Grêle à Kiev - Snow grains in Kyiv ©Lisa Bukreyeva
Grêle à Kiev - Snow grains in Kyiv ©Lisa Bukreyeva

Les damnés du sous-sol

Texte et photos Lisa Bukreyeva

Du 24 février, date de l’invasion russe en Ukraine, au 25 mars, Lisa Bukreyeva a vécu avec son frère et sa mère dans la cave de leur maison, à Kiev. Seulement armée d’un carnet et d’un appareil photo, elle a archivé son quotidien, entre peur, ennui et espoir. Pour Bastille Magazine, elle livre ses clichés et ses notes. 
Enfant, Lisa Bukreyeva rêvait d’avoir un super-pouvoir.
Que chacun de ses clignements d’œil se transforme en photo. À 13 ans, elle s’est finalement acheté un Minolta. Aujourd’hui, la jeune Ukrainienne en a 28. Quand les soldats Russes ont envahi son pays le 24 février dernier, elle est allée trouver refuge dans le sous-sol de la maison de sa mère, à Kiev. Dans sa besace, ses animaux de compagnie, quelques vestes et tous ses appareils. Pendant près d’un mois dans cet abri improvisé, Lisa a pris des photos. De son frère jouant au UNO, de sa mère créant des bijoux, mais aussi des matelas au sol et des fenêtres barrées de scotch pour éviter les bris de verre en cas d’explosion. Et puis, elle a tenu un journal de bord. Quelques lignes écrites quotidiennement qui lui ont permis de garder la notion du temps et de dissiper ce sentiment que tout cela n’était qu’un long 24 février s’étirant sans fin. La jeune femme a fini par quitter la capitale le 25 mars. Elle prévoit d’y retourner bientôt. « Je pensais qu’être en sécurité suffirait à ce que les choses aillent mieux. Ça n’est pas le cas. Je ne peux pas supporter de voir ma maison brûler, mon pays et mon peuple détruits, et tous mes souvenirs effacés. » Morgane Pellennec

5 heures du matin, 24/02, début de la guerre - 5am 24.02 time when war began
JOURNAL DE GUERRE
24/02/22
Jour 1.
C’est le pire matin possible. Même si vous avez essayé de vous y préparer, impossible d’être prêt pour ce genre de choses. Tout le monde doit comprendre que c’est la Russie qui a attaqué l’Ukraine, aujourd’hui à l’aube, dans différentes régions simultanément. Toute la journée, avec ma famille, nous avons construit un abri dans le sous-sol de la maison de maman, soutenu nos proches et pleuré les morts.
Jour 2.
La nuit a été longue, la journée interminable. Aujourd’hui, les combats ont lieu à l’endroit où je me trouve. Nous dormons à tour de rôle, nous nous cachons sous la table, et nous nous protégeons avec des matelas.
Jour 3.
La nuit a été lourde, nous avons à peine dormi. Les explosions et les coups de feu n’ont pas cessé. Mais nous allons bien et nous sommes en sécurité.
S’il vous plaît, appréciez la paix !

Raid aérien - Air raid
Jour 4.
Aujourd’hui, j’ai réussi à prendre une douche et un repas en famille à table, et pas en dessous. Il y a du soleil à Kiev, et quoi qu’il arrive, les déjeuners en famille sont des moments précieux. Nous nous préparons à un couvre-feu de deux jours. On s’en sortira, on n’a pas le choix.
Jour 5.
C’est un crime contre l’humanité. C’est au-delà du Mal. À Kharkiv, les quartiers résidentiels sont bombardés. Ils essaient de détruire Tchernihiv. Beaucoup de victimes civiles. On est allées donner du sang, ma mère est groupe AB, mais l’hôpital n’avait plus de conteneurs. On est retournées à l’abri. On se couvre avec un matelas quand on entend les sirènes d’alerte. Mon frère répète : « Espérons, espérons. » Il a 14 ans.
Jour 6.
Je n’ai plus peur, j’ai appris à faire la différence entre les différents sons des explosions. Le temps passe à nouveau lentement.

