Guerre du Pain © chez gertrud
Guerre du Pain (détail) © chez gertrud

À LA RECHERCHE DU PAIN PERDU

Yves Deloison

baguette tradition et modernité
En cédant aux sirènes des grands groupes céréaliers, les boulangeries conventionnelles ont sacrifié les propriétés nutritives et gustatives de notre pain quotidien. Pourtant, la résistance s’organise autour d’artisans aux méthodes de panification ancestrales.
Bréhal, joli bourg rural et côtier du département de la Manche, situé à quelques kilomètres au nord de Granville. 4h30. Comme chaque matin du mardi au dimanche inclus, Jérôme Carré, 46 ans, pénètre dans la boulangerie qu’il a créée vingt ans auparavant. Arrivé une heure et demie plus tôt, un boulanger de l’équipe enfourne ses séries de pains pendant qu’un autre s’affaire à la fabrication des baguettes « tradition » et que le troisième prépare la pâte pour le lendemain. « Les premières années, on commençait beaucoup plus tôt », commente le patron avant de s’attaquer à la confection des pâtisseries. « Le pétrissage démarrait à 20 heures. Ensuite, un gars arrivait à minuit pour la chauffe. On ne vend presque plus de baguettes moulées blanches dont le façonnage prenait beaucoup de temps. À la place, on propose des baguettes “tradition” qu’on cuit au fur et à mesure et une multitude de pains spéciaux. Aujourd’hui, tous nos confrères bossent pareil. » 6h50. Le boulanger souffle. L’ouverture approche. Au pas de charge, les trois vendeuses mettent en place des fournées toutes chaudes. 7 heures. Les premiers clients franchissent la porte. 

Guerre du Pain © chez gertrud
Ce type de boulangerie est qualifié de « conventionnel » car inscrit dans une démarche semblable à celle de l’agriculture du même nom. Ce modèle de production, le plus pratiqué à travers le monde, a pris son essor au cours du XXe siècle dans le but d’améliorer les rendements grâce à la mécanisation et à la chimie : pétrin à plusieurs vitesses, panification directe à la levure, façonnage mécanique, etc. Malgré l’industrialisation de la production de farine et la rationalisation de la fabrication du pain, les boulangeries restent considérées comme artisanales. « Depuis une réglementation de 1998, entame Dominique Anract, président de la Confédération nationale de la boulangerie et de la pâtisserie française, l’usage exclusif de cette appellation est réservé aux professionnels rattachés à la Chambre des Métiers et qui assurent la totalité de la fabrication du pain sur le lieu de vente. » Soit trente-trois mille entreprises, dont 80 % ont moins de six salariés. Cent quatre-vingt mille personnes en vivent. « Chaque artisan travaille en lien avec son terroir puisque toutes les farines sont achetées en France, bien souvent à moins de cent kilomètres du lieu de fabrication. » Toujours selon la Confédération, si un millier d’entreprises ferment chaque année, souvent celles des petits villages, mille à mille deux cents sont créées sur la même période, plutôt en milieu urbain. « Nos artisans font face à une rude concurrence. Des chaînes, qui s’implantent près des ronds-points et ne fabriquent sur place que le pain afin d’avoir le droit d’utiliser l’appellation “boulangerie”, pratiquent des promotions agressives et condamnent les boulangers locaux.» Illustration ultra-médiatisée : les magasins Leclerc et leur baguette à 29 centimes, contre 90 en moyenne en boulangerie. Au fur et à mesure, chaînes industrielles et grande distribution ont fini par absorber 45 % du marché du pain français. Un marché qui, parallèlement, se rétracte. « On est aujourd’hui autour de 100 grammes par personne et par jour, soit à peu près une demi-baguette, contre 500 à 600 grammes après-guerre, lorsqu’on mangeait encore des pains miches, s’émeut le président. Peut-être est-ce dû à la qualité du pain qui a énormément baissé dans les années 1970. Avec l’arrivée des terminaux de cuisson, les grandes surfaces se sont mises à en faire, et de très mauvaise qualité. C’était la mode du pain blanc. » Il fallait produire toujours plus et plus vite. « Pour compenser le manque de goût, la quantité de sel et de levure a augmenté au point que les médecins déconseillaient d’en manger. Plus personne ne faisait la différence entre industrie et artisanat. » 

Au fur et à mesure, chaînes industrielles et grande distribution ont fini par absorber 45 % du marché du pain français. Un marché qui, parallèlement, se rétracte.

