Le Tour du monde en un jour

Gaëlle Bélem

Au milieu de l’océan Indien, un petit bout de France recèle une large gamme de paysages. Bienvenue sur l’île de La Réunion.
Mon monde à moi est une île-prison de trois millions d’années, une prison ancrée dans un vieil océan gardé par des requins-tigres et des requins-bouledogues. La principale différence avec les geôles classiques, c’est qu’ici, l’immensité bleue de la mer remplace le barbelé et les hauts murs.

Ici, vous l’avez compris, c’est l’île de La Réunion, département français situé entre Madagascar et l’île Maurice, sur la trajectoire des cyclones tropicaux, à onze heures d’avion de l’Europe.

Depuis la fenêtre de ce bout du monde, pas de vue sur un terrain de foot glauque ou un quelconque périph’. Être Créole réunionnais, c’est habiter une prison dorée au bord d’une route autrement plus originale, d’aucuns diraient grandiose: la Route des baleines.

En effet, l’île se trouve sur le chemin qu’empruntent les cétacés lors de leur grande transhumance hivernale, entre juin et octobre, lorsqu’ils quittent les eaux froides de l’Antarctique et cherchent des eaux plus chaudes où mettre bas et s’accoupler de nouveau.

Volcan, océan, insularité, requins, tempêtes, mon décor tropical est planté: celui d’une île intense dans laquelle la manière d’être des autochtones et leur caractère sont étroitement liés à cet environnement mordant. La parole est forte, le tempérament éruptif, la machette jamais bien loin.

L’île de La Réunion, je la connais comme l’enfant connaît ses parents, défauts et qualités compris. Je l’ai côtoyée dix-sept ans, l’ai quittée presque autant d’années avant d’y revenir m’y installer. La seule différence dans ce lien terre-fils, c’est que le père enterrera le fils.

La Guadeloupe a la forme d’un papillon, Mayotte celle d’un hippocampe inversé, mon île-cellule ressemble, elle, à une horloge toute ronde: comme des aiguilles ou le prisonnier dans sa cellule, je n’y avance qu’en tournant en rond!

Vingt-quatre communes positionnées comme les heures sur une horloge murale, voilà comment s’organise grossièrement ce département français de 870000 habitants.

L’un des premiers constats que l’on dresse quand on survole l’île concerne sa taille. C’est que ce caillou montagneux connu depuis le xiie siècle est petit! Si minuscule qu’une fois à terre, un automobiliste en fait le tour en une demi-journée, critiques, pauses et extases incluses.

Parti à midi de l’aéroport Roland-Garros, il aurait à minuit une vision assez précise des grandes caractéristiques de l’île.

Le zénith ici, c’est Saint-Denis, pôle décisionnel et porte d’entrée de ce paradis ultramarin de 2512 km2. Mon Saint-Denis est à lui tout seul un condensé de l’île, mêlant sites naturels, bâtiments historiques, espaces culturels et quartiers d’habitation.

Chef-lieu depuis 1738, Saint-Denis a gardé de l’époque coloniale son plan en damier, ses splendides villas créoles à la blancheur nivéenne, anciennes demeures bourgeoises aujourd’hui reconverties en musées, office de tourisme ou autres bâtiments administratifs à l’efficacité incertaine. C’est une commune paisible, de gauche, comme la plupart des villes réunionnaises, avec un préfet, un président de Conseil régional et un autre de Conseil départemental qui s’assurent que tout y roule bien, malgré les embouteillages chroniques. Le midi, on n’y mange pas trop mal. Le soir, on s’ennuie mais se sent en sécurité.

Chaque jour, j’arpente cette ville flanquée de ravines, de cascades et de pics, entre l’océan Indien, deux rivières et une montagne. Mon Saint-Denis à moi est un mini-monde sans gratte-ciel mais métissé comme nulle part ailleurs! Du lundi au vendredi, Cafres, Malbars, Yab, Chinois et Zarabes y filent en bus ou suent dans les bouchons pour rejoindre ou quitter leur travail. Nous sommes 155000 à habiter cet îlot urbain de modernité consumériste à deux pas d’une mer inhospitalière.

