A armes égales

L’Europe face aux crises énergétique et climatiques

Juliette Cohen et Bastien Drut

La transition climatique a suscité de nouvelles vocations industrielles dans le monde. Pour garder son rang, l’Europe doit revoir ses règles et faciliter le soutien public aux entreprises engagées dans les productions décarbonées.

Toutes les crises apportent leur lot de changements structurels, de modifications des rapports de force, de réorientations des politiques publiques et des investissements des entreprises. À la suite de celles qui se sont accumulées ces trois dernières années (covid, crise énergétique en partie provoquée par la guerre en Ukraine, aggravation de la crise climatique en toile de fond, pénuries en tout genre), l’économie mondiale connaît un grand chambardement qui remet en question une bonne par- tie des tendances qui avaient prévalu jusqu’ici. L’un des baromètres économiques les plus pertinents pour constater et mesurer l’ensemble de ces bouleversements est le solde de la balance commerciale, c’est-à-dire la différence entre les exportations et les importations. Celui de la zone euro est passé brutalement d’un excédent annuel d’environ 200 milliards d’euros à un déficit d’un peu plus de 300 milliards. L’ampleur de cette variation soudaine peut s’expliquer largement par l’explosion des prix de l’énergie consécutive à la guerre en Ukraine. Il devient donc absolument nécessaire pour l’Europe d’investir, entre autres, dans sa souveraineté énergétique. Comme nous le verrons plus loin, cela intervient dans un contexte de concurrence exacerbée entre les grandes puissances qui contraint les autorités européennes à changer de logiciel en un temps très court.

Sur notre continent, très importateur de matières premières énergétiques, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a mis à nu la fragilité de l’approvisionnement en énergies fossiles, qu’il s’agisse du choix des partenaires commerciaux ou de la vulnérabilité des infrastructures, mise en évidence par la destruction du gazoduc Nord Stream 1. Au fil des années, la dépendance au reste du monde dans ce domaine s’est aggravée avec la baisse de la production d’énergie d’origine nucléaire et ses conséquences financières ont été alourdies avec le renchérissement du prix du gaz. C’est aussi, pour notre industrie, un handicap déterminant dans une économie mondialisée. En Europe, les coûts de l’énergie sont substantiellement plus élevés que dans le reste du monde, ce qui obère la compétitivité de nos entreprises. Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), les entreprises industrielles européennes faisaient face à un coût de l’électricité deux fois plus élevé que celui de leurs homologues américaines en 2021. Les données officielles pour les entreprises chinoises ne sont pas disponibles mais l’on estime généralement que la situation est sensiblement la même que celle qui prévaut aux États-Unis. Cela a très vraisemblablement empiré en 2022 : nous avons tous en tête les verreries, fonderies ou usines de chimie qui ont dû fermer, au moins temporairement, à cause de la flambée du prix de l’électricité. C’est dire à quel point la question énergétique est centrale pour les entreprises industrielles européennes.

Jusqu’à récemment, la politique industrielle n’était pas une priorité pour les instances dirigeantes européennes.

Au début de l’année 2021, les autorités européennes ont annoncé la politique énergétique REPowerEU, qui visait à réduire, voire annuler, ce désavantage concurrentiel insupportable, sans oublier de prendre en compte une préoccupation majeure, l’urgence de la décarbonation : responsable de 75 % des émissions de gaz à effet de serre de l’Union, le secteur de l’énergie est évidemment au centre de toutes les attentions pour la lutte contre le réchauffement climatique. REPowerEU prévoit notamment le lancement de projets dans le domaine des énergies renouvelables et du nucléaire, la diversification des approvisionnements en gaz et la lutte contre les prix élevés, via des actions sur la demande, l’institution de mécanismes de marché nouveaux et le développement de l’offre. De nouvelles filières autour des batteries et de l’hydrogène devraient être initiées via des alliances industrielles dans ces domaines. Pour mettre en œuvre cette nouvelle politique, la Commission a proposé d’utiliser des fonds principalement issus du plan de relance, NextGenerationEU, et du budget pluriannuel européen, mais aussi de nouvelles enveloppes dédiées à la recherche fondamentale et appliquée.

