Sagan ©Clément Soulmagnon
Sagan (détail) ©Clément Soulmagnon

Françoise Sagan : Bonjour vitesse

Arnaud Ramsay

Françoise Sagan à toute allure
Amoureuse des voitures de sport, l’écrivaine surdouée était l’ambassadrice rêvée d’un nouveau modèle, la Grégoire Sport, conçue par l’ingénieur visionnaire Jean-Albert Grégoire. Ce sera un échec cuisant : seuls cinq exemplaires ont été fabriqués
Sa collection effrénée de bolides, c’est avec les droits d’auteur de Bonjour tristesse, roman phénomène paru en mars 1954 et vendu à deux millions d’exemplaires, qu’elle l’a inaugurée. À 18 ans, Françoise Sagan, le « charmant petit monstre » de François Mauriac, s’offre une décapotable roadster Jaguar XK120. Des dizaines de modèles suivront, de la Gordini 24S huit cylindres (achetée à Amedeo Gordini en personne, pour l’aider à payer ses dettes, et qui a participé aux 24 Heures du Mans 1953) à la Ferrari 250 GT Spider California capable de grimper à 280 km/h, de la Mercedes SL marron glacé à l’A.C. Cobra, sans oublier le cabriolet Aston Martin DB2/4, à bord duquel, à tombeau ouvert, elle a frôlé la mort en 1957. Alors que Jules Dassin et Melina Mercouri l’attendent au moulin de Coudray, loué à Christian Dior, elle négocie mal un virage et perd le contrôle de son véhicule. Deux tonneaux plus tard, elle se retrouve dans un champ de blé, coincée à l’intérieur alors que ses trois passagers sont éjectés. Un prêtre est appelé pour les derniers sacrements mais elle survivra, malgré le crâne fracturé, le thorax enfoncé et le bassin brisé. À l’hôpital, on la met sous morphine. Une révélation qui deviendra une addiction. « Mon amour de l’automobile date de mon enfance. Je me rêvais, à l’âge de huit ans, assise sur les genoux de mon père, conduisant, prenant à pleines mains l’immense volant noir », dévoilera-t-elle. On peut davantage douter des propos tenus à L’Express : « Je ne prends jamais de risques. Je conduis très vite et prudemment. » Agissait-elle pieds nus, ainsi que la légende le prétend ? En tout cas, Françoise Sagan, avide de frissons et de liberté, aimant follement les voitures, l’alcool et la fête, conduisait, pilotait plutôt, cheveux au vent et sans trop solliciter la pédale de frein. Un choix parfaitement assumé. Dans Avec mon meilleur souvenir, publié en 1984, elle écrit comme une profession de foi : « De même qu’elle rejoint le jeu, le hasard, la vitesse rejoint le bonheur de vivre et, par conséquent, le confus espoir de mourir qui traîne toujours dans ledit bonheur de vivre. C’est là tout ce que je crois vrai, finalement : la vitesse n’est ni un signe, ni une preuve, ni une provocation, ni un défi, mais un élan du bonheur. » Cette citation, le conservateur général du patrimoine Rodolphe Rapetti, directeur depuis 2018 des Domaines et Musées nationaux de Compiègne et de Blérancourt, l’a placée en exergue de l’exposition Vitesse dont il a été le commissaire général et qui s’est tenue jusqu’à la fin mars au cœur du château de Compiègne. 
Ce château, bâti par Louis XV, réaménagé sous Napoléon Ier puis Napoléon III, abrite depuis 1927 le Musée national de la voiture. Parmi les carrosses et les berlines du XVIIIe siècle, on peut admirer quelques pièces rares voire uniques, comme le traîneau de l’impératrice Joséphine de Beauharnais, la Ferrari 166 MM « Barchetta » (petit bateau en italien) vainqueur des 24 Heures du Mans 1949, la réplique de la Venturi VBB-3 qui avec ses 3 000 chevaux distribués aux quatre roues a atteint 549 km/h sur le lac salé de Bonneville dans l’Utah ou la bicyclette en bois courbé la Souplette de 1897, entièrement en frêne.

Avec Sagan en figure de proue, Jean-Albert Grégoire est convaincu que son nouveau projet va révolutionner le marché automobile.

