Déserts médicaux ©Jeanne-Macaigne

Cherche médecin désespérément

Elsa Erkert

En France, neuf millions de personnes n’ont pas ou plus de médecin traitant. À quelques mois de la retraite, Geneviève Poiré et Pierre Levisse, médecins de campagne sans successeurs, s’inquiètent pour l’avenir de leurs patients. Peut-on concilier liberté d’installation des médecins et droit aux soins des malades ?

Cabinet médical bonjour… Oui, Madame C… Il me reste un rendez-vous dans dix jours. Nous vous rendrons votre dossier médical. Vous avez trouvé un médecin ? Pas encore. Cela va être compliqué, je sais bien, Madame C. Courage. » Nathalie raccroche à peine le combiné que la sonnerie retentit à nouveau, rejoint à la tierce par le tintement de la cloche de la porte d’entrée. La secrétaire, qui cache mal ses larmes derrière une immense pile de pochettes bleues cartonnées, se désole : « C’est la panique au village. » Nathalie avait sept ans quand elle est arrivée ici à Guécélard et vingt-cinq lorsqu’elle a commencé à travailler ici, au centre médical. Les patients, elle les connaît tous : « Ils viennent en urgence pour faire renouveler leurs ordonnances afin de ne pas rester en rade. La situation est dramatique. Tous ces pauvres gens… Comment vont-ils faire sans le docteur ? » Le docteur, c’est elle, Geneviève Poiré. Jean, pull col roulé et veste en cuir, elle emprunte à petits pas soutenus le chemin dallé qui mène de sa maison au cabinet et franchit la porte vitrée par l’arrière. Elle salue son assistante et fait le point sur la journée qui s’annonce marathonienne. Le carnet de rendez-vous est noirci, le téléphone retentit sans discontinuer. Et après les consultations, il y aura les visites à domicile jusqu’à tard dans la soirée. Dans un mois, le cabinet fermera ses portes. Les trois mille habitants du village se retrouveront sans médecin. Menue, Geneviève semble fragile, vulnérable. On la sent surtout épuisée : « Je suis catastrophée pour mes patients. Que vont-ils devenir ? »

À quatre-vingt-deux ans, Monique, qui vient péniblement de s’asseoir sur la chaise de la salle d’attente, n’en sait rien. Le docteur Poiré est son médecin depuis 1986. « Je n’ai trouvé personne qui veuille me prendre. Alors je vais essayer de ne pas tomber malade. » Comme toutes les femmes du coin, Monique travaillait chez Philips au Mans et « le mari » chez Renault. Elle fabriquait des transistors ; des bons transistors dont elle était fière. Puis des télévisions. Au moment de sa retraite en 2001, l’usine est à son apogée. Elle emploie 2600 salariés. Puis la crise frappe et l’entreprise ferme après plusieurs plans sociaux : « Dans le coin, il n’y a plus rien. Plus de travail, plus de commerces, plus de médecins. Nous sommes abandonnés. » Isabelle lui succède dans le couloir qui mène à la salle d’attente. Geneviève est sa généraliste, mais aussi sa gynécologue, une spécialité où l’attente pour un rendez-vous au Mans peut atteindre un an. Alors Isabelle a appelé un à un les médecins de la région pour savoir qui pourrait devenir son médecin référent… Sans succès. Elle est inquiète. Elle connaît la chanson. Sa fille a besoin de soins réguliers en dermatologie. Dans la Sarthe, il n’y a plus de rendez-vous possible. Le docteur Poiré a bien mis en place une collaboration avec des spécialistes – avec son smartphone, elle prend des photos des boutons, des grains de beauté, des plaies et les envoie au Mans pour expertise –, mais ce n’est pas suffisant pour la pathologie lourde de la fille d’Isabelle. Alors tous les mois, cette dernière prend sa voiture, direction Paris : trois heures par la nationale, deux heures vingt de route par l’autoroute avec péage : 18,90 euros l’aller. Elle a trouvé un spécialiste « dans les beaux quartiers parisiens ». Certes, il pratique des dépassements d’honoraires conséquents. Certes, la famille n’est pas riche : « Mais il faut bien se soigner. »

