Depuis qu’il avait 13 ans, Arnold vendait tout ce qui peut se vendre ; il avait commencé par des fleurs dans une charrette à bras. La femme qui lui avait légué l’engin et son contenu avait succombé à un coma éthylique sous ses yeux. Cette femme était sa mère, mais il ne l’avait jamais appréciée. Elle était rude et bruyante ; Arnold était calme et raffiné.
Des fleurs, qu’il avait d’abord proposées sur les marchés – mais aussi dans les cours d’immeubles et, une fois qu’il avait gagné en notoriété, à des hôteliers des beaux quartiers –, il était passé au linge de maison puis aux articles de cuisine ; il avait tenu un magasin de sanitaires dans lequel il n’exposait que des lavabos en faïence anglaise avec robinetterie plaquée argent et des baignoires sur pattes de lion en bronze ; mais il n’avait pas aimé la sédentarité à laquelle l’obligeait le poids de ces articles. Il s’était donc reconverti dans la mercerie ambulante.
Au cours des années 1970, Arnold avait vendu des briquets, des jeans et du cuir. Il avait toujours des liasses de billets sur lui. Il était impossible de savoir où il habitait. Personne ne semblait partager sa vie. On l’aurait dit sans attaches, sans famille. Sa seule compagne était Oriane, sa poule soie, un animal d’une blancheur irréelle au plumage long et fourni qui tenait presque autant de l’oiseau que du caniche. Oriane vivait sur les genoux d’Alfred, sur son épaule, elle aimait aussi se percher au sommet de sa tête lorsqu’en hiver il portait la volumineuse chapka qui lui permettait de passer ses journées dehors par tous les temps. On supposait qu’il remplaçait régulièrement sa vieille poule par une plus jeune car ces bêtes-là ne vivent qu’une dizaine d’années alors qu’Oriane, selon mes calculs, avait plus de 40 ans.
Depuis quelques temps, peut-être lassé du commerce monothématique, Arnold avait opté pour la vente saisonnière. En janvier, c’était la galette des rois, de février à mars les crêpes, en avril les écharpes en étamine de laine (« Ne te découvre pas d’un fil ! » clamait une affiche qu’il avait conçue lui-même), en mai du muguet et des jonquilles, en juin des maillots de bain et des casquettes, en juillet des paréos, en août des sachets de lavande et des bracelets porte-bonheur, en septembre des sacs et des stylos, en octobre des parapluies (« C’est le grand retour des giboulées ! » lisait-on sur l’affiche automnale), en novembre du beaujolais et en décembre des sapins.
C’est à ce moment-là que je l’ai connu.
Il s’est installé sur le terre-plein en bas de mon immeuble, à la toute fin de l’automne. Deux choses m’ont frappé tandis que je l’observais depuis la fenêtre du salon, au deuxième étage : contrairement aux passants qui arpentaient les trottoirs, il n’était pas pressé et contrairement aux citadins devenus méfiants, il ne craignait personne.
Il a commencé par confectionner une sorte de plancher en bois à partir de palettes avec des gestes méticuleux, pour former un espace d’environ quatre mètres sur quatre. J’ai songé, ce premier soir, qu’il ne resterait rien de son travail le lendemain matin. L’endroit n’était pas surveillé et le bois est un bien de plus en plus précieux, surtout en hiver. À 6 h 50, quand mon réveil a sonné, mon premier réflexe a été d’aller voir à la fenêtre où en était l’estrade. Rien n’avait bougé.
Au cours de la journée suivante, Arnold a monté une clôture qu’il a patiemment peinte de plusieurs couleurs, comme j’ai pu le constater en rentrant du bureau. Il était seul avec Oriane (dont je ne connaissais pas encore le nom), et travaillait languissamment mais avec un soin tel qu’il vous donnait envie de l’imiter. En le voyant tremper son pinceau et enduire les montants de bois, on était convaincu qu’il s’agissait de l’activité la plus douce à pratiquer par cinq degrés (avec un ressenti moindre compte tenu du vent).