Et un étrange bolide, la Grégoire. Prêtée par un collectionneur et restée dans son état d’origine, la Grégoire Sport coupé (châssis n°507) trône dans la cour des cuisines du château. La fiche technique est impressionnante : construite chez Hotchkiss, carrosserie réalisée à la main par les ateliers d’Henri Chapron à Levallois d’après un dessin de Carlo Delaisse, châssis, cadre et auvent en aluminium coulé sous pression, suspension à flexibilité variable, roues Robergel à rayons, moteur de 2188 cm3 à quatre cylindres à plat en porte-à-faux sur l’essieu avant, boîte de vitesses à quatre rapports, compresseur Constantin, puissance de 125 chevaux donnant la possibilité d’atteindre 190 km/h. Le véhicule rapide davantage que sportif imaginé par l’ingénieur visionnaire Jean-Albert Grégoire a tout pour conquérir le monde. Pour assurer le maximum de publicité à son lancement, et conscient que le prix élevé du véhicule peut freiner les ardeurs, Grégoire choisit une ambassadrice idéale : Françoise Sagan, 21 ans et déjà iconique, dont il entend faire l’emblème, l’incarnation de sa Grégoire. Avec elle en figure de proue, Jean-Albert Grégoire est convaincu que son nouveau projet va révolutionner le marché automobile. La Grégoire Sport, 4,65 mètres de long, concentre les inventions établies durant son riche parcours. Avec donc une traction avant dotée de joints homocinétiques Tracta, le moteur de l’Hotchkiss Grégoire, un quatre cylindres à plat à soupapes en tête de 2,2 litres installé en porte-à-faux avant, la carrosserie en tôle d’acier avec ouvrants en alliage léger commandés à Henri Chapron. « Cette voiture rapide et élégante se veut à l’image de l’oryx bondissant que l’on voit stylisé sur sa calandre, ses enjoliveurs de roues et son tableau de bord », renseigne Rodolphe Rapetti. Ambitieux, Jean-Albert Grégoire lorgne le marché américain, immense et prescripteur. Il plastronne : « Aucune voiture de ce type, provenant de France, n’offrait à la clientèle d’outre-Atlantique une vitesse élevée, tout en restant raisonnable, un confort réel correspondant au goût de ses futurs clients, une tenue de route européenne alliée à des possibilités d’accélération sortant de l’ordinaire. » Au mois de janvier 1956, pas peu fier, l’ingénieur expose en avant-première sa Grégoire Sport à l’International Sports Car Show, qui se tient dans le musée Ford de Dearborn, banlieue de Détroit et siège du constructeur. Première épine : le prototype entièrement en aluminium est accidenté un mois avant le départ pour le Michigan, même s’il sera réparé en un temps record. Ensuite, il n’est pas véritablement adapté au marché US, qui préfère les V8. Enfin, Grégoire prend les Américains de haut lors d’une conférence sur le design des voitures de sport. Face à l’assemblée des membres respectables de l’American Sporting Car Association, il ne trouve rien de mieux que de souligner « l’âme d’enfant des Américains ». « Il adorait déplaire », sourit Rodolphe Rapetti.

Sagan ©Clément Soulmagnon
L’accueil très froid aux États-Unis, où la notoriété de Françoise Sagan reste encore discrète, ne le dissuade pas d’exposer sa Grégoire Sport au mois d’octobre de la même année sur le stand de la marque Tracta, au Salon automobile de Paris. Là encore, malgré l’évidence de la belle mécanique, la désillusion est de mise et les autres constructeurs, qu’il a si souvent toisés, ne sont pas mécontents de son infortune. Le bide commercial de la Grégoire Sport est retentissant. Seulement cinq exemplaires, dont le prototype, seront fabriqués ! Parmi eux, l’unique coupé, vu à Compiègne. Réalisé à la demande de l’ingénieur belge Albert Dewandre, alimenté par un carburateur double corps Solex et transcendé par un compresseur Constantin, il est gris métallisé, assorti de filets verts, toit en gris anthracite, roues à rayons Robergel. Il propose également, une rareté, une banquette à l’avant et un levier de vitesses au volant. L’exemplaire a été achevé en juin 1956. C’est à son côté que Grégoire demanda à Françoise Sagan de poser, qui se plia à l’exercice sans rechigner. Sur la photo, on la voit debout, frange droite et jambes croisées, en jupe noire et veste de tailleur blanche, la main sur le rebord de la vitre. Le cliché, en noir et blanc, était visible lors de l’exposition Vitesse, la légende de la Grégoire restant liée à jamais à l’image de la jeune prodige de la littérature.
Le directeur du Musée national de Compiègne, lui-même passionné de voiture (il avait déjà réalisé une exposition sur ce thème en 2011 au Musée des Arts Décoratifs), émet même une hypothèse : « En relisant Bonjour tristesse, sachant que Grégoire connaissait le père de Françoise Sagan et avait très probablement lu son premier roman, je me suis demandé s’il ne s’en était pas inspiré pour l’assise à l’avant, choisissant une banquette plutôt que les traditionnels sièges séparés. En effet, l’un des protagonistes du livre évoque l’exaltation de rouler à trois de front sur la banquette d’un cabriolet américain, “les coudes un peu serrés, soumis au même plaisir de la vitesse et du vent, peut-être même à une même mort”. Ce type de cabriolet n’existait pas en Europe. Je suppose, et ça reste une supposition, que Grégoire s’en est nourri pour réunir les deux sièges avant en une seule banquette. Peut-être que cela a jailli de son cerveau de constructeur en lisant le livre. Cela reste une coïncidence troublante, même si on ne le saura jamais... » Férocement indépendant et refusant les concessions, attaché à sa famille (il rentrait tous les jours déjeuner à la maison, préférait passer ses soirées avec sa femme et son fils), Jean-Albert Grégoire se remettra avec peine de l’échec de sa Grégoire Sport. Il disparaît en 1992, à 93 ans, quelques semaines avant l’inauguration, à la Colline de l’Automobile de la Défense, d’un espace consacré à cette collection.

