin de leurs parents, la liberté, la nuit et la solitude.
Il suffit à Valentine de marcher cinq minutes pour quitter la ville et
plonger dans un monde primitif où règnent l’eau et la pierre.
L’auberge Arrossamena se situe près de la montagne, les Saint-Pierrais appellent montagne les reliefs tourmentés du centre de l’île, et il suffit à Valentine de marcher cinq minutes depuis l’auberge pour quitter la ville et plonger dans un monde primitif où règnent l’eau et la pierre. C’est là qu’elle s’est rendue dès son arrivée, d’instinct, elle n’avait ni carte ni indication de qui que ce soit – et c’est là qu’elle se rend presque chaque jour depuis vingt ans.
Valentine regarde par la fenêtre. Des lèvres d’écume embrassent les côtes de l’Île aux Marins, la mer se plisse et s’hérisse au pied d’une grande maison rouge. Là-bas, il n’y a aucun arbre, ils ne peuvent pas résister au vent. Cette nuit, il a gémi pendant des heures tout contre ses fenêtres, en réponse elle a promis d’y aller – elle sort.
Ses vêtements viennent du Canada, cela fait des années qu’elle a jeté à la poubelle les petites doudounes qu’elle avait amenées de Nancy, elles ne valent rien ici. Il est tôt, le ciel n’est pas encore bien lavé d’un reste de nuit qui lui colle au teint. Valentine marche dans la montagne, elle en connaît tous les sentiers mais elle les a abandonnés depuis longtemps pour aller à travers la tourbe et les tapis de mousse. Le vent l’accompagne, il l’enserre délicatement, ce n’est pas encore ici qu’elle doit s’arrêter.
Tout dépend du jour. Parfois, elle va vers le grand colombier quand le vent souffle de Terre-Neuve, aux Cailloux Rouges quand il vient de la Nouvelle-Écosse ou bien, comme aujourd’hui où le vent traverse l’océan depuis le Grand Nord et le Groenland, au Cap Rouge où sa voix rauque l’appelle comme un forcené.
Leur lieu de rendez-vous change en permanence, Valentine regarde sur Internet puis se fie à son instinct une fois sur place. Dans la montagne, leur rencontre peut être rapide, brutale ; ils peuvent aussi parfois se chercher pendant des heures. Ce qu’elle désire avant tout, c’est le grand vent, le face-à-face immédiat de deux corps l’un contre l’autre.
Quelque chose érafle la joue de Valentine – au loin, dans son dos, à Saint-Pierre,
le vent a tout enterré, tout haché, déraciné
Valentine ©Clement Soulmagnon
Valentine suit le tracé d’un ruisseau. Le vent la chatouille, il la caresse, mais elle ne s’arrêtera pas ici, elle vise un point, là-bas, plus haut, entre deux mamelons de pierre où elle entend rugir des rafales sauvages. La lumière elle-même y est balayée en une multitude de particules d’or qui volent à des kilomètres à la ronde, comme affolées. Une main froide effleure sa joue, elle tend le cou, ses paupières s’abaissent légèrement. Valentine avance, le vent aussi, elle sent son haleine glisser dans son cou, des choses se murmurent, sifflent, soupirent. Les deux mamelons de pierre ne sont plus très loin, Valentine se glisse dans l’axe du creux qui les sépare quand une marée de vent l’inonde, elle perd l’équilibre : le vent la brutalise, il veut l’emporter, la renverser, mais Valentine reprend pied, elle s’incline, baisse la tête et avance, le vent est frontal : quand elle relève le visage, elle croit étouffer comme s’il lui recouvrait le nez et la bouche d’une main de glace, elle doit par moment se libérer, détourner le visage sur le côté pour avaler un peu d’oxygène, Valentine avance et sous le vent sa peau respire et palpite – la terre tremble, elle l’entend – la montagne vibre, c’est sa voix de bête qui la traverse – Valentine grimpe jusqu’au creux des deux mamelons, un océan d’air la submerge, mille marées de vent se succèdent les unes après les autres pour lui enlever le corps – elle écarte les pieds pour résister et se faire plus grande, plus large, et le vent plaque son visage contre sa bouche – le contact est brûlant, le vent transporte des matières inflammables, il attise le feu – des mains veulent la déshabiller – coulent dans son cou – vers sa poitrine – mais quelque chose se passe, le vent faiblit, il tourne, Valentine écoute : la voix rauque s’est éloignée d’elle, les mains ont disparu, le vent est parti là-haut, sur un autre sommet – elle réajuste ses vêtements, resserre les élastiques de sa capuche – ses jambes tremblent du contact qu’elle vient d’avoir, des ruisseaux ardents dévorent ses bras et ses cuisses – Valentine se reprend, elle se donne quelques claques pour retrouver un semblant de lucidité et court vers le sommet – elle est en nage sous son manteau – le vent est une quête, elle le sait – à mesure qu’elle monte, elle se rapproche du vent et de son haleine – il la mord au cou et dans la nuque, sous les cheveux – pour aller plus vite, elle s’agrippe aux rochers et aux mousses, ses mains sont grises de terre – elle doit dévier un peu maintenant : le vent sera plus fort si elle atteint le sommet par l’autre versant – sous ses vêtements sa peau entre et sort d’elle-même à tout instant, c’est à chaque fois ainsi : sa peau entre et sort d’elle- même au contact du grand vent – arrivée