Mais ces intentions louables ont été confrontées à l’urgence imposée par l’invasion de l’Ukraine et à un contexte de concurrence commerciale exacerbée. En effet, les États-Unis ont adopté à l’été 2022 l’Inflation Reduction Act (IRA), présentée par la Maison-Blanche comme la loi comprenant les investissements climatiques les plus importants dans l’histoire des États-Unis. Une bonne nouvelle pour le climat car selon certaines estimations, l’IRA permettrait aux Américains de réduire leurs émis- sions de gaz à effet de serre de 31 à 44 % en 2030, par rapport au niveau de 2005 (contre une baisse de 24 à 35 % sinon). Concrètement, l’IRA consiste en l’octroi de crédits d’impôt massifs à destination des entreprises privées et locales, pour stimuler l’investissement dans la production d’énergies décarbonées. Ces incitations fiscales se déploient dans un vaste ensemble de secteurs, des panneaux solaires aux éoliennes, des batteries aux divers minerais essentiels pour les énergies dites propres.

L’annonce de l’IRA a été perçue comme un nouveau coup dur pour l’industrie européenne. En Europe, plusieurs projets d’investissement dans le domaine automobile ou dans la chimie ont été suspendus, voire abandonnés pour être finale- ment réalisés aux États-Unis. Jusqu’à récemment, la politique industrielle n’était pas une priorité pour les instances dirigeantes européennes, davantage vigilantes sur le respect du dogme de la concurrence libre et non faussée : l’interdiction des aides d’État et des subventions directes aux entreprises industrielles ou aux consommateurs était la norme. Ce principe idéologique a pu favoriser les concurrents étrangers des entreprises européennes, entraînant parfois leur disparition. Ainsi a-t-on pu enregistrer en Allemagne nombre de faillites dans le secteur de la fabrication de panneaux photovoltaïques – dont le leader Solarworld en 2017 – du fait de la concurrence asiatique.

Les lignes ont commencé à bouger au moment de la crise covid, avec la décision de suspendre les limitations aux aides d’État, ce qui a constitué un assouplissement majeur de la doctrine européenne en matière industrielle. Ainsi la Commission européenne a-t-elle fait droit, en 2020, à 389 demandes de dérogations, résultant en l’autorisation de plus de 3 000 milliards d’euros d’aides aux entreprises de l’UE, sous forme de subventions ou de prêts garantis. Même si ces fonds n’ont été que partiellement utilisés, le seul fait qu’ils aient été autorisés démontre néanmoins une volonté de soutien d’une ampleur considérable, signe tangible d’un réel changement de mentalité.

Mais pour produire des énergies vertueuses, encore faut-il disposer des matières premières indispensables à cela.

Face à l’IRA, l’Europe a d’abord réagi en activant la voie de la négociation, la Direction générale du commerce étant mandatée pour négocier des concessions sur le volet des contenus locaux au sein d’une task force américano-européenne. Une avancée a été obtenue en décembre 2022 pour rendre possibles les subventions à l’achat de véhicules utilitaires européens, à l’instar des mesures décidées aux États-Unis. La question centrale des véhicules particuliers reste elle encore en négociation. Toutefois, même si l’attribution de subventions et de crédits d’impôt viole explicitement les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’UE ne souhaite pas s’engager dans un contentieux avec les États-Unis porté devant l’OMC.

En décembre 2022, le Conseil européen a demandé à la Commission de formuler une propo- sition de politique industrielle en réponse à l’IRA. Au forum de Davos, Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, a déclaré que « nous devons être compétitifs par rapport aux offres et aux mesures incitatives actuelle- ment disponibles en dehors de l’UE ». Six pays (le Danemark, la Finlande, l’Irlande, les Pays-Bas, la Pologne et la Suède) ont demandé à la Commission de faire preuve de prudence dans la modification du cadre des aides d’État. Ils ont mis en avant le risque d’une fragmentation du marché intérieur, de courses aux subventions et d’un développement régional affaibli.