J’ai dit qu’il ne craignait personne et il me faut préciser cette observation. Il ne redoutait pas les enfants qui n’avaient cessé, dès que la plateforme avait été fixée, de l’utiliser comme perchoir, plongeoir, tremplin, table de pique-nique. Quand ils gênaient Arnold dans son travail, celui-ci se contentait de les pousser doucement, ou de les prendre par les épaules pour les déplacer telles des pièces sur un échiquier. Il ne craignait pas non plus les clochards avinés, grimpés sur ce qui devenait alors une scène de théâtre depuis laquelle ils haranguaient les passants, pas plus que les jeunes hommes aux regards sombres, irritables au plus haut point sous leur capuche ou leur casquette, qui commençaient par s’avancer vers lui menton en avant, épaules en arrière comme pour se préparer à décocher un coup et qui reculaient bientôt sans que je puisse comprendre par quels mots (ses lèvres semblaient ne jamais remuer), par quel geste ni par quelle transaction il parvenait à leur acheter la paix. La police ne l’impressionnait pas davantage. Lors du premier contrôle, il m’avait semblé le voir sortir un papier de sa poche, mais je ne pourrais pas l’affirmer. Par la suite, les agents lui adressaient un signe de la main, index au képi.
Trois jours après son arrivée les arbres sont apparus, je n’ai pas vu le camion se garer. Je n’ai pas assisté au déchargement. Quand je suis descendu à 7 h 30 pour attraper mon bus, j’ai été frappé par le parfum – toute l’avenue embaumait la résine – et j’ai admiré, blottis les uns contre les autres, des sapins petits et grands, pas emballés dans des filets comme ils le sont dans les supermarchés, mais bien à leur aise, rameaux déployés, point trop serrés. Ils ne ressemblaient pas une marchandise sur le point d’être vendue, mais à… comment dire ? une foule, ou plutôt, une assemblée constituée de personnes d’âges et d’origines différents se côtoyant dans la bonne humeur. Aucun prix n’était indiqué. J’ai inspiré longuement l’effluve forestier en me convainquant qu’il me protégerait de toutes les épidémies hivernales.
De son côté, Arnold (mais j’ignorais encore comment il s’appelait), assis sur un pliant et plongé dans la lecture d’un roman policier, sirotait un café dans une jolie tasse ancienne. Il a levé un instant les yeux vers moi. J’ai eu envie de lui parler. Ne sachant trop comment engager la conversation, je lui ai demandé, en désignant l’animal pelotonné sur ses genoux :
– C’est un chat ?
– C’est Oriane, a-t-il répondu d’une voix chaude et cuivrée.
Oriane, à l’appel de son nom, a caqueté paresseusement d’une voix chaude et cuivrée elle aussi, me révélant l’erreur que je venais de commettre sur son identité.
– Bon, ai-je marmonné hésitant, partagé entre l’envie de m’asseoir sur l’estrade dans le nuage de sève et l’obligation de prendre le bus qui me conduirait au bureau. Je dois y aller.
– Bonne journée, a dit le marchand de sapin et j’ai reçu cette phrase comme une bénédiction authentique, certain que tout se passerait bien. Il n’y aurait pas d’embouteillages sur le trajet, pas de démagnétisation du badge d’accès aux ascenseurs, pas de clients irrités, pas de supérieurs mécontents.
De retour de ma journée de travail, alors que le crépuscule avait plongé dans l’ombre l’estrade quittée à l’aube dans une nuit tout aussi profonde, j’ai retrouvé l’enclos aux sapins avec un plaisir qui m’a surpris moi-même. Entre 9 h et 17 h, je n’y avais plus songé. Les dossiers accumulés sur mon bureau, les coups de fils, les avalanches de mails avaient occupé tout l’espace. En retrouvant la micro-forêt récemment plantée en bas de chez moi, j’ai senti la fatigue et les désagréments de mon emploi se dissoudre jusqu’à disparaître, comme si la vision du matin se fondait à celle du soir, se refermant sur la morosité de mon quotidien, telles deux lèvres formant un sourire.
– Bonsoir Oriane, ai-je dit en m’adressant à la poule.
L’animal m’a répondu par un cot cot langoureux.
– Elle vous a à la bonne on dirait, a remarqué le marchand de sapins.
– Elle ne s’est pas vexée que je l’aie prise pour un chat. Je peux la caresser ?
– Oriane n’est pas susceptible et elle adore les caresses. Je vous en prie.
En disant ces mots, Arnold s’est rencoigné contre le dossier de son pliant pour me laisser tout loisir de plonger mes doigts dans les plumes soyeuses de la poule.
– On croirait presque qu’elle va se mettre à ronronner, ai-je dit.
– Elle ronronne à sa façon, a déclaré son maître.
– Vous avez bien vendu ? ai-je demandé, étonné de mon audace, car je suis d’un naturel réservé qui frôle la défiance.