Raid aérien, mon frère est sous la table, il s’est couvert d’un matelas.
Jour 7.
On peut s’adapter à tout. Mais la réserve émotionnelle s’épuise avec le temps. Vous faites ce que vous pouvez pour votre famille et les autres Ukrainiens. Mais vous avez toujours l’impression que ce n’est pas assez.
Jour 8.
À cause du manque de sommeil, c’est comme si tout cela n’était qu’une même longue journée. Le journal de bord aide à faire la distinction. Cela devient déjà difficile de se souvenir de ce qu’est une vie paisible et de comment c’était avant. On en vient à se dire que dorénavant la vie sera toujours ainsi.
Jour 9.
La journée d’hier a été la plus difficile depuis le début de la guerre. Il y a eu des désaccords entre nous, quelqu’un voulait partir, un autre voulait rester. Quoi qu’il arrive, nous ne pouvons pas nous séparer. On a décidé de rester.

Jour 10 - Day 10
Jour 10.
J’espère que l’enfer quittera bientôt mon pays. C’est la première fois en dix jours que je rentre chez moi, je devais aller chercher la nourriture du chien. J’ai réalisé que j’avais oublié ce que c’était que de marcher et de dormir sans chaussures. Comme si j’étais née avec des chaussures. En cas d’évacuation rapide, vous devez être entièrement habillé, y compris avoir un manteau. Il fait -1 degré.
Jour 11.
Il neigeait ce matin, et au début j’ai pensé que c’était des cendres. J’ai beaucoup pensé à la photographie aujourd’hui. Au fait de savoir si nous avons besoin de photos qui brisent les cœurs.
Jour 12.
C’est le premier jour où j’ai réussi à relâcher la tension émotionnelle. Hier, c’était une journée décisive. Mais aujourd’hui, nous avons joué au UNO. Mon frère a la version « emoji ». Dans cette édition, il y a une carte qui montre l’émotion que vous devez afficher pendant le tour, j’ai reçu le « bisou-cœur ».

Premier jour de guerre. Je suis sous la table, je photographie ma mère - First day of-war I'm under the table, on photo my mother
Jour 13.
Aujourd’hui, il y avait des grains de neige. Magnifique ! Je n’aime pas vraiment l’hiver. C’est toujours au printemps et en été que j’ai été la plus productive. Mais la sensation de quelque chose qui fond sur votre main, de quelque chose qui change votre vie quotidienne vous rappelle que vous êtes toujours en vie.
Jour 14.
Je ne suis pas sûre que ça se termine bientôt. Le plus dur dans la guerre, c’est de devoir prendre des décisions difficiles en permanence. Et aucune des solutions n’est la bonne.
Jour 15.
Aujourd’hui, il n’y avait ni fatigue, ni colère. C’était comme si tout ce qui avait été accumulé au cours des dernières semaines avait été remis à zéro. Et toute la journée dans ma tête, cette phrase ukrainienne : « Les esclaves ne sont pas autorisés à entrer au Paradis. »
Jour 16.
Les deux derniers jours ont été calmes. Aujourd’hui, j’ai beaucoup pensé aux projets que j’ai laissés de côté depuis des années. Je n’avais jamais imaginé l’éventualité de ne plus être là dans ce futur. Quelle époque étrange où on peut regarder la guerre en ligne.

Les fenêtres sont scotchées pour éviter les fragments d'explosion - The windows are taped to avoid blast fragments
Jour 17.
Ce n’est pas encore le calme. En temps de guerre, cela signifie que les combats sont proches. J’ai été interviewée aujourd’hui, on m’a posé une question sur mes plans à long terme. J’ai commencé à écrire que je prévoyais de faire mon sac à dos le lendemain. Puis j’ai réalisé que l’essence de la question était ailleurs.
Jour 18.
Quand la guerre a éclaté, je ne me suis pas réveillée au son des explosions. Il y en avait pourtant. C’est un appel de ma mère qui m’a réveillée. Elle m’a reproché de ne jamais regarder les nouvelles. La veille, je lui avais reproché de ne pas réaliser que la guerre était sur le point de commencer.
Jour 19.
Il y a des choses auxquelles on ne pense jamais, ou qu’on lit dans les livres. Et puis quand vous les rencontrez dans la vie réelle, vous ne savez pas comment réagir. Vous comprenez que c’est vrai, mais vous ne pouvez pas croire à cette réalité.

La vie de tous les jours - Daily life
Jour 20.
Aujourd’hui, j’ai appris qu’il n’est pas bon de scotcher les fenêtres en forme de X, mais qu’il est préférable de le faire avec des bandes horizontales. Il y a plus de chances que le verre reste intact dans l’explosion. Je ne suis pas sûre que vous ayez besoin de cette information mais il est préférable de le savoir à l’avance.
Jour 21.
Quand j’étais petite, je rêvais de voir une étoile filante. Mais quand il y en avait une, je regardais toujours ailleurs. Maintenant, je sais que lorsqu’une étoile filante passe, tu as le temps de comprendre que ce n’est pas un projectile, et tu as une demi-seconde pour faire un vœu. J’en ai fait un.
Jour 22.
Je suis épuisée. Quand une guerre commence chez vous, votre vie entière se réduit à la date de commencement, et à la date de la victoire.

