Curtis Harding © Matt Correia

Curtis Harding : l’âme soul

Sophie Rosemont

Il n’a pas la réputation d’être ce qu’on appelle, dans le jargon journalistique, un « bon client » en interview. Cependant, à chaque fois que nous nous sommes rencontrés, c’est-à-dire pour la sortie de son premier album (Soul power, 2014) et celle du second (Face Your Fear, 2017), Curtis Harding n’était certes pas prolixe, mais toujours affable. En ce jour de décembre 2021, il se montre chaleureux, heureux de retrouver un visage (re)connu, malgré les masques. Il allume une cigarette et on parle de son concert, qui s’est tenu quelques heures plus tôt au Théâtre du Châtelet, dans le cadre du festival Fnac Live. Entouré de ses musiciens (basse, guitare, batterie, claviers, saxophone), lunettes scintillantes, il a ouvert sur le fabuleux « Hopeful ». Une protest song solaire, vernie de gospel, le premier single de son nouvel album, If Words Were Flowers.

« C’est tant que je suis là qu’il faut m’offrir des fleurs », lui a souvent dit sa mère. Lorsque Curtis était enfant, elle était chanteuse de gospel évangéliste et, avec sa famille, voyageait d’état en état, suivant chapelles et églises. Né dans le Michigan, Curtis est passé par une trentaine d’établissements scolaires avant que sa famille ne se pose pour de bon à Atlanta. Il a alors 19 ans et a renoncé aux études. Il se cultive en autodidacte, lisant la littérature française du xixe siècle comme des essais sur le Black Power. On lui glisse alors qu’il figure dans un livre qu’on a récemment publié, Black Power, l’avènement de la pop culture noire américaine. Son visage s’illumine : « Le monde reste aussi violent que durant la jeunesse de mes parents. Voir que l’on parle, via le prisme artistique, de ces combats de jadis et des luttes d’aujourd’hui, de qui plus est au-delà de nos frontières, c’est une reconnaissance de notre réalité, celle des Noirs américains. » Dans la préface dudit ouvrage, Nile Rodgers raconte comment, il y a quelques années, il a été plaqué au sol par la police pour avoir osé… rentrer dans la boutique d’une station-service pour payer la note ! Ni son âge, ni sa notoriété n’ont changé grand-chose jusqu’à ce que les policiers réalisent à qui ils avaient affaire, se confondant en excuses. « Même lui ! s’exclame Curtis. Cela ne m’étonne pas… C’est le genre d’histoires qui m’est arrivé, à moi aussi. Célèbre ou pas, élégant ou pas, ivre ou pas, gentil ou pas, on reste un homme noir aux États-Unis. Mais la rage que cela réveille en nous et ce profond sentiment d’injustice peuvent rendre d’autant plus créatif. J’essaye de transformer ma colère pour faire passer un message, que les gens se réveillent. » Avec « Hopeful », aussitôt adopté par le mouvement Black Lives Matter, le musicien propose une vision optimiste de l’avenir. 

Curtis Harding © Matt Correia
Curtis Harding ©Matt Correia

Cependant, qu’on ne le considère pas comme un artiste uniquement militant. Sur la pochette de If Words Were Flower, habillé d’un costume de velours bordeaux que n’aurait pas renié maître Mayfield, il lève le bras. Il tient ses chaussures à la main. Très chic, tout de Gucci vêtu. On ne peut alors s’empêcher de penser à cette rébellion des athlètes Tommie Smith et John Carlos durant les Jeux olympiques de Mexico en 1968 : sur le podium et durant l’hymne américain, ils avaient levé le poing, déchaussés pour rappeler la condition des esclaves et la précarité qui persistait. Ce geste, ils l’ont payé très cher : leur carrière, leur santé mentale et parfois même leur mariage y sont passés. Curtis ne cache pas son émotion. Puis sourit : « Ce jour-là, nous étions sur la plage de Malibu. En bande, nous avons discuté, bu des verres de mescal… et nous avons pris ces photos. En les regardant, j’ai réalisé que l’une d’elles pourrait me servir pour la couverture. » Les idées viennent vite à Curtis Harding. Les chansons aussi. En dépit de son amour de la fête – son attachée de presse a compris depuis longtemps qu’il fallait éviter de lui caler des entretiens le matin –, il retient bien plus de choses qu’il ne le laisse paraître. Même des bribes de conversations datant de plusieurs années. « C’est bien toi qui me parlais du Château d’Hérouville la dernière fois ? » demande-t-il. On confirme. « Hé bien tu vois, une fois libéré des contraintes liées au virus, j’aimerais trouver une maison en France. Avec un studio… ou même sans. Pour y vivre, jouer, boire du bon vin et enregistrer un album avec une énergie différente. »

