La Beauté existe encore

Lisa Balavoine

Je vais avoir cinquante ans dans quelques mois. Parfois, il me semble impossible d’avoir presque atteint cet âge, d’avoir passé cinquante années dans ce monde, cinquante fois 365 jours dans cette vie. Parfois je me demande ce que j’ai fait de tout ce temps, de ces souvenirs accumulés – pour quoi? pour qui? –, parfois je ne sais plus tellement ce que cela signifie d’avoir passé cinquante années sur cette terre tant le temps file rapidement, comme un traître, sans nous laisser une seconde de répit, sans que nous puissions nous retourner et nous demander: qu’ai-je donc fait de toutes ces années ?
 

Je vais avoir cinquante ans et quelque chose m’échappe. Partout la guerre, partout la colère, partout la haine.
 

Je vais avoir cinquante ans et la vie continue son cours. Mes enfants grandissent, le climat se modifie, les chefs d’État se succèdent, les révoltes vont et viennent, les gens naissent et d’autres décèdent et chacun, c’est bien légitime, se fout totalement de mon vieillissement. Je vais avoir cinquante ans et ce n’est pas important. Le monde tourne sur lui-même, de plus en plus malade, de plus en plus obsédé par son propre déclin, car le monde décline en même temps que nous, il s’alourdit, il perd ses repères, il a des coups de chaleur, il a la fièvre. Le monde tourne mais plus tellement rond et nous le regardons, les bras ballants, hésiter entre l’être et le néant et pencher du mauvais côté, bien trop souvent.

Je vais avoir cinquante ans et quelque chose m’échappe. Partout la guerre, partout la colère, partout la haine. J’ai dû manquer un épisode, puisque dans ma tête je suis encore cette fille qui portait des jeans trop larges et des marinières comme Charlotte Gainsbourg dans L’Effrontée, qui arborait sur son sac US des badges Touche pas à mon pote et imaginait que le monde deviendrait un jour meilleur. We Are the World, c’est con mais j’y croyais. Que s’est-il passé depuis ma jeunesse pour que le rêve s’inverse et que la trajectoire prenne la direction contraire à celle que j’espérais ? Où avons-nous échoué ? Que n’avons-nous pas su prévoir ?

Qu’avons-nous laissé faire? Nous y sommes bien pour quelque chose, tous autant que nous sommes, nous avons tous une part de responsabilité dans ce désastre annoncé. Mais nous fermons les yeux et ne cessons de clamer que c’est la faute des autres. Il y avait sans doute quelque chose à faire et nous n’avons rien fait.

Je vais avoir cinquante ans et je ne me résigne pas. J’ai toujours des valeurs, je vais encore voter, je continue à penser que la politique a du sens et je persiste à croire que tout n’est pas perdu. Mais, plus encore que tout cela, je crois en la beauté. Je crois que nous pouvons nous extraire de la laideur et de la médiocrité, qu’il s’agit de travailler notre regard, de l’aiguiser, de le modifier. Je l’affirme: la beauté existe encore, j’en suis certaine, elle n’a pas disparu. Bien entendu, il y a des matins où on allume la radio et où on se dit qu’elle est devenue invisible, qu’elle a été éliminée, bombardée, massacrée, et qu’au milieu des cris de ceux qui meurent, plus rien de beau ne saurait advenir. On serait en droit de le croire et d’une certaine façon on aurait raison. La beauté ne fait pas bon ménage avec la mort, la beauté s’efface devant elle, elle ne fait pas le poids. Pourtant elle est là. Parce qu’elle n’abandonne pas.

Je vais avoir cinquante ans et je cherche la beauté partout. Je lis de la poésie et les mots des autres m’emportent, toujours, ils me submergent, ils me bouleversent. Je lis des mots et je regarde comment ils dansent sur la ligne, comment ils se promènent sur la page. Je lis des mots et un monde se dessine, c’est un monde que je connais et que je ne connais pas, c’est un monde qui n’est pas le mien et qui soudain le devient, c’est un monde qu’habitent des mots doux, des mots âpres, des mots dont le sens n’est pas immédiat, des mots qui me demandent ce que je pense d’eux, des mots qui me disent que si je ne les comprends pas alors ce n’est pas grave, je peux simplement les lire, je peux simplement les dire, ils ne sont là que pour ça, se tenir à mes côtés. Les mots de la poésie sont des mots amis, des mots posés sur notre épaule, des mots combleurs de rides, des mots extincteurs des chagrins du cœur.

 
La beauté ne fait pas bon ménage avec la mort, elle ne fait pas le poids. Pourtant elle est là. Parce qu’elle n’abandonne pas.
 

Je vais avoir cinquante ans et je vais encore au cinéma. J’attends le bouleversement sur grand écran, j’attends de rester accrochée à mon siège, de voir se démener dans ce grand fracas de l’existence d’autres vies que la mienne et que cela m’emporte. J’attends que le monde arrête sa course folle pendant deux ou trois heures, qu’on mette la vie sur pause, un instant, simplement sur pause et qu’on prenne le temps. Regarder des visages, écouter des voix, entendre les mots: je t’aime, je ne t’oublie pas, à quoi pensais-tu ?, ne pars pas, je veux toute la vie avec toi. J’attends des accalmies et des tempêtes, des corps frôlés et des corps enlacés, des yeux pleins de larmes et des yeux brillants de joie. J’attends la beauté qui transperce l’écran, le regard d’une femme iranienne, une barque d’exilés qui ne se renverse pas, des êtres qui s’entraident, la paix enfin retrouvée. Tout cela existe encore au cinéma, alors pourquoi n’y arrivons-nous pas ?