La Commission a présenté son projet le 1er février, intitulé le Green Deal Industrial Plan (ou Plan industriel du pacte vert) qui repose sur quatre piliers : un environnement réglementaire prévisible et simplifié, un accès plus rapide au finance- ment grâce à un « cadre temporaire de crise et de transition » – qui assouplit les règles sur les aides d’État jusqu’à fin 2025 –, le renforcement des compétences et un commerce ouvert et diversifié pour assurer les approvisionnements. Le projet de réforme des interventions étatiques prévoit notamment des « subventions d’alignement » qui permettront aux pays européens d’accorder des aides comparables à celles proposées par d’autres pays et d’inciter ainsi les entreprises à investir en Europe, dans les secteurs clés pour la transition énergétique. Ce projet pose de nombreuses questions puisqu’il marque une rupture avec la « neutralité technologique » qui a prévalu en Europe jusqu’à présent. La seule définition du champ des industries pouvant, ou non, recevoir des subventions a fait l’objet d’âpres discussions. On notera que l’industrie lourde est ainsi absente des projets évoqués alors que sa décarbonation est un sujet majeur pour l’Union européenne. Ensuite, les subventions ne pourront être accordées qu’après qu’ont été apportées toutes les garanties contre les risques, très réels, d’un détournement de l’investissement de production en dehors de l’UE. Tous les pays ne disposant pas des mêmes marges de manœuvre budgétaires pour accorder des subventions, la Commission propose d’utiliser des fonds européens, notamment les financements restants des programmes REPowerEU (250 milliards d’euros), InvestEU et du fonds pour l’innovation. À moyen terme, elle proposera la constitution d’un Fonds de souveraineté européen financé par le budget pluriannuel de l’UE (ses modalités devront être précisées avant l’été 2023).

Le 16 mars, le NetZero Industry Act de la Commission européenne a détaillé les dispositions du Green Deal Industrial Plan pour les technologies bas carbone. Cette proposition de loi vise à intensifier le développement, au sein de l’Union européenne, de technologies propres, c’est-à-dire celles qui apporteront une contribution significative à la décarbonation : éoliennes, pompes à chaleur, panneaux solaires, hydrogène renouvelable ainsi que le stockage du CO2. L’atome n’a pas été oublié, mais avec des restrictions : uniquement pour le nucléaire de pointe, permettant de produire de l’énergie à partir d’installations rejetant un minimum de déchets, de petits réacteurs modulaires utilisant les meilleurs combustibles. Les technologies identifiées bénéficieront d’un soutien particulier : simplification administrative, accès au marché facilité, renforcement des compétences, aide à l’innovation.

Mais pour produire ces énergies vertueuses, encore faut-il disposer des matières premières indispensables. Les éoliennes exigent beaucoup de zinc et de cuivre. Les panneaux solaires nécessitent de grandes quantités de silicone et de cuivre. Quant aux voitures électriques, leur fabrication utilise, entre autres, du cobalt, du cuivre, du manganèse, du nickel ou encore du lithium. Et il n’est pas tou- jours facile, loin s’en faut, de sécuriser l’approvisionnement en terres rares notamment. Peut-être avec un peu de retard sur les autres grandes puissances, les autorités européennes se sont penchées sur les « matières premières critiques », celles « qui présentent un risque particulièrement élevé de pénurie d’approvisionnement dans les dix pro- chaines années et qui jouent un rôle particulière- ment important dans les chaînes de valeur ». Dans son dernier rapport sur le sujet, publié en 2023, la Commission identifie 34 « matières premières critiques » et cherche désormais activement à renforcer les approvisionnements européens dans ce domaine. La tâche ne s’annonce pas simple : l’Europe représente aujourd’hui moins de 3 % des dépenses mondiales d’exploration minière et les sources d’approvisionnement en minerais critiques sont très fortement concentrées dans un petit nombre de pays, parfois peu stables sur le plan poli- tique. Le recyclage de ces précieux éléments pour- rait faire partie de la solution mais, là encore, il reste beaucoup à faire : 12 % seulement des « matières premières critiques » consommées dans l’UE sont issues du recyclage, une proportion qui chute à 1 % pour les terres rares !