Si les patients de Geneviève ne trouvent pas à se « recaser », c’est que le territoire, situé au sud-ouest du Mans, est sinistré. La Communauté des seize communes du Val-de-Sarthe forme un ensemble de 31 000 habitants. À Fillé (1483 habitants), le médecin a pris sa retraite cet été tout comme les deux généralistes de la maison de santé de Malicorne (1895 habitants). À Parigné-le-Pôlin (1075 habitants), le docteur Gilles Racine vient lui aussi de partir. Le docteur Chapelain à Cérans-Foulletourte et le docteur Azzam à La Suze ont plus de soixante ans. Dans quelques mois, il restera seulement neuf généralistes en Val-de-Sarthe. Un coup d’œil sur Doctolib renseigne sur leurs disponibilités. « Ce praticien réserve la prise de rendez-vous en ligne aux patients déjà suivis. »  

Parmi eux, plusieurs viennent de l’étranger ; quelques Espagnols, le docteur Dalila Fernandez à Roëzé par exemple, mais surtout des Roumains comme Elena Tanasi à Cérans. Ces perles rares font l’objet d’un véritable mercato et sont recrutées par des agences spécialisées qui prospectent à l’étranger. Du côté des dentistes, la filière est moldave. Un couple vient d’arriver à Guécélard. D’autres devraient suivre. Les municipalités rivalisent de propositions pour attirer les professionnels : logement, exonération de loyers, terrains gratuits pour construire, salaire garanti, secrétaire rémunéré par la mairie, voiture de fonction… Il s’agit ensuite de les faire rester. Car certains sont devenus de véritables chasseurs de primes, déménageant pour aller visser leur plaque ailleurs au gré des opportunités. Pour accueillir le successeur de Geneviève Poiré, la municipalité avait pourtant bien fait les choses en aménageant un cabinet médical flambant neuf avec deux vastes salles de consultations qu’elle s’apprêtait à louer au nouvel arrivant à un tarif défiant toute concurrence. Mais personne ne s’est présenté. Aussi, lorsqu’on arrive à Guécélard par la route nationale qui relie Le Mans à Angers, l’immense panneau sur lequel s’affiche en lettres rouge et noir : « Urgent, la commune recherche deux médecins généralistes : 02 43 47 07 47 » est toujours bien en place. Et sans doute pour longtemps.

À soixante-cinq ans, Geneviève Poiré aborde sa retraite avec un sentiment de tristesse, de gâchis et de culpabilité. Elle n’imaginait pas que sa carrière finirait comme ça. Enfant, son chemin de vie est tracé. Si ses parents ne sont pas médecins, il existe une tradition familiale. Son oncle est généraliste dans la Somme et son arrière-grand-père a été médecin chef de l’hôpital d’Amiens, ville dans laquelle elle fera elle-même ses études. Elle ne fera pas de « spécialité » : la médecine générale n’obtiendra ce titre qu’en 2009. D’abord, « parce qu’elle n’est pas sûre d’être au niveau », mais surtout elle ne veut pas d’une relation techniciste avec ses patients : « La médecine générale, c’est de l’humain. Au-delà des maux du corps, il y a un énorme travail psychologique et social. Vous entrez dans les maisons, dans l’intimité de vos patients. Vous connaissez leur vie, leurs secrets. Certains n’ont personne d’autre que moi. C’est un métier d’une richesse incroyable. Je l’ai passionnément aimé. » Lorsqu’elle arrive dans la région, elle a trente-deux ans : « À l’époque, on ne vous déroulait pas le tapis rouge. » Des médecins, il y en a partout. Il est très difficile de trouver des patientèles à racheter et les prix sont élevés. Les jeunes diplômés font comme ils peuvent et la « liberté d’installation » se résume le plus souvent à une question de moyens financiers. Aux plus riches, les meilleurs spots et pour Geneviève, ce sera Guécélard, « pas vraiment un choix ». Le « parachutage » s’opère sur un terrain escarpé, pour ne pas dire hostile. Dans ces années-là, une femme médecin en milieu rural, cela ne plaît pas beaucoup. Les locaux, quelques familles de fermiers, ne sont pas très ouverts aux étrangers. Dans le village de mille habitants, il y a déjà deux généralistes. Elle sera la troisième. Comme partout sur le territoire, les médecins tirent le diable par la queue. Il faut jouer des coudes et les praticiens sont plus enclins à se piquer les patients qu’à vouloir se les « refiler » comme aujourd’hui. Trouver des locaux n’a pas non plus été facile. Geneviève a réussi à acheter et à réhabiliter une maison pour installer son cabinet et à se constituer une patientèle « vraiment pas désagréable… Nous ne sommes pas dans la banlieue du Mans ». Et puis, au tournant des années 2000, tout change. 