Nous sommes davantage encore à attendre l’appel du muezzin à la prière qui nous annonce chaque vendredi qu’il est 12 heures. Dans cette île réputée pour son syncrétisme religieux et sa tolérance, ce sera alors bientôt l’heure de quitter le chef-lieu pour rejoindre son domicile. Cap sur l’Ouest ou l’Est!

Pour ma part, je vis à Saint-Denis, mais je suis de l’Est, plus précisément de Saint-Benoît qui correspond à peu près à 15 heures sur une horloge. Durant quelques mois, j’ai même effectué l’épuisante migration pendulaire Est-Saint-Denis qui jette des milliers de Réunionnais sur les routes dès 5 heures du matin. En effet, les 40 ou 50 km que les uns font en trente ou quarante minutes, le Créole le fait, lui, en deux heures tant les routes sont saturées.

Problème de circulation mis à part, comme toutes les villes de l’Est (Saint-André, Bras-Panon, Sainte-Rose), mon Saint-Benoît natal est une cité-dortoir à l’économie somnolente. La devise de Paris «Fluctuat nec mergitur» (elle flotte mais ne sombre pas) lui irait comme un gant. Saint-Benoît, et l’Est par extension, c’est beaucoup de vert et de pluie, trop de voitures et peu d’effervescence.

Chaque ville est reliée à la suivante par une route nationale bordée de champs de canne à sucre, une des trois cultures locales (avec le café et la vanille Bourbon) qui firent la fortune des grandes familles, du temps de la Compagnie des Indes orientales. Aujourd’hui, le Brésil et Madagascar terrassent l’agriculture réunionnaise peu encline à se réinventer. En attendant une révolution agricole qui ne viendra peut-être pas, je plonge chaque semaine à corps perdu dans ce que l’Est a de mieux: ses eaux vives! Forte pluviométrie oblige, la région regorge de bassins, de cascades, de rivières et compte même l’une des zones les plus humides du monde: Takamaka. À côté, la Bretagne est aussi sèche qu’un désert!

À La Réunion, on connaît à peine le bassin d’Arcachon mais on connaît comme sa poche les berges caillouteuses du bassin Bleu. Le dimanche, le pique-nique familial au bord de la rivière des Roches est un classique. Les cascades Délices et Niagara sont des chutes d’eau aussi prisées dans cet hémisphère qu’un jardin botanique de l’Hexagone.

Rassurez-vous, mon monde a beau être minuscule, il ne s’arrête pas à l’Est de La Réunion.

Pendant des années, j’ai quitté chaque mois Saint-Benoît pour explorer la région allant de Sainte-Rose à Saint-Joseph. Sur une horloge, cela correspond au créneau 16-18 heures. Le paysage y est très différent du Nord-Est. Les villes sont remplacées par des villages-rues aux cases colorées. La route qui longe la côte est, elle, bordée d’épaisses forêts. Soudain, elles s’arrêtent net, laissant place à des coulées de lave de plusieurs centaines de mètres de large, rappelant au visiteur qu’il vagabonde sur le flanc d’un des volcans les plus actifs au monde: le piton de la Fournaise.

Car c’est cela La Réunion, une juxtaposition parfois abrupte de paysages et de couleurs variés, façon Rubik’s Cube. Ici, l’émeraude des forêts luxuriantes qui n’ont rien à envier à l’Amazonie. Là, le noir anthracite du basalte craché lors d’une éruption de type hawaïen. Plus loin, le vert tendre d’une plaine cannière digne des parcelles brésiliennes. À côté, l’écarlate des flamboyants, arbres dont les fleurs rouges éclosent durant l’été austral. Enfin, à la pointe sud de l’île, l’ocre si atypique du Cap Jaune. Ce Sud-Est de La Réunion porte un nom sublime: le Sud Sauvage.

Après cette région où la nature domine plus que l’homme commence la route des plages. C’est une autre facette de l’île qui se déploie. C’est l’espace mis en tourisme, artificialisé mais pas trop, avec bars, restaurants, discothèques, rondavelles. Plage de sable blond à Saint-Pierre et Saint-Leu, noir à l’Étang-Salé, récif corallien et lagon à Saint-Gilles-les-Bains, La Réunion exhibe dans l’Ouest sa beauté balnéaire en contrebas d’une savane, autre spécificité environnementale de cette île, unique territoire français doté d’une savane.

