John Jefferson Selve

Métaphysique de la camgirl

John Jefferson Selve

Année 2020. Premier confinement pour lutter contre la Covid-19. Nous ne savons encore rien du caractère prométhéen du virus et de ses solutions. Les gens s’enferment, dociles, parce que la guerre est là. L’État leur a dit. Un voile d’apocalypse et d’état d’exception trouble les esprits. L’État panique ; il est sur tous les fronts. Le gouvernement français demande à MindGeek, société tentaculaire mondiale produisant de la pornographie à tout-va sur le Web, dont le fameux PornHub, de réduire sa bande passante : place au télétravail. À cette époque, je termine mon premier roman, il ne s’appelle pas encore Meta Carpenter (Grasset, sortie le 9 février) mais Viendra notre délivrance. Son titre d’alors me fait aujourd’hui sourire. Meta Carpenter était le prénom et le nom de la maîtresse de William Faulkner. Dans mon livre c’est devenu le pseudonyme de mon héroïne, camgirl de son état. Entre la femme de l’ombre, maîtresse durant trente ans du grand écrivain, scénariste brillante à Hollywood, et une jeune fille contemporaine faisant de la cam, c’est-à-dire obéissant derrière son écran aux fantasmes sexuels des hommes, peu de points communs a priori – sauf qu’elles sont dans ma tête toutes deux des déesses. Des résistantes paradoxales. Parce que si elles s’effacent derrière les volontés des hommes, elles ne sont dans leur parcours que courage et force de survie. Je les mélangerai dans mon livre avec les vies de mes propres mères. J’en ai eu deux. Une jeune femme, mère biologique morte à 19 ans, et une autre, plus âgée, qui m’éleva. Pour toutes les deux, la vie fut un combat contre la domination masculine. Mon roman se veut un hommage, un chant d’amour sensationnel à toutes ces femmes que j’évoque.

La camgirl encaisse la loi de la demande et les biais algorithmiques qui la maintien-dront hors d’elle, c’est sa façon de s’en sortir.

Meta Carpenter John Jefferson SelveÀ l’heure où Meta va devenir le nouveau patronyme de Facebook, je me répète souvent cette phrase du philosophe italien Giorgio Agamben : « Seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle et parvient à saisir en elles la part de l’ombre, leur sombre intimité. » J’essaie de tenir cette ligne pour parler des camgirls, pour entrevoir leur point d’incandescence entre le vide et la vie, entre le virtuel et la chair. Je m’y appuie, et « on ne s’appuie que sur ce qui résiste », écrivait George Bernanos. C’est en ce sens que la camgirl, dans sa figure, m’est apparue comme l’accrétion et la condition de toutes les femmes qui jamais ne sont entendues dans leurs plus profonds désirs, qu’ils soient existentiels ou érotiques. Même si les choses évoluent, qu’une résistance prend place, parfois d’une drôle de façon, certes ; tout n’en demeure pas moins fait pour l’homme. Tout se télécommande à son désir de contrôle et à son incommensurable pulsion scopique. C’est pour cet homme-là que la camgirl s’ordonne derrière son écran. C’est sur ses instructions qu’elle s’ouvre, ennuyée de ses rengaines libidinales, mais soulagée d’être derrière un écran. C’est dans ces conditions qu’elle accepte d’être son propre automate, seule, dans sa chambre de jeune fille, agencée pour plaire au plus grand nombre. La camgirl encaisse la loi de la demande et les biais algorithmiques qui la maintiendront hors d’elle, c’est sa façon de s’en sortir. Sa dévotion pornographique n’est que luminescence feinte à la surface de l’écran. Son regard relié à l’œilleton de la caméra de l’ordinateur attend les messages d’hommes domestiques, eux-mêmes à l’unisson d’une soumission mondiale et confortable à la technologie. Rien de nouveau, mais ce genre de situation s’accélère. Ou plutôt le reste disparaît. Le tactile ne concerne plus que l’écran. Le trouble et la peau n’ont plus lieu d’être. On paye pour que ça n’ait plus lieu d’être. Tout doit être exécution, et au besoin on accole une note. On évalue. On commente. Pour la camgirl, les hommes savent ses prestations sous forme de hashtag. Le menu est plus ou moins varié, mais pour le dire autrement : toute la planète occidentale mange des burgers le midi, végétarien ou pas.