La démographie médicale subit brutalement les conséquences du numerus clausus. Instauré en 1971, il limite au niveau national le nombre d’étudiants de première et de deuxième année pouvant passer en études supérieures. L’idée est de maîtriser le nombre de médecins afin de faire baisser le nombre d’actes et donc les dépenses de santé remboursées par la Sécurité sociale. Fixé à 8588 en 1972, le « NC » ne cesse de diminuer jusqu’à atteindre 3500 étudiants admis en seconde année en 1993. Il remonte par la suite, très lentement, jusqu’à revenir à son niveau initial en 2017. Il reste cependant insuffisant pour compenser l’augmentation du nombre d’habitants, les départs en retraite et le vieillissement de la population. La profession s’est féminisée – 80 % des étudiants sont des femmes –, ce qui a entraîné une très forte augmentation du travail à temps partiel. Enfin, les plus jeunes ne comptent plus « se tuer au travail » comme leurs ainés. On estime aujourd’hui qu’il faudrait deux nouveaux médecins pour en remplacer un seul. Alors Geneviève va connaître les horaires d’enfer, les journées sans fin et les gardes instituées pour participer à la « permanence des soins » durant lesquelles elle doit être disponible de 20 heures à 8 heures du matin et du samedi midi au lundi matin. Elle assiste aussi à l’explosion des pathologies chroniques dues à la sédentarité et à l’obésité : hypertension, diabète, maladies cardio-vasculaires et celles liées au travail comme les troubles musculo-squelettiques. Mais la souffrance est surtout psychologique. « Les gens n’en peuvent plus de travailler pour des entreprises qui les épuisent puis les jettent ; il y a beaucoup de maltraitance. Ils vont au travail avec la boule au ventre. » Elle parle de cet ingénieur de quarante ans qui débarque régulièrement dans son cabinet en pleurant. Il n’en peut plus. Son supérieur lui dit qu’il ne travaille pas assez vite. Il a perdu toute estime de lui-même. Et puis il y a cet autre, même pas quarante ans, en arrêt de travail depuis un an, qui lui a envoyé hier un SMS pour lui dire qu’il comptait en finir. « Ne va-t-il pas vivre mon départ sans remplaçant comme un abandon supplémentaire ? Ce sont des patients qu’il faut écouter, on ne peut pas les expédier en cinq minutes. » Alors on prend du retard, même si Geneviève s’est toujours refusée à recevoir plus de trois patients par heure, de faire de « l’abattage ». 

Geneviève ne s’est jamais mariée. Elle dit qu’elle n’a « pas trouvé ». Mais surtout, elle n’avait du temps pour rien. « Dans ma génération, être médecin c’était comme ça, on bossait tout le temps. On ne se posait pas la question. Je ne vois pas comment j’aurais fait avec un mari et des enfants. » Il y a dix ans, elle s’est pacsée avec Abdeljallil. Neurochirurgien formé à Toulouse, il est venu s’installer comme généraliste dans la région. Ils se sont plu. Il est resté. Le couple a fait construire une maison dans le village d’enfance de l’homme, dans la montagne, sur les hauteurs de Jbeil, au nord Liban. Avec son travail, sans possibilité de trouver un remplaçant, Geneviève ne pouvait guère s’y rendre plus de dix jours par an. Elle a prévu d’y aller un mois entier en mai prochain. Enfin.