En 1993, Jean-Pierre Raffarin, ministre des Petites et moyennes entreprises, dégaine son « décret pain » pour encadrer la dénomination « pain de tradition française ». « Depuis, il faut fabriquer à partir de farines dépourvues de tout améliorant, sans traitement de surgélation lors de l’élaboration, dans le respect d’impératifs de fermentation et de mouture », précise Dominique Anract. En France, la mouture des farines de blé s’établit par un « type » qui correspond au degré de raffinage. Plus il est bas (T45), plus la farine est blanche, moins elle contient de son et de germe des grains de blé. Plus il est élevé (T150), plus il est riche en fibres et, selon les spécialistes, meilleur il est pour la santé. « Pour les autres types de pain, il est possible d’apporter des corrections, pour donner de la force à la pâte par exemple, admet-il. On peut ainsi ajouter de l’acide ascorbique, une vitamine C de synthèse, afin de renforcer les blés. C’est sans danger mais bon, ce n’est pas de la farine. » 

Objectif de ces farines « améliorées » : obtenir un pain de qualité constante et faciliter la tâche du boulanger, notamment en accélérant les étapes de fabrication.

« Certains attribuent le mérite d’avoir échappé à une totale industrialisation de la boulangerie à Raffarin, commente Frédéric Deshusses, coauteur du livre Notre pain est politique (Éditions de la Dernière lettre, 2019). C’est vrai que ce décret a permis de distinguer un type de fabrication artisanale des terminaux de cuisson. Néanmoins, la boulangerie industrielle est devenue la norme. Qu’il s’agisse d’une baguette blanche, d’un croissant surgelé ou d’un pain « rustique » artisanal, tous sont fabriqués à partir de farines dépourvues de qualités nutritives et « améliorées » d’additifs issus de variétés de blés provenant des quelques grands groupes, cultivés dans d’immenses champs et à coups d’intrants chimiques, moulus avec des machines à cylindres gigantesques et par des minoteries industrielles. » En réaction, le Groupe Blé s’est constitué il y a une quinzaine d’années. « L’objectif est de préserver notre autonomie au niveau des semences et de maintenir des savoir-faire traditionnels pour faire face à cette énorme concentration, précise Julien Bailly, paysan-boulanger dans une ferme collective de Haute-Saône. Comme leurs fournisseurs sont presque tous les mêmes, les boulangers indépendants ne disposent d’aucune autonomie. » 

Créatures de dieu ©© Michel Cambon
À l’origine de la Campaillette achetée dans une boulangerie de quartier, c’est Nutrixo, leader français de la meunerie, qui fournit la matière première. Cette filiale de Vivescia, coopérative agricole devenue mastodonte, vend semences, engrais et pesticides, et produit ses céréales via leurs agriculteurs en réseau. Pour la Baguépi, c’est le groupe Soufflet, lui aussi fabricant de phytosanitaires, qui fournit. En 2021, il a été racheté par InVivo, le plus gros ensemble de négoce céréalier en France, qui regroupe 192 coopératives et la marque Pomme de pain, co-leader mondial de l’industrie du malt. Enfin, les Banette, Festival ou Croquise proviennent d’Axéréal, une autre multinationale. « C’est vrai que les groupes sont de plus en plus gros et que c’est difficile de faire sans eux, confirme Dominique Anract. Malgré cela, leurs nombreux moulins implantés dans toutes les régions permettent de maintenir un lien avec le terroir et une diversité de goûts. » Ce discours hérisse le poil d’Adriano Farano. Ce boulanger d’origine italienne installé à Paris, auteur de Je ne mangerai pas de ce pain-là (Le Rouergue, 2020) a ouvert sa première boutique Pane Vivo dans le XXe arrondissement en 2020, peu avant le premier confinement. « J’ai commencé à faire du pain comme une sorte d’exercice cathartique et très sensoriel, se souvient ce grand brun filiforme. Puis, outre les spécificités des farines de variétés anciennes, j’ai découvert que cet aliment de base, consommé depuis des siècles et longtemps allié de notre corps, occasionnait nombre de problèmes de santé. C’est comme ça qu’a démarré mon investigation. Aujourd’hui, pains et farines se sont appauvris car on utilise des blés faciles à cultiver, issus de croisements, sous prétexte de faciliter le travail du boulanger. » Devant l’un de ses cinq points de vente, une petite boutique de la rue du Bac, l’ancien startuper californien invite le chaland à déguster son pain bio. « Je vante un produit que les gens n’ont pas l’habitude de manger, fabriqué à partir d’une farine issue d’un blé dur ancien en provenance de Sicile. Cette céréale, qui nécessite beaucoup de soleil et dont la production française est trop limitée pour me fournir, est récoltée, triée et passée au moulin dans les conditions qui lui permettent de garder sa richesse organique. » Il a testé plus d’une centaine de farines avant de faire son choix. « Pour moi, le seul problème du blé que j’utilise, c’est l’empreinte carbone due au transport. Je me console en me disant qu’il n’a besoin d’aucune irrigation artificielle, ni de fertilisant azoté ou de désherbant. » Une passante s’arrête pour goûter le pain que lui tend l’artisan quadragénaire. « Vous le fabriquez où ? » lui lance-t-elle. « Dans le XXe. Il est livré à vélo tous les jours. » « Ah non, j’en veux pas !, tranche la passante, un brin provocatrice. Le pain doit être fait sur place ! » Lui, tout sourire : « Mais Madame, savez-vous que le pain de toutes les boulangeries est certes fabriqué sur place, mais avec des farines hybrides, bourrées d’additifs ? » Une enquête du magazine 60 Millions de consommateurs publiée en 2019, le confirme. Elle pointe la présence d’adjuvants, de pesticides et d’une quinzaine d’additifs dans les pains industriels ou artisanaux, et plus encore dans les pains spéciaux. Comme les mono et di-glycérides d’acides gras (E471), qui servent à limiter les cloques sur la croûte. Objectif de ces farines « améliorées » : obtenir un pain de qualité constante et faciliter la tâche du boulanger, notamment en accélérant les étapes de fabrication. Seul le pain d’appellation « de tradition française » ou au levain est donc encadré par le fameux décret Raffarin de 1993. Les ingrédients autorisés : farine, sel, eau, levure ou levain. Plus cinq « adjuvants naturels » : farine de fèves, de soja et de malt de blé, gluten et levure désactivée, ainsi qu’un « auxiliaire technologique », l’amylase fongique. 