On ne peut entendre une métaphysique de la camgirl que dans l’éloignement ou la contemption momentanée des écrans et des flux d’informations. C’est ainsi que notre pensée ne devrait être que tournoiement, comme l’aigle au-dessus de sa proie. C’est comme ça que je pense aussi aux drones quand je pense aux camgirls. Je dois dire qu’un livre a étrangement compté dans le développement de ma sensibilité à un âge où généralement les jeux sont faits. Il s’agit de Théorie du drone de Grégoire Chamayou. L’auteur fait une mise à plat sidérante, documentée, de la guerre ultra-asymétrique, menée par les USA, où des hommes, à des milliers de kilomètres de distance de leurs cibles, bombardent et tuent d’autres êtres humains, avec la plus grande des lâchetés parce qu’elle est celle qui s’ignore. La technologie sape toute morale et il s’agit là de notre éthique occidentale. On télécommande des armes. On télécommande des femmes. Les enfants sont têtes baissées sur des portables et la moitié de leur visage est couvert par un masque. Ces enfants seront peut-être les futurs clients des futures camgirls. Ils auront incorporé comme jamais les gestes de distanciation. Tout roule et semble irréparable, hors de portée de la moindre pensée.

La camgirl sait, non sans compassion, que la technique est définitivement un jouet pour mâle.

Même si cette distance qui appelle le vide est très certainement le lieu de réflexion le plus puissant pour la camgirl. Mais il demande du temps. Parce que là où l’incorporel propre à la camgirl fait rage, je suis, pour reprendre Georges Bataille, « dans la mesure où mon ignorance est démesurée ». C’est ce que beaucoup ressentent sans le savoir. Cela revient à dire aujourd’hui que nous cédons la place de notre pensée et de nos visions à l’encagement mental algorithmique. C’est peut-être pourquoi, et de nombreuses camgirls le soulignent, que les hommes tentent de leur parler de plus en plus. Affolés, ils font des phrases sans queue ni tête. Ils bavardent, tout en les regardant officier. Ils sont, dans ces moments de pure nudité et d’obsession sexuelle, dans le souci soldatesque de soi, propre à notre époque. Ils veulent une poupée et une confidente, sans le reste. Ils ne savent pas ce qu’ils disent parce qu’ils ne pensent qu’à eux-mêmes. Ils s’épanchent sans avoir conscience que l’indifférence anarchiste de la camgirl est la plus belle des épiphanies. Elle est au-dessus d’eux parce qu’au-dessous de tout. Sous les radars de la norme. De la morale. Hors d’atteinte. Barricadée. Elle est la seule à savoir que plus elle s’expose, plus elle disparaît. Son noli me tangere se situe là. Comme elle sait, non sans compassion, que la technique est définitivement un jouet pour mâle. Il faut à la camgirl une force que les hommes n’ont jamais su imaginer pour renoncer à l’incarnation de son être. Son devenir-fantôme la maintient en vie.

Et c’est ici que se joue, je crois, une partie de sa métaphysique. Et c’est là que remonte une part de mon enfance et de mon esthétique, mais ça c’est l’affaire de mon livre. Je ne peux rendre compte ici des liens et des vertiges, ou alors sous la forme d’une méditation à ces interrogations : que peut faire une jeune femme sauvage aujourd’hui ? Que veulent nous dire ces centaines de milliers de filles derrière nos écrans ? Que faisons-nous de notre fixation sublime et désespérante aux corps féminins ? Qu’est-ce qui apparaît et disparaît à jamais dans cette domination de toujours ? Qui est le plus vivant, de la camgirl ou de son client ? Ces questions concentriques sont, comme chez Dante, des cercles à franchir. Elles seront de plus en plus difficiles à entendre à l’heure du Metavers que nous promet la Silicon Valley. Meta Carpenter, la jeune camgirl de mon roman, vacille de tout ça, jusqu’à ne plus rien voir d’autre qu’une violence originelle ensevelie sous le synthétique mondial. Elle le ressent parce que depuis sa chambre, elle sait que l’absence des sensations résulte d’un système qui ne jure que par sa mise à mort. Et ce savoir sacré lui offre la liberté nécessaire pour lutter.

Meta Carpenter, de John Jefferson Selve (Grasset), 200 p.



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