« Certains médecins sont de véritables chasseurs de primes. »

Geneviève a contacté les médecins des alentours pour essayer de « placer » ses patients. Par chance, une ancienne interne, Bérangère, qu’elle a formée, a décidé de s’installer à Renaudin, à vingt-cinq minutes de voiture : « Les stages, désormais obligatoires en médecine de ville pour les internes, sont un bon moyen pour faire venir les jeunes dans les campagnes. Mais la plupart ne reste pas. Ils préfèrent s’installer dans les villes universitaires comme Angers. » Bérangère récupère la secrétaire de Geneviève, Nathalie, et avec elle certaines familles. « C’est un immense soulagement. » Bien sûr, s’il y a les heureux élus, il y a aussi les perdants et les questions : « Pourquoi elle ? Et pas moi ? » Une sélection pas facile dans un village où tout se sait. Ici, comme partout en France, les recalés des soins sont nombreux : ce sont ceux qui ne peuvent pas se déplacer, les plus âgés, les plus malades, les « sans dents », les « sans voiture », les « sans famille », les précaires, les plus isolés socialement, en bref, les « patates chaudes », les « polypathologies », les 100 % sécu, les ALD (affections de longue durée), ces patients qui demandent du temps, beaucoup de temps. Un temps médical qui n’existe plus. Alors, ils attendent, ils espèrent. « Mais dans quelques jours, quand j’aurai donné mon dernier tour de clé, qui viendra à leur chevet ? » À bout, Geneviève a décidé d’adhérer à l’Association de citoyens contre les déserts médicaux (ACCDM), créée en Mayenne en novembre 2016 à l’initiative de Maxime Lebigot. Ce jeune infirmier hospitalier à Laval vient d’avoir son premier fils au moment où son médecin traitant part à la retraite sans repreneur, interrompant le suivi et les vaccins de l’enfant. Il remet aux parents leur dossier médical en leur souhaitant bonne chance. Aucun médecin de l’agglomération ne peut les prendre. Le couple se tourne alors vers l’Agence régionale de santé qui leur conseille d’assurer désormais le suivi vaccinal du bébé aux… urgences pédiatriques. Scandalisé, Maxime relate son expérience dans un tweet. Beaucoup de lecteurs s’y retrouvent, le contactent. L’association est née et est présente aujourd’hui dans dix-huit départements. Des citoyens y adhèrent en nombre, des communes, mais aussi des médecins. 

Le docteur Pierre Levisse est de ceux-là : « Le toubib, le postier, l’instituteur…. Nous sommes devenus des troufions de la guerre de 1914 qui attendent dans des tranchées une relève qui n’arrive pas. » Il y a quarante et un ans, le médecin a installé son cabinet à Lederzeele, un village à quinze kilomètres de Dunkerque, au milieu de terres dédiées à la betterave, aux pommes de terre, au blé et à l’élevage de porcs. En décembre 2022, le « doc » prendra sa retraite, mais n’a pas à ce jour de successeur. De sa voix grave, rauque et gouailleuse, il ironise : « Je ne vais pas faire comme Francis Cabrel qui a produit un clip pour attirer un médecin à Astaffort, bourgade dynamique lovée au cœur du Sud-Ouest ! » Trouver un simple remplaçant est déjà un vrai casse-tête. Quand il en « dégote » un qui accepte de venir quelques jours, il se cale sur sa venue pour partir en vacances. Et tant pis si c’est le 3 décembre. Si on lui parle de l’arrêté du 13 septembre 2021 qui, en supprimant le numerus clausus, pourrait peut-être arranger la situation, l’homme au caractère bien trempé fulmine. « C’est un mensonge. On nous prend pour des poires. Le NC n’est pas supprimé. Sa gestion est simplement transférée aux agences régionales de santé, ces apparatchiks locaux du ministère de la Santé, et sans moyens supplémentaires. Les universités doivent proposer un nombre de places en fonction des besoins du territoire. Mais leurs effectifs d’accueil et les possibilités de stages ne sont pas extensibles. » Surtout, il faudra dix ans pour ressentir les premiers effets de cette mesure : « Entretemps, on aura connu la catastrophe. » Avec le départ en masse des médecins en retraite, le creux de la vague démographique sera atteint entre 2025 et 2028.