– Suffisamment, m’a répondu l’homme après avoir lentement compté sur ses doigts.
À ce moment, une femme entre deux âges s’est approchée, guidée par un petit garçon de 3 ou 4 ans, portant une casquette à oreilles. Elle était à peine plus grande que l’enfant, avait un visage étroit et une masse impressionnante de cheveux très bouclés, une sorte de crinière trop épaisse pour son crâne, trop ample pour son corps menu.
Le petit garçon a dit :
– Maman, s’il te plaît. S’il te plaît, Maman. Je serai sage. Je ferai tout ce que tu diras.
La femme a secoué lentement la tête en regardant les sapins, les yeux écarquillés, comme si elle voyait en eux tout autre chose.
Le marchand demeurait muet. Il s’était immobilisé dès son apparition et semblait retenir son souffle. Seule Oriane chantait de sa belle voix suave, une sourde mélodie qui ressemblait, Arnold avait raison, à un ronronnement.
Les jours suivants, j’ai pris l’habitude de saluer Oriane et Arnold (qui s’était présenté au troisième soir en me tendant une main sèche et chaude), et de faire une pause sur l’estrade pour m’enivrer de parfum résineux au crépuscule. Arnold m’offrait un thé noir au goût étrange d’humus et de paille qu’il tirait d’un thermos posé sur un trépied m’évoquant, je ne sais pourquoi, les nomades du désert. Il sortait une tasse d’une caisse en bois glissée sous son pliant, différente chaque soir, ornée tantôt de fleurs en guirlandes, tantôt d’un liseré d’or ou encore de motifs géométriques que, sans y connaître grand-chose, je qualifierais d’Art déco. Nous buvions sans hâte, et chacun racontait sa journée par bribes.
Une mère de quatre enfants, disais-je, qui essaie de me faire croire que la responsabilité civile de son cadet est engagée lorsque, par accident, il casse le téléphone portable de son grand frère. Elle voulait faire jouer l’assurance en interne, autrement dit. Alors moi, je lui ai demandé si elle était certaine que c’était par accident. N’était-ce pas plutôt une vengeance du petit sur le grand ? Elle m’a parlé de ses relations difficiles avec sa propre sœur aînée et j’ai enchaîné sur les tortures que m’avait fait subir un de mes cousins. On a raccroché au bout de quarante minutes. Je ne crois pas lui avoir accordé ce qu’elle espérait. Mais je ne pense pas qu’elle m’en ait tenu rigueur.
– Comment s’appelait votre cousin, a demandé Arnold.
– Antoine, ai-je répondu.
Il a hoché la tête et plissé les yeux, comme s’il procédait à une pénible opération mentale.
– Antoine… a-t-il répété d’un ton inspiré avant d’enchaîner sur un récit.
Chaque vente accomplie par Arnold devenait une histoire et j’en récoltais mon lot quotidiennement. Il y avait la femme qui exigeait un arbre avec racines pour pouvoir le replanter car il était hors de question qu’elle le sacrifie à un rite… même pas religieux ! (elle avait ajouté cette précision en partant d’un éclat de rire bizarre). Arnold était certain qu’elle ne tiendrait pas sa promesse. Il avait serré fort dans ses bras le petit arbre avant de le céder à sa cliente, sachant qu’il finirait sur le trottoir, vert d’abord et semant ses aiguilles avant de brunir dans le froid sec de janvier. Il y avait l’homme qui voulait un arbre très haut alors que ses deux filles en avaient choisi un tout petit. Il y avait les sœurs jumelles qui lui avaient réclamé son aide pour transporter le leur jusqu’au cinquième étage et qu’il avait orientées vers un garçon aux allures de gros dur qu’il avait surpris en train d’aider une vieille dame à traverser l’avenue.
Et parfois, pendant que nous discutions, échangeant une anecdote d’assureur contre une vignette de marchand de sapins, la maigre femme à l’énorme tignasse bouclée, traînée par son marmot volontaire, faisait son apparition. Chaque fois un peu plus pâle, me disais-je. Certains jours plus réticente que d’autres au moment où le garçonnet, qui ne quittait jamais sa casquette à oreilles, lui demandait :
– Maman, s’il te plaît. S’il te plaît, Maman.
Lorsqu’ils apparaissaient, tout s’interrompait, du moins pour Arnold, qui laissait son thé refroidir et se taisait soudain, laissant parfois une histoire en suspens, tandis qu’Oriane s’essayait à la roucoulade.