Nous sommes trois à dormir ici. Pendant les raids aériens, nous nous cachons sous un matelas. - There are three of us sleeping here. During the air alarm we cover ourselves with a mattress on top
Jour 23.
La poésie aide beaucoup pendant un raid aérien. Étonnamment, lorsque j’entends des explosions, la poésie est la seule chose qui peut les faire taire.
Jour 24.
Tout semble et sonne différemment. Les chansons et les phrases connues semblent avoir de nouvelles significations. Souvent, lorsque je voyais un bon film, j’étais jaloux de ceux qui ne l’avaient pas encore vu. Maintenant, chaque chose familière est nouvelle.
Jour 25.
J’ai vécu toute ma vie à Kiev. Comme ma mère, ma grand-mère et presque toute sa vie mon arrière-grand-mère.
J’ai eu les mêmes professeurs que ma mère et mon grand-père. Nous nous préparons à quitter Kiev.
J’espère que tout le monde est réuni. Demain, c’est le jour J.

Nous dormons avec nos chaussures et nos manteaux car en cas d'évacuation urgente, nous devons être habillés - We sleep in boots and coats, because in case of quick evacuation, you have to be fully dressed.In Kyiv now 1° Celsius
Jour 26.
Nous avons dû reporter le voyage à la fin de la semaine. Un couvre-feu a été instauré dans la ville. La quatrième semaine est difficile. D’un côté vous êtes habitués au danger, de l’autre vous comprenez que le combat sera long. Ce qui signifie que le prix de la liberté va passer d’inexcusable à horrible.
Jour 27.
Chaque nouveau jour se ressemble, et apporte pourtant de nouveaux cauchemars.
Mais le printemps est arrivé. Aujourd’hui, c’est la première fois que je dors sans manteau.

Barricade près de la maison - Roadblock near the house
Jour 28.
Ça fait presque un mois, et on dirait que ça fait un an. L’époque où ma mère m’envoyait des nouvelles sur l’art et la science me manque.
Aujourd’hui, elle m’a envoyé un mémo sur ce qu’il faut faire si on est en captivité chez l’ennemi.
Jour 29.
Demain après l’aube, je quitte Kiev. C’est l’une des décisions les plus difficiles de ma vie, et je ne sais pas si c’est la bonne. Le reste de ma famille reste.
Ça me brise le cœur, encore une fois.

Mon frère, on joue au UNO. - Brother we play in UNO...

Du 24 février, date de l’invasion russe en Ukraine, au 25 mars, Lisa Bukreyeva a vécu avec son frère et sa mère dans la cave de leur maison, à Kiev. Seulement armée d’un carnet et d’un appareil photo, elle a archivé son quotidien, entre peur, ennui et espoir. Pour Bastille Magazine, elle livre ses clichés et ses notes.  Enfant, Lisa Bukreyeva rêvait d’avoir un super-pouvoir. Que chacun de ses clignements d’œil se transforme en photo. À 13 ans, elle s’est finalement acheté un Minolta. Aujourd’hui, la jeune Ukrainienne en a 28. Quand les soldats Russes ont envahi son pays le 24 février dernier, elle est allée trouver refuge dans le sous-sol de la maison de sa mère, à Kiev. Dans sa besace, ses animaux de compagnie, quelques vestes et tous ses appareils. Pendant près d’un mois dans cet abri improvisé, Lisa a pris des photos. De son frère jouant au UNO, de sa mère créant des bijoux, mais aussi des matelas au sol et des fenêtres barrées de scotch pour éviter les bris de verre en cas d’explosion. Et puis, elle a tenu un journal de bord. Quelques lignes écrites quotidiennement qui lui ont permis de garder la notion du temps et de dissiper ce sentiment que tout cela n’était qu’un long 24 février s’étirant sans fin. La jeune femme a fini par quitter la capitale le 25 mars. Elle prévoit d’y retourner bientôt. « Je pensais qu’être en sécurité suffirait à ce que les choses aillent mieux. Ça n’est pas le cas. Je ne peux…

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