En ce lundi matin, Pierre Levisse expédie son petit-déjeuner avant de rejoindre son cabinet au bout de la rue. Les premiers rendez-vous débutent à 7h30 et s’enchaîneront jusqu’aux visites qui l’amèneront jusqu’à minuit, soit 90 heures de travail par semaine : « Les domiciles, la plupart des médecins n’en font plus. Mais mes patients sont vieux. Ils ne se déplacent pas. Si je n’y vais pas, ils font comment ? » Dans la salle d’attente décorée par une immense carte du monde, les discussions vont bon train. Les patients sont inquiets de ce départ programmé. Laura, qui a accouché en septembre 2021, a obtenu un rendez-vous avec sa gynécologue en avril prochain. Pour les spécialistes, en ophtalmologie notamment, on doit aller en Belgique. Et demain aussi pour un généraliste ? Même incertitude au seul café-tabac du coin, le Jean Bart, situé en face du cabinet. À la grande époque, il y avait plus de dix-neuf estaminets dans le village : « En campagne, tout ferme », se désole le patron, patient du docteur Levisse depuis quarante ans. Le cafetier espère que son fils reprendra son affaire comme il la tenait de son père et avant lui de son grand-père. Pêle-mêle, il évoque la cristallerie d’Arques, qui a perdu 7 000 salariés, les Belges « moins taxés » qui lui ont piqué « ses fumeurs », les jeunes médecins qui veulent « tous glander en bord de mer », les technocrates européens et le gouvernement là-bas à Paris « qui s’en tape et nous traite comme des chiens ». « Les élites parisiennes n’en prennent pas conscience, mais la fracture entre eux et les Français est totale, même avec les ex-notables. Nous évoluons dans un monde prérévolutionnaire. On a laissé les gens dans la panade. Politiquement, j’ai longtemps été un citoyen de centre droit bien docile, bien gentil, mais je me radicalise », affirme avec colère Pierre, qui lit Le Pèlerin depuis toujours, mais apprécie de plus en plus « le discours de vérité » du député insoumis François Ruffin. 

« Dans quelques jours, quand j’aurai donné mon dernier tour de clé, qui viendra à leur chevet ? »

Ce soir-là, dans la Sarthe, l’antenne de l’association contre les déserts médicaux organise une réunion publique à la salle des fêtes de La Suze, le chef-lieu de canton. Dans cette commune de 4400 habitants, le docteur Azzam est le dernier des cinq médecins que comptait la commune. Pour l’épauler, Madame N’Damité, partie en retraite il y a quatre ans, a repris du service, une situation qui ne pourra pas s’éterniser. Le maire, Emmanuel d’Aillières est l’un des premiers à avoir adhéré à l’association pilotée dans le département par Laure Artru, rhumatologue du Mans. À la tribune, devant une salle comble, essentiellement constituée de personnes âgées, elle dresse l’état des lieux. Sur une population de 561 000 habitants, 70 000 sont sans médecins, 20 000 pour la seule ville du Mans. L’ensemble des communes de la Sarthe est classé en zone sous-dense. Un généraliste sur deux a plus de soixante ans. Que la médecine libérale incarnée par le docteur de famille accourant avec sa petite mallette au chevet de ses patients ne corresponde plus ni aux besoins des territoires ni aux aspirations de jeunes professionnels recherchant une meilleure qualité de vie, pourquoi pas ? Mais les solutions alternatives peinent à se mettre en place. Le plus souvent, elles n’existent pas. Au Mans, le plus grand hôpital général de France est frappé comme partout par une pénurie de personnels et tourne presque exclusivement avec des étrangers et des internes exténués et payés au lance-pierre – 1600 euros brut pour soixante heures de travail en moyenne. À l’hôpital de Bailleul, le service des urgences est régulièrement fermé par manque de médecins. Le 1er novembre dernier, faute d’anesthésiste, plusieurs urgences vitales n’ont pu être prises en charge et un patient est décédé peu après son transfert au Mans des suites d’une péritonite ; un électrochoc pour la population. Les spécialistes ont la tête sous l’eau. « On ne veut pas légaliser l’euthanasie, mais on nous laisse crever à petit feu ! » crie un homme âgé au fond d’une salle qui acquiesce, gronde, s’échauffe.