Je brûlais de lui demander s’il savait qui était cette visiteuse du soir, s’il la connaissait, s’il avait des informations concernant l’enfant. J’avais envie qu’il me dise si c’était de l’effroi, de la fascination ou de la colère qui le pétrifiait à chacune de leurs apparitions. Mais il m’était impossible d’aborder ce sujet. Au lieu de cela, je lui posais des questions sur son parcours, sur ses techniques d’approvisionnement et de vente.
J’ai fait, moi-même, comme je le lui ai expliqué, une école de commerce avant d’entrer à la VAAL (Votre assurance ad libitum) et j’étais curieux de connaître sa formation et ses stratégies. Il distillait prudemment les informations concernant sa vie professionnelle et n’en dévoilait pas bien davantage concernant sa vie privée.
Arnold préférait parler des gens. Tandis que nous conversions ainsi, partageant toujours ce thé aux étranges fragrances de terre et d’herbe sèche, j’avais l’impression que les épicéas et les Nordmann se penchaient vers nous, tendant leurs branchages comme des oreilles pour comprendre ce qui les attendait, savoir à quelle mission ils étaient destinés.
Il y a les pressés, disait Arnold, et les radins. Il y a les enthousiastes qui arrivent les bras chargés de sacs emplis de guirlandes et de boules colorées. Il y a ceux qui s’excusent de ne pas prendre l’arbre le plus cher et ceux qui raisonnent leur enfant, attiré par le bosquet odorant, en hâtant le pas et en expliquant que le faux arbre acheté trois ans plus tôt a toujours de beaux rameaux bien solides, en plastique, et que c’est mauvais pour la planète de renouveler chaque année le massacre de plantations qui détériorent le sol en l’acidifiant. Il y a les parents divorcés, habitant le même quartier, qui acquièrent chacun leur arbre accompagné du même enfant solitaire ou de la même fratrie. On perçoit chez les petits, selon la situation, une satisfaction à posséder deux sapins – un dans chaque maison – ou, au contraire, le chagrin secret de ne pouvoir réunir les parents autour d’un arbre unique. Les grands-parents aussi se fournissent en arbres de Noël, rarement accompagnés, et sélectionnent, en général, le plus onéreux des membres de la forêt éphémère.
On était déjà le 22 décembre lorsque j’ai remarqué que l’humeur d’Arnold se modifiait. À 18 h 30, lorsque je me suis avancé sur l’estrade, un peu en retard sur notre rendez-vous quotidien à cause des encombrements dus au tumulte créé par les foules se livrant aux dernières courses de Noël, j’ai noté que mon hôte avait l’air contrarié. Il m’a servi mon thé dans une tasse ordinaire, sans motifs ni décorations, d’un geste distrait, renversant un peu de liquide dans la soucoupe, et n’a pas pipé mot. De mon côté, j’hésitais à engager la conversation. Je lui avais pourtant réservé le récit d’un entretien avec un homme d’âge avancé qui souhaitait résilier son assurance automobile au prétexte que s’il avait un accident, il en mourrait – ce qui était souhaitable car il n’avait plus rien à attendre de l’existence – et n’aurait donc pas besoin de nos services pour la suite des événements. J’étais parvenu à le convaincre de renoncer à ce projet absurde, d’une part parce que d’autres personnes que lui, qui auraient, comme je l’espérais, survécu à l’éventuel accident, seraient heureuses de pouvoir bénéficier d’un dédommagement, et d’autre part parce qu’il y avait sûrement, dans son entourage, des gens qui l’aimaient suffisamment pour que cela justifie qu’il prenne soin de lui et se décide à accueillir sa longévité avec optimisme.
Mais le silence s’était si confortablement installé entre Arnold et moi que je voyais mal comment livrer cette anecdote, pourtant préparée avec une véritable joie anticipatrice en bénissant presque les embouteillages qui m’avaient permis d’en peaufiner les détails.
Deux jeunes femmes, l’une portant un bébé dans une écharpe sur son ventre, l’autre tenant par la main deux enfants chaussés de bottes de neige fluorescentes, sont venues rompre notre embarras en achetant deux des plus petits sapins. La première a emporté le sien en l’empoignant par la tête et la seconde a confié son acquisition aux bras maladroits mais vaillants de ses jeunes assistants.