Je vais avoir cinquante ans et je passe toute ma vie dans les livres. Je lis, j’écris, je ne sais faire que cela, il n’y a que cela dont j’ai envie. La littérature comme refuge, le roman comme monde plus grand. La beauté se niche dans les histoires, elle s’y déploie en toute discrétion, elle se cache dans un mot, un accord de l’imparfait, une succession d’adjectifs épithètes, elle nous surprend au détour d’un chapitre ou d’une fin de paragraphe. Nous n’écrivons pas pour faire beau, mais le beau surgit de l’écriture. Plus je lis et plus je suis émerveillée, c’est fascinant de se dire qu’à mon âge l’émerveillement est encore à ma portée. Alors tout n’a pas encore été écrit, alors tout n’a pas encore été raconté, je peux toujours être surprise, émue, transformée. La littérature est un secours qui nous est offert, une porte, une issue, une échappée. Assis sur un banc, allongé dans un lit, debout dans un transport en commun, nous voilà cueillis, attrapés, rattrapés par la beauté.

 
Tout n’est pas perdu, il faut le croire, il faut s’en convaincre, tout n’est pas perdu même si tout nous semble aller mal.
 

Je vais avoir cinquante ans et ma vie prend des allures d’inventaire. Tant de phrases se bousculent dans ma mémoire vagabonde et certaines se télescopent. La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature. Détruire, dit-elle. Toutes les images disparaîtront. Aujourd’hui maman est morte. Ce fut comme une apparition. Et ma vie lentement pour tes yeux s’empoisonne. Si tu savais la peine que je cache à l’intérieur. La vie recommença comme avant, comme il était prévu qu’elle recommencerait. Qu’il est dur de défaire. Je n’ai aimé que toi, je t’embrasse jusqu’à en mourir. Ce soir nous sommes septembre. Je sais désormais que le temps passe et ne passe pas. Chacune de ces phrases, et tant d’autres, résonne en moi comme une chanson familière, un refrain qui compose ma vie, une ritournelle qui m’aide à tenir debout quand je ne crois plus en rien. Je convoque les mots des autres pour embellir ma vie.

Je vais avoir cinquante ans et je me laisse encore surprendre. Une ruelle que j’emprunte et j’imagine un monde, une existence derrière des fenêtres, un autre métier, une autre identité, une nouvelle histoire. La beauté c’est l’inconnu, c’est ce que nous n’espérons plus et qui nous est donné, là, pour rien, gratuitement. C’est ce sourire qui m’est tendu, c’est cette main posée sur ma joue, c’est ce souffle de vent dans mes cheveux, c’est cette chanson entendue par hasard, c’est cet enfant qui fait ses premiers pas, c’est l’amour retrouvé alors que je n’y croyais plus, c’est l’espoir que tout n’est pas perdu. Car tout n’est pas perdu, il faut le croire, il faut s’en convaincre, tout n’est pas perdu même si tout nous semble aller mal, tout n’est pas perdu puisque nous sommes encore là, à lire des livres, à regarder des images, à nous promener dans des expositions, à déambuler dans une ville que nous découvrons, à goûter au plat qu’un ami a cuisiné pour nous, à poser nos lèvres sur des lèvres aimées, à trouver encore la force de croire que ce monde nous l’habitons pour une bonne raison: le temps qui nous est donné, le temps qui nous est compté, nous nous devons de lui offrir la beauté.

 

 

Dans ce texte, j’ai emprunté quelques mots à Marcel Proust, Marguerite Duras, Annie Ernaux, Albert Camus, Gustave Flaubert, Guillaume Apollinaire, Clara Ysé, Françoise Sagan, Jean-Louis Murat, Christophe Miossec, Romy Schneider, Monica Sabolo. Qu’ils en soient remerciés.

 

Professeure agrégée de lettres modernes et auteure, Lisa Balavoine est passionnée de littérature ainsi que de musique. Elle a publié Éparse (éd. Lattès) et Ceux qui s’aiment se laissent partir (éd. Gallimard), ainsi que deux romans pour ados chez Rageot: Un garçon c’est presque rien et Comme nous brûlons. Elle écrit aussi régulièrement des chroniques musicales.

 

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Je vais avoir cinquante ans dans quelques mois. Parfois, il me semble impossible d’avoir presque atteint cet âge, d’avoir passé cinquante années dans ce monde, cinquante fois 365 jours dans cette vie. Parfois je me demande ce que j’ai fait de tout ce temps, de ces souvenirs accumulés – pour quoi? pour qui? –, parfois je ne sais plus tellement ce que cela signifie d’avoir passé cinquante années sur cette terre tant le temps file rapidement, comme un traître, sans nous laisser une seconde de répit, sans que nous puissions nous retourner et nous demander: qu’ai-je donc fait de toutes ces années ?   Je vais avoir cinquante ans et quelque chose m’échappe. Partout la guerre, partout la colère, partout la haine.   Je vais avoir cinquante ans et la vie continue son cours. Mes enfants grandissent, le climat se modifie, les chefs d’État se succèdent, les révoltes vont et viennent, les gens naissent et d’autres décèdent et chacun, c’est bien légitime, se fout totalement de mon vieillissement. Je vais avoir cinquante ans et ce n’est pas important. Le monde tourne sur lui-même, de plus en plus malade, de plus en plus obsédé par son propre déclin, car le monde décline en même temps que nous, il s’alourdit, il perd ses repères, il a des coups de chaleur, il a la fièvre. Le monde tourne mais plus tellement rond et nous le regardons, les bras ballants, hésiter entre l’être et le néant et pencher du mauvais côté, bien trop souvent.…

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