Jusqu’à ce qu’il entame sa carrière solo, Curtis Harding s’est activé ici et là au sein de la scène musicale d’Atlanta, à la rare hybridité. Si le rap et notamment la trap y sont très présents, elle a vu l’émergence de groupes garage comme Black Lips, mené par Cole Alexander, dont Curtis est proche. Ils se sont rencontrés dans un bar, ont parlé gospel et blues toute la nuit, ont fondé feu Night Sun. Curtis évolue aussi dans l’entourage de Outkast et fait la connaissance de Cee-Lo Green, qui le choisit comme choriste. La lumière ne cesse de s’approcher, mais sans jamais faire plus que le frôler. Au début des années 2010, Curtis a déjà beaucoup de morceaux en boîte. Il réalise qu’il est temps de les incarner, de ne plus se disperser à écrire ou chanter pour les autres. En 2014, le styliste Hedi Slimane, qui officie alors pour Saint Laurent, tombe sous le charme. Il le photographie pour des campagnes publicitaires, réalise le clip de « Next Time », qui figure dans son Soul Power. Un premier album riche d’un rock abrasif, brûlant de la rage sudiste. Sur la pochette, on voit Curtis Harding en train de fumer, torse nu, assumant de jouer à l’imparfait lover. Cœur de rockeur, âme soul.

« La soul, on ne l’oublie jamais. »

C’est en entendant à la radio « I’ve Got My Mind Set on You » de George Harrison qu’il découvre la guitare, dont il réalise les immenses possibilités en se plongeant dans l’œuvre de Jimi Hendrix. Jusqu’ici, il connaissait surtout Bill Withers, les Everly Brothers, Albert King… Des artistes qui l’imprègnent encore, car la soul, dit-il, « on ne l’oublie jamais ». « Même si je touche à beaucoup de styles musicaux différents, du funk au rock’n’roll, elle fait partie de moi, elle offre une puissance que je ne peux trouver ailleurs. » Dans le clip de « Can’t Hide it », où est reconstitué un décorum d’émission télé américaine des années 70 présentée par l’acteur Anthony Mackie, il s’amuse à contrefaire l’esthétique seventies d’une black music flamboyante, sous l’égide de certains Isaac Hayes ou, tiens donc, Curtis Mayfield. Multi instrumentiste, Curtis reste très attaché à la guitare et à la basse, mais passe dès qu’il le peut derrière la batterie. De quoi jouer seul tous ses disques, s’accompagnant uniquement pour les prestations live. Confinement oblige, If Words Were Flowers a été travaillé en huis clos à Atlanta, puis avec le producteur new-yorkais Sam Cohen, dont on a repéré la patte chez Kevin Morby ou Benjamin Booker. Forts d’une complicité née lors de Face Your Fear, ils cultivent ensemble le fertile terrain de la soul seventies, n’hésitant pas à le bousculer comme il se doit, employant de l’auto-tune sur « So Low », ou insufflant un groupe insidieux à la plus émouvante des chansons d’amour.

Or, après plusieurs saisons où il devait penser en solo pour se faire un nom, Curtis Harding souhaite revenir au collectif. Parmi ses projets, un lieu de résidence artistique ouverts à moult musiciens, basé à Atlanta. La ville sudiste reste l’ancre de cet irréductible nomade qui approche désormais la quarantaine. « Il y a tout dans Atlanta, la nature et l’urbanité, explique-t-il. J’y mène une vie simple, je promène mes chiens dans le parc. Je lis. Je crois qu’au fil des années, rien ne m’influence plus que mon environnement. Une conversation avec mes parents, des gens que je croise avec leurs chiens, des couples dans un café, des voyages aussi, qui sont devenus si précieux. Les derniers mois m’ont permis de réaliser à quel point observer le végétal, l’animal et l’humain en mouvement était ma plus grande source d’inspiration. » 

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