 Qu’il s’agisse d’une baguette blanche ou d’un croissant surgelé, tous sont fabriqués à partir de farines dépourvues de qualités nutritives et « améliorées » d’additifs.

©François Ravard
Retour sur les côtes de la Manche. Joseph Hamel, 68 ans, boulanger conventionnel, à son compte depuis 1988, a vendu sa production sur les marchés du nord-Cotentin durant vingt ans. En retraite depuis un an, il se dit heureux de ne pas vivre la mainmise de plus en plus forte des groupes céréaliers sur la profession. « Les négociations deviennent difficiles puisqu’ils ont les moyens d’imposer leurs produits. » Lui par exemple a toujours refusé d’utiliser une chambre de fermentation parce que « ça dénaturait mon pain ». « Les commerciaux insistaient de plus en plus pour que j’ajoute des “améliorants” chimiques afin, par exemple, de donner du tonus à la pâte. J’ai essayé. Mais pour que mon pain soit meilleur, j’ai préféré tout arrêter pour travailler à l’ancienne, quitte à faire de très longues journées. » Lors des saisons estivales, il démarrait à 20 heures jusqu’au lendemain 14 heures, après la vente sur le marché. « Il y a deux ans, le commercial de la meunerie s’est étonné que je fabrique mes croissants moi-même. D’après lui, presque plus personne n’en fait. Ma marge était donc bien supérieure à la moyenne nationale car je n’achetais pas de produits prêts à enfourner, souvent très chers. Les poubelles de certaines boulangeries sont bourrées de cartons d’emballage de ces produits tout faits. Si c’est pour vendre du surgelé, je préfère faire autre chose ! » 
À dix minutes de voiture de Bréhal, le petit village d’Hudimesnil présente un univers boulanger radicalement différent. En ce jour de printemps ensoleillé, Tanguy Le Rolland, paysan, meunier et boulanger, longe les enclos d’un élevage de porcs de Bayeux au volant de son véhicule. Le quadragénaire, ex-ingénieur chimiste qui a sillonné l’Afrique durant cinq ans pour le compte d’une ONG, a intégré la ferme collective et biologique du Bois Landelle en 2013. Le paysan-boulanger se dirige vers son laboratoire pour préparer ses tas de miches de pain. Lui se définit plus volontiers comme agriculteur. D’ailleurs, d’ici quelques jours, il s’attellera à broyer l’engrais vert, un paillage organique qu’il mélangera aux premiers centimètres du sol. « Je le laisse décomposer trois semaines et après plusieurs passages d’outils à dents, je sème le sarrasin à récolter en septembre, qui servira à fabriquer du pain sans gluten. Je le cultive, ainsi que blé et seigle, sur 14 hectares. Ensuite, je transforme les céréales en farine sur une meule de pierre puis je fabrique mon pain. Le résultat n’a rien à voir avec celui d’une boulangerie qui a pignon sur rue, même bio et avec levain naturel, car leurs farines proviennent de meuneries industrielles, elles sont stables d’une année sur l’autre. Moi, ma pâte réagit en fonction de chaque récolte, de l’ensoleillement, de la pluviométrie, etc. » Le mardi, le paysan-boulanger se lève à 3 heures du matin. Après avoir fait ses deux fournées, il part les vendre sur un marché nocturne à Coutances, où il écoule les deux-tiers de sa production. Sa journée se termine à 20 heures. Le jeudi, deux autres fournées sont vendues à Lingreville et au marché à la ferme. Il livre aussi la Biocoop de Granville et quelques particuliers. « La meule de pierre permet à la farine de moins chauffer qu’avec les cylindres employés dans l’industrie et donc, de préserver protéines et vitamines du blé. On obtient aussi beaucoup plus de fibres. Mon levain est issu d’une souche qui a une cinquantaine d’années. Naturel, il possède nombre de micro-organismes. Sa fermentation est lactique, donc plus digeste et plus riche en goût qu’avec la fermentation alcoolique de la levure. En outre, ce levain joue un rôle clé pour améliorer la conservation. » 