Et encore! Notre périple nous a seulement fait connaître les côtes, les Bas de La Réunion! À dire vrai, le cœur de l’île bat ailleurs: à l’intérieur des terres, dans la zone qu’on appelle les Hauts!

Classés au Patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2010, les pitons, cirques et remparts de La Réunion forment son joyau le plus précieux. La Réunion, qu’est-ce après tout? Une immense montagne où randonneurs, traileurs, oiseaux s’en donnent à cœur joie dans des forêts parfois primaires, entendez jamais transformées par l’homme. Il n’y a pas de fauves, pas de prédateurs. Le seul loup pour l’homme est l’homme!

La Réunion n’en reste pas moins l’île de tous les enfermements. Parce que l’île est encerclée par l’océan. Parce que le coût élevé des billets d’avion rend les voyages difficiles pour une population dont près de 40% vivent en-dessous du seuil de pauvreté. Parce que les destinations desservies par les cinq compagnies aériennes se comptent sur les doigts de la main. Parce que l’île avec ses trois cirques (Salazie, Cilaos, Mafate) est un massif montagneux qui entrave fortement la liberté de mouvement. 

Si La Réunion est l’île du lointain et du clos, c’est aussi une île-monde, lieu de cohabitation globalement pacifique d’hommes aux racines africaines, européennes ou asiatiques. En ce sens, elle porte bien son nom! Dans son rétroviseur, il y a deux siècles d’esclavage dont les stigmates restent palpables, mais son présent est fait de vivre-ensemble. Fragile mais réel.

La Réunion se cherche, se donne une identité à cheval entre négritude et blanchitude. À cet effet, elle a sorti de son volcan un concept original, la créolie, qu’on définit comme une conscience culturelle collective réunionnaise.

Surtout, chaque Réunionnais, quand on y pense, est un Moïse en puissance: la mer est sa barrière; elle symbolise aussi l’infini des possibles, le chemin vers tous les ailleurs. Quant à la montagne, obstacle infranchissable, elle est aussi un belvédère d’où on observe le reste du monde. Tout est question d’état d’esprit, de verre que l’on juge à moitié ou à moitié plein.

Forêt sur la mer, La Réunion malgré ses nombreuses inégalités socio-économiques est le pionnier d’un monde métissé à l’été permanent. 

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Au milieu de l’océan Indien, un petit bout de France recèle une large gamme de paysages. Bienvenue sur l’île de La Réunion. Mon monde à moi est une île-prison de trois millions d’années, une prison ancrée dans un vieil océan gardé par des requins-tigres et des requins-bouledogues. La principale différence avec les geôles classiques, c’est qu’ici, l’immensité bleue de la mer remplace le barbelé et les hauts murs. Ici, vous l’avez compris, c’est l’île de La Réunion, département français situé entre Madagascar et l’île Maurice, sur la trajectoire des cyclones tropicaux, à onze heures d’avion de l’Europe. Depuis la fenêtre de ce bout du monde, pas de vue sur un terrain de foot glauque ou un quelconque périph’. Être Créole réunionnais, c’est habiter une prison dorée au bord d’une route autrement plus originale, d’aucuns diraient grandiose: la Route des baleines. En effet, l’île se trouve sur le chemin qu’empruntent les cétacés lors de leur grande transhumance hivernale, entre juin et octobre, lorsqu’ils quittent les eaux froides de l’Antarctique et cherchent des eaux plus chaudes où mettre bas et s’accoupler de nouveau. Volcan, océan, insularité, requins, tempêtes, mon décor tropical est planté: celui d’une île intense dans laquelle la manière d’être des autochtones et leur caractère sont étroitement liés à cet environnement mordant. La parole est forte, le tempérament éruptif, la machette jamais bien loin. L’île de La Réunion, je la connais comme l’enfant connaît ses parents, défauts et qualités compris. Je l’ai côtoyée dix-sept ans, l’ai quittée presque autant d’années…

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