« Il faudra bientôt faire appel à Médecins sans frontières pour intervenir dans les campagnes. »

Il existe certes dans le département plusieurs maisons de garde pour les urgences non vitales régulées par le 116-117, mais il faut pouvoir se déplacer. Un centre médical réservé aux personnes sans médecin traitant a ouvert ses portes le 8 novembre au centre hospitalier du Mans et fonctionne avec des médecins retraités et des internes, mais il est loin de pouvoir accueillir tous les SMF, les « sans médecins fixes », ceux qui nomadisent dans les salles d’attente avec leur dossier médical dans une clé USB. Dans le département, quelques maisons de santé pluri-professionnelles ont vu le jour, certaines pharmacies ont mis en place des cabines de téléconsultation, des infirmières sont entrées dans les dispositifs de pratique avancée définis par la loi du 26 janvier 2016 de modernisation du système de santé, qui autorise comme en Angleterre, ou en Belgique, les professionnels paramédicaux à exercer des missions jusque-là dévolues aux seuls médecins comme la prescription d’examens complémentaires, le renouvellement d’ordonnances. « C’est du bricolage. On se demande s’il ne faudra pas bientôt faire appel à Médecins sans frontières pour venir en campagne », intervient Geneviève à la tribune. Réservée et pudique derrière ses grosses lunettes, elle se retrouve à l’honneur, devenue le symbole bien malgré elle de la désespérance de toute une région. Députés, maires, conseillers régionaux, les élus de toutes tendances sont venus en nombre. Unanimes, ils déplorent que la campagne de la prochaine présidentielle tourne autour de la sécurité et de l’immigration, quand la question de l’accès aux soins a toujours été, et plus encore depuis le Covid, la préoccupation principale des Français.

Emmanuel Franco, président de la Commu-nauté de communes du Val-de-Sarthe, tient à rappeler que la santé est une compétence de l’État et encourage les assurés à mettre la pression en saisissant le médiateur de la Sécurité sociale, qui a l’obligation de trouver un médecin référent aux assurés qui n’en n’ont pas. Il annonce avec fierté avoir réussi à installer un médecin à Spay (2885 habitants) après avoir arpenté les couloirs de La Nuit de l’installation à Angers et du Congrès de médecine générale. Il a bon espoir de fêter bientôt la création d’une maison médicale à La Suze car un interne serait intéressé pour s’installer. Il imagine aussi la mise en place d’un bus médical qui pourrait tourner dans le département et venir au-devant des populations… « Comme en Afrique ? » interpelle un participant, pas spécialement ironique. Quelques secondes de silence puis un : « Oui, comme en Afrique… » Face à l’impasse, toutes les idées sont bonnes à prendre. Rapidement, la discussion dévie sur le sujet, celui qui fâche, celui qui, longtemps tabou, l’est de moins en moins, y compris de la part des médecins eux-mêmes : la remise en cause de la sacro-sainte liberté d’installation. Cela ne choquerait pas Geneviève : « Il faut qu’il se passe quelque chose ou alors on considère que l’on se fout que les gens meurent. » 
« On a mis dans la tête des jeunes médecins que c’était open-bar. »
« On a mis dans la tête des jeunes médecins que c’était open-bar, qu’ils pouvaient s’installer où ils voulaient avec la rémunération qu’ils voulaient. » À la tribune, le docteur Laure Artus dénonce l’inertie d’un Conseil de l’ordre qui soutient une liberté d’installation sans limite et sans condition et autorise l’existence de 13 000 remplaçants en France, qui sciemment font le choix de ne pas s’installer. « Il porte la responsabilité de ne pas avoir cherché à se prévaloir de la santé du patient pour organiser et réguler le travail des médecins. Quand la liberté des uns est la cause de la perte de chance des autres, c’est inacceptable. » Dans un désert médical, l’espérance de vie est inférieure de deux ans. Dans la salle, des voix s’élèvent pour demander aux jeunes médecins une « redevance » de travail transitoire à la fin des études, dont la durée serait à définir, et que soit instauré un maillage territorial, comme c’est déjà le cas pour les pharmaciens, les notaires et les huissiers. L’idée ne serait pas d’affecter les nouveaux entrants de manière autoritaire comme pour les professeurs. Les jeunes médecins pourraient s’installer où ils veulent mais pas en zone sur-dotée. À ce jour, les propositions de loi pour modifier la liberté d’installation ont été systématiquement retoquées à l’Assemblée, notamment à la commission des Affaires sociales composée de 19 % de médecins. Et les mesures incitatives et financières pour amener les jeunes vers les déserts médicaux n’ont permis que 0,5 % d’installations supplémentaires. C’est un échec cuisant. Pire, les inégalités -d’accès aux soins sur le territoire n’ont cessé de -s’accroître. L’ADCCM dénonce la rupture d’égalité. Car si tous les assurés sociaux cotisent pour leur système de soins, certains n’en retirent aucune prestation. Ses membres ont donc décidé de frapper un grand coup en attaquant l’État en justice au sujet des déserts médicaux. Elle a mandaté l’ancienne ministre et avocate Corinne Lepage pour saisir le Conseil d’État « au nom des neuf millions de patients sans médecins, afin d’enjoindre l’État de prendre les mesures immédiates et nécessaires afin de se soumettre à son obligation constitutionnelle d’égalité envers les citoyens en organisant la juste répartition de l’offre de soins sur le territoire et en faisant voter les lois qui le permettront ».