Aussi, la Commission a-t-elle proposé au parle- ment et au conseil européens, en mars 2023, un pro- jet de loi Critical Raw Material Act sur les matières premières critiques qui constitue le deuxième volet du Green Deal Industrial Plan. Son objectif est de développer des capacités tout au long de la chaîne de valeur des matières premières, de diversifier les approvisionnements en créant des partenariats stratégiques avec des pays tiers (aujourd’hui, certains ont déjà été signés avec le Canada, l’Ukraine, le Kazakhstan et la Namibie), de constituer des stocks stratégiques au niveau européen et enfin de stimuler le recyclage. Le texte fixe des objectifs. Les capacités manufacturières pour l’extraction des minerais stratégiques devront être dimensionnées pour couvrir 10 % de la consommation en 2030 ; le raffinage devra satisfaire 40 % des besoins ; quant au recyclage, il devra, plus modestement, pourvoir à 15 % des exigences. Ce même Green Deal Industrial Plan précise que les projets jugés stratégiques béné- ficieront d’autorisations simplifiées pour accélérer les procédures administratives.

En conclusion, on le voit bien, il est vital pour l’économie européenne d’investir. Ce qui passe par plus de réalisme face à des grandes puissances qui ont adopté des mesures protectionnistes massives pour soutenir leur industrie. Après plusieurs décennies de limitations réglementaires des aides publiques à l’industrie européenne, il apparaît indispensable de réinvestir pour soutenir une industrie confrontée au défi de la transition climatique dans un environnement très concurrentiel. Sans préjuger de leur efficacité, il semble clair que les propositions récentes des autorités européennes vont dans le bon sens.

 

Juliette Cohen et Bastien Drut font partie de l’équipe Stratégie et recherche économique de CPR Asset Management. Leur dernier ouvrage, Turbulences dans l’économie mondiale, vient de paraître aux éditions De Boeck.

 

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La transition climatique a suscité de nouvelles vocations industrielles dans le monde. Pour garder son rang, l’Europe doit revoir ses règles et faciliter le soutien public aux entreprises engagées dans les productions décarbonées. Toutes les crises apportent leur lot de changements structurels, de modifications des rapports de force, de réorientations des politiques publiques et des investissements des entreprises. À la suite de celles qui se sont accumulées ces trois dernières années (covid, crise énergétique en partie provoquée par la guerre en Ukraine, aggravation de la crise climatique en toile de fond, pénuries en tout genre), l’économie mondiale connaît un grand chambardement qui remet en question une bonne par- tie des tendances qui avaient prévalu jusqu’ici. L’un des baromètres économiques les plus pertinents pour constater et mesurer l’ensemble de ces bouleversements est le solde de la balance commerciale, c’est-à-dire la différence entre les exportations et les importations. Celui de la zone euro est passé brutalement d’un excédent annuel d’environ 200 milliards d’euros à un déficit d’un peu plus de 300 milliards. L’ampleur de cette variation soudaine peut s’expliquer largement par l’explosion des prix de l’énergie consécutive à la guerre en Ukraine. Il devient donc absolument nécessaire pour l’Europe d’investir, entre autres, dans sa souveraineté énergétique. Comme nous le verrons plus loin, cela intervient dans un contexte de concurrence exacerbée entre les grandes puissances qui contraint les autorités européennes à changer de logiciel en un temps très court. Sur notre continent, très importateur de matières premières énergétiques, l’invasion de l’Ukraine par la…

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