en haut, son âme se dresse de toute sa hauteur face à l’amant qui lui fouette le visage, ce sont deux géants qui se contemplent l’un l’autre – son corps ne lui appartient plus, il est fouillé, brouillé, l’air inonde ses hanches et ses fesses, s’empare de ses cuisses – Valentine peine à rester debout – la mer et le ciel ont chaviré l’un dans l’autre, la montagne a glissé vers les fonds sous-marins – plus rien ne tient debout – tout éclate et se répand dans le grand fluide du vent – les narines de Valentine se réveillent : elle sent l’odeur salée de la mer frottée par le vent et transportée jusqu’à elle, l’odeur chaude et sucrée des pins de Terre- Neuve, celle de la glace rougie par le soleil couchant du Grœnland – et le vent l’inonde de mille parfums arrachés au loin, celui des morues en mer du Labrador, des oursins le long des côtes islandaises, et des peaux de phoque lavées, salées, tannées qui couvrent et réchauffent le dos des Inuits – Valentine regarde le vent – là-haut, au sommet, il n’y a plus rien de visible à part lui : l’eau a disparu, la pierre a disparu, seul subsiste le vent qui râle dans ses oreilles et son cou – elle tombe à genoux, le vent l’accompagne – les deux géants s’effondrent dans un bruit de tonnerre – quelque chose érafle la joue de Valentine – au loin, dans son dos, à Saint-Pierre, le vent a tout enterré, tout haché, déraciné – il a brisé des vitres, blessé des chevaux, tué un nombre considérable d’oiseaux qui roulent maintenant, corps sans vie et malléables, dans les rues au milieu des palissades arrachées – les Saint-Pierrais ont émis un avis de tempête – les radios le diffusent en boucle – on suit à la télé la progression des dégâts – la mairie demande à chacun de rester enfermé chez soi, personne ne doit sortir, sous aucun prétexte – l’indice de dangerosité est le plus élevé de la saison – les familles sont assises ou allongées sous des plaids – les radiateurs sont au maximum, on est bien dans la chaleur de chez soi, le visage tourné vers les fenêtres frappées par le vent – chacun voit un morceau de l’île aux Marins depuis chez lui – on regarde l’île chérie, le trait de côte s’est brouillé, on ne la reconnaît plus, la belle maison rouge disparaît longtemps derrière des voiles blancs de mer et de vent – bientôt, on ne la verra plus – ici, on dit : le vent nous glace – là-bas, Valentine dit : le vent me brûle – elle a retiré sa capuche au sommet de la montagne, entrouvert son manteau – et le vent peine à sécher les larmes de sueur qui coule sur sa poitrine – du sang a séché sur sa joue – ce devait être une pierre projetée depuis la côte – elle retire ses gants, l’un d’eux s’envole – elle laisse l’autre se faire emporter – elle trempe l’index dans sa bouche, essuie sa joue, replonge le doigt sous sa langue – le vent est légèrement sucré aujourd’hui – Valentine s’allonge, le vent se couche sur elle – à la maison, elle a laissé les fenêtres ouvertes pour y retrouver, quand elle rentrera, son odeur et tout le désordre qu’il aura laissé – elle aime son saccage – allongée sur le dos, le vent entre les bras, elle pense à un livre de Rabelais qu’elle avait lu à la bibliothèque et demandé à sa prof d’étudier en classe, mais elle avait refusé, agacée par l’obsession de Valentine – Rabelais y décrivait l’île de Ruach dont les habitants se nourrissent de vent – pas d’eau, pas de viande ou de fruits, seulement du vent – Valentine avait passé des nuits à rêver de cette île, elle se disait qu’il suffirait d’y ouvrir la bouche pour avaler de grands morceaux de vent et s’en délecter – sur le dos, Valentine comprend qu’elle a enfin découvert l’île de Rabelais – elle ouvre la bouche et la referme pour sentir contre l’intérieur de ses joues, contre son palais et sa langue la portion de vent qu’elle vient d’arracher à une rafale – elle ferme les yeux et dans ses oreilles c’est un chant de messe qui résonne tout à coup, une voix venue d’un autre monde – c’est toujours ainsi, elle le sait – et elle sent la mort arriver – car le vent déplace tout avec lui : les odeurs, le sable et la mort qu’il a déracinée un jour sur une terre lointaine et sans soleil – on ne la connaissait pas avant cela, on ne l’avait jamais rencontrée, jamais vue – mais depuis, le vent l’entraîne aux quatre coins du globe, il frotte son petit corps noir aux visages apeurés des hommes qui s’enfuient en hurlant – et le vent propage la mort, il la répand dans ses rafales pour qu’elle pénètre chaque maison, chaque lit et chaque corps – allongée sur le dos, Valentine la sent qui effleure ses joues – elle en a l’habitude – ce n’est pas la première fois – et elle écarte les bras, elle lui fait une place avec le vent – et la mort se glisse, elle se faufile sous les bras chauds de Valentine où elle se love contre le vent qui hurle à côté d’elle – et Valentine sourit – elle sourit comme une mère dans son grand manteau bleu – et la mort s’endort, oui, elle s’endort sur les seins de Valentine malgré les hurlements du vent, elle s’endort sur ses seins, bercée par son souffle chaud....
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