Face au rouleau compresseur industriel, les profils comme Tanguy Le Rolland ne font pas le poids. « Ceux qui travaillent à partir de farines produites à échelle humaine, raisonnable et locale, de semences paysannes et avec 100 % de levain naturel ne représentent rien !, admet Frédéric Deshusses. Certes, leur nombre a forcément augmenté puisqu’il y a trente ans, un seul fabricant proposait des moulins à meule de pierre à la dizaine de boulangers en place à l’époque, alors qu’aujourd’hui, il y en a au moins quatre. » Dominique Anract confirme cette tendance. « On voit de plus en plus de personnes, souvent sous statut auto-entrepreneur, fabriquer du pain dans leur garage dans des conditions d’hygiène limites, ouverts trois jours sur sept de 17 heures à 19 heures. C’est pas ça qui va nourrir la planète ! C’est vrai aussi, même si ça reste très marginal, que certains font correctement leur travail. Tant mieux. Ça donne une belle image du pain. » Adriano Farano, lui, se dit optimiste pour l’avenir. « Des boulangers conventionnels remettent enfin en cause leurs standards. En parallèle, il y a une vague d’implantation de professionnels soucieux du goût, des qualités du pain et de la santé. Même si pour l’instant, rares sont ceux qui répondent à tous ces critères : une petite dizaine à Paris et vingt à trente sur toute la France. » D’après lui, les consommateurs sont prêts à payer 20 à 30 % plus cher un produit s’ils ont conscience de ses vertus. À 300 km de là, sur les bords de la Manche, le soleil n’est pas encore couché. Tanguy Le Rolland pénètre dans une remise où se trouvent ses outils. Il explique que son objectif d’autonomie en céréales est aujourd’hui atteint mais qu’il ne peut plus augmenter sa production. « Pour 200 kilos de pain par semaine, je dégage 50 000 euros de chiffre d’affaires annuel. » Puis il se saisit de quelques outils afin de couper le bois dont il se servira pour les fournées des prochains mois. « J’ai toujours du pain sur la planche », rigole-t-il avant de disparaître dans un bosquet. ...

baguette tradition et modernité En cédant aux sirènes des grands groupes céréaliers, les boulangeries conventionnelles ont sacrifié les propriétés nutritives et gustatives de notre pain quotidien. Pourtant, la résistance s’organise autour d’artisans aux méthodes de panification ancestrales. Bréhal, joli bourg rural et côtier du département de la Manche, situé à quelques kilomètres au nord de Granville. 4h30. Comme chaque matin du mardi au dimanche inclus, Jérôme Carré, 46 ans, pénètre dans la boulangerie qu’il a créée vingt ans auparavant. Arrivé une heure et demie plus tôt, un boulanger de l’équipe enfourne ses séries de pains pendant qu’un autre s’affaire à la fabrication des baguettes « tradition » et que le troisième prépare la pâte pour le lendemain. « Les premières années, on commençait beaucoup plus tôt », commente le patron avant de s’attaquer à la confection des pâtisseries. « Le pétrissage démarrait à 20 heures. Ensuite, un gars arrivait à minuit pour la chauffe. On ne vend presque plus de baguettes moulées blanches dont le façonnage prenait beaucoup de temps. À la place, on propose des baguettes “tradition” qu’on cuit au fur et à mesure et une multitude de pains spéciaux. Aujourd’hui, tous nos confrères bossent pareil. » 6h50. Le boulanger souffle. L’ouverture approche. Au pas de charge, les trois vendeuses mettent en place des fournées toutes chaudes. 7 heures. Les premiers clients franchissent la porte.  Guerre du Pain © chez gertrud Ce type de boulangerie est qualifié de « conventionnel » car inscrit dans une démarche semblable à celle de l’agriculture du même nom. Ce modèle…

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