Le 31 décembre dernier, Geneviève Poiré a dit au-revoir à son dernier patient. Puis, armée d’un tournevis, elle s’est dirigée vers la porte de son cabinet sous le regard d’une équipe de France 2 ayant fait spécialement le déplacement de Paris pour interviewer la dernière représentante locale d’une profession en voie de disparition. Avec application, la future ex-médecin a dévissé les vis un peu rouillées qui maintenaient sa plaque dorée, celle-là même qu’elle avait installée de ses propres mains trente-trois ans auparavant. « Voilà… Maintenant, c’est terminé. » Il n’y avait plus rien à ajouter. Dès lors, la caméra n’avait plus capté les yeux de Geneviève, seulement le dos d’une silhouette, menue, qui peu à peu s’était éloignée jusqu’à disparaître....

En France, neuf millions de personnes n’ont pas ou plus de médecin traitant. À quelques mois de la retraite, Geneviève Poiré et Pierre Levisse, médecins de campagne sans successeurs, s’inquiètent pour l’avenir de leurs patients. Peut-on concilier liberté d’installation des médecins et droit aux soins des malades ? Cabinet médical bonjour… Oui, Madame C… Il me reste un rendez-vous dans dix jours. Nous vous rendrons votre dossier médical. Vous avez trouvé un médecin ? Pas encore. Cela va être compliqué, je sais bien, Madame C. Courage. » Nathalie raccroche à peine le combiné que la sonnerie retentit à nouveau, rejoint à la tierce par le tintement de la cloche de la porte d’entrée. La secrétaire, qui cache mal ses larmes derrière une immense pile de pochettes bleues cartonnées, se désole : « C’est la panique au village. » Nathalie avait sept ans quand elle est arrivée ici à Guécélard et vingt-cinq lorsqu’elle a commencé à travailler ici, au centre médical. Les patients, elle les connaît tous : « Ils viennent en urgence pour faire renouveler leurs ordonnances afin de ne pas rester en rade. La situation est dramatique. Tous ces pauvres gens… Comment vont-ils faire sans le docteur ? » Le docteur, c’est elle, Geneviève Poiré. Jean, pull col roulé et veste en cuir, elle emprunte à petits pas soutenus le chemin dallé qui mène de sa maison au cabinet et franchit la porte vitrée par l’arrière. Elle salue son assistante et fait le point sur la journée qui s’annonce marathonienne. Le carnet de rendez-vous est noirci, le téléphone retentit…

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