Une fois qu’elles sont reparties, laissant dans leur sillage des babils d’enfants et des carillons de menue monnaie, le silence s’est refermé sur nous telle la mer après le passage d’un voilier.
– Tu crois qu’elle va revenir ? a fini par demander Arnold.
J’ai sursauté à cause de l’irruption inattendue de ce tutoiement autant que par la surprise de l’entendre me poser une question, alors qu’il ne m’en avait jamais adressé (contrairement à moi qui l’avait, certains soirs, soumis à un véritable interrogatoire).
J’ai immédiatement su de qui il parlait et j’ai eu de nouveau envie de lui demander : Est-ce une personne que tu aimes ? Est-ce une personne que tu crains ? Mais j’ai jugé préférable de le laisser en paix. En moi-même, je me disais qu’elle avait l’âge d’être sa fille, mais qu’elle aurait aussi bien pu être une amoureuse beaucoup plus jeune que lui. Je convoquais son visage me rappelant ses différentes visites et parfois il me semblait juvénile alors que d’autres fois il m’apparaissait marqué par la fatigue et la tristesse, sillonné par les rides. Elle aurait aussi bien pu être sa contemporaine, mais alors qui était l’enfant qui l’accompagnait ? Je me raisonnais en me convainquant qu’il ne s’agissait sans doute que d’une cliente récalcitrante dont l’allure rappelait à Arnold une personne de son passé, lorsqu’il a déclaré :
– Cela fait si longtemps que je l’attends.
Et il m’a semblé que, dans l’air glacé du soir, les arbres de Noël qui nous entouraient venaient de pousser un soupir. Leur haleine capiteuse nous enveloppait à présent plus que jamais et je ne savais que dire, que faire.
Je ne suis pas doué, il me faut bien l’admettre, pour les relations humaines. Je suis un bon courtier et je récolte d’excellentes notes de la part de mes assurés qui écrivent de moi que je suis à l’écoute et de bon conseil, mais, en dehors du travail, je me sens souvent mal à mon aise, non par timidité mais parce que, la plupart du temps, lorsqu’il m’arrive, malgré tout, de retrouver des collègues autour d’un verre ou d’inviter une femme repérée sur un réseau social à dîner, je m’ennuie pendant qu’ils parlent.
Arnold était le seul, je crois, à ne pas avoir engendré chez moi la somnolence qui me gagnait si vite lors de mes moments de convivialité.
Sentant le silence peser trop péniblement j’ai hasardé une banalité :
– Et, sinon, tu comptes faire quoi à Noël ?
Le tutoiement me coûtait, mais j’ai pensé que cette surprenante intimité qu’Arnold avait installée entre nous méritait d’être cultivée.
Sans répondre, il m’a retiré vivement la tasse que j’avais à la main et s’est mis ranger son matériel avec fébrilité, congédiant les derniers acheteurs qui se présentaient pour acquérir leur sapin d’un brusque : « Vous ne voyez pas qu’on est fermés ?! »
Je suis descendu de l’estrade pendant qu’il repliait son siège pour le fourrer dans la caisse, vidait le contenu de son thermos sur le trottoir et malmenait les arbres pour les coucher les uns sur les autres dans un coin de ce qui avait été notre éphémère terrasse en ville.
Apeuré, je me suis réfugié chez moi et me suis convaincu de ne pas m’approcher de la fenêtre du salon.
Vers minuit, n’y tenant plus, j’ai hasardé un regard en direction du terre-plein de l’avenue. Quelle débandade. Les palettes étaient éparpillées, certaines semblaient avoir été jetées sur la chaussée. Les sapins, dont certains étaient fendus ou brisés, jonchaient l’asphalte comme s’ils avaient été déracinés et malmenés par une tempête. Rien ne subsistait de la délicieuse forêt enchantée.
Le soir du 24, comme chaque année depuis qu’elle séjourne dans une maison de retraite spécialisée dans la démence précoce, je suis allé rendre visite à ma mère avec une bouteille d’alcool de mûre. Je me suis endormi dans le fauteuil, dos à la télé restée allumée et j’ai fait un drôle de rêve dans lequel un homme coiffé d’une chapka filait bride abattue dans un traîneau tirés par de puissants chevaux, mais peut-être étaient-ce des élans, avec, à son bord, une femme aux cheveux bouclés serrant dans ses bras un petit garçon dont le front reposait sur les ailes d’ange d’une poule soie d’un blanc immaculé. Je me demande encore aujourd’hui ce que tout cela pouvait bien signifier....
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