« C’est un plaisir précis, exultant et presque serein d’aller trop vite, au-dessus de la sécurité d’une voiture…  »

Les Grégoire Sport, d’abord léguées à Aluminium Péchiney, ont désormais trouvé refuge au Musée des 24 Heures du Mans, à l’exception de deux modèles soigneusement bichonnés par des collectionneurs privés. S’il connaissait Françoise Sagan et son père, Grégoire a aussi lié connaissance avec le frère de la romancière, Jacques Quoirez, journaliste et scénariste, auteur notamment des Mémoires de Madame Claude. De huit ans son aîné, âgé aujourd’hui de 94 ans, il a été propriétaire notamment d’une Lamborghini 400 GT Flying Star, extraordinaire coupé sportif capable de grimper à 240 km/h et dont il n’existe qu’un seul exemplaire, la faute à la cessation d’activité de la Carrozzeria Touring. La plupart des voitures de sa sœur avaient leur carte grise au nom de Jacques Quoirez, domicilié au 2, place de la Sorbonne. « Mon frère et moi, on aime bien se lancer l’un contre l’autre en voiture, à toute allure, place Saint-Sulpice. On s’arrête à vingt centimètres... », confiera Françoise Sagan à Paris-Match. Des courses avec elle, il en a effectué beaucoup, flirtant souvent avec la mort. 
La femme de lettres écrit, toujours dans Avec mon meilleur souvenir : « C’est un plaisir précis, exultant et presque serein d’aller trop vite, au-dessus de la sécurité d’une voiture et de la route qu’elle parcourt, au-dessus de sa tenue au sol, au-dessus de ses propres réflexes, peut-être. Et disons aussi que ce n’est pas, justement, une sorte de gageure avec soi-même dont il s’agit, ni d’un défi imbécile à son propre talent, ce n’est pas un championnat entre soi et soi, ce n’est pas une victoire sur un handicap personnel, c’est plutôt une sorte de pari allègre entre la chance pure et soi-même. Quand on va vite, il y a un moment où tout se met à flotter dans cette pirogue de fer où l’on atteint le haut de la lame, le haut de la vague, et où l’on espère retomber du bon côté grâce au courant plus que grâce à son adresse. Le goût de la vitesse n’a rien à voir avec le sport. » Elle ajoute, dans ce savoureux recueil de moments heureux où il est aussi question d’Orson Welles, de Jean-Paul Sartre ou de Billie Holiday : « Qui n’a pas cru sa vie inutile sans celle de l’autre et qui en même temps n’a pas amarré son pied à un accélérateur à la fois trop sensible et trop poussif, qui n’a pas senti son corps entier se mettre en garde, la main droite allant flatter le changement de vitesses, la main gauche fermée sur le volant, et les jambes allongées, faussement décontractées, prêtes à la brutalité sur le débrayage et les freins, qui n’a pas ressenti, tout en se livrant à ces tentatives toutes de survie, le silence lancinant et prestigieux d’une mort prochaine, de refus et de provocation, n’a jamais aimé la vitesse, n’a jamais aimé la vie, n’a jamais aimé personne. » 
«  Françoise Sagan incarne cette aspiration à la vitesse, qui est une aspiration humaine », jubile Rodolphe Rapetti, par ailleurs historien de l’art du XIXe siècle et spécialiste du Symbolisme. « Elle en parle si bien parce qu’elle le vivait intensément. Paradoxalement, cette aspiration se marie très bien avec son écriture, qui se passe plutôt au niveau de la lenteur. Une exposition uniquement consacrée à Françoise Sagan et la voiture, ça aurait sacrément de l’allure… » On pourrait alors y retrouver son AC Bristol rouge immatriculée 1935 HF 75 (1935, comme son année de naissance, à Carjac, dans le Lot) ou sa Lotus Super Seven rouge, qu’elle appelait son « petit jouet ». En 1974, inspirée par le film L’Affaire Thomas Crown de Norman Jewison dans lequel Steve McQueen et Faye Dunaway roulent en puissant Buggy Meyers Manx rouge sur une plage déserte en multipliant les dérapages, elle essaie la même chose sur le sable normand sauf que, bien sûr, le véhicule s’enlise et qu’il faut l’intervention d’un tracteur pour la désembourber. Elle conservera sa Lotus quatorze ans, un record pour celle qui changeait régulièrement de modèle ; l’emblématique roadster anglais sera vendu aux enchères 42 000 euros en 2018.
En 1989, cinq ans avant sa mort d’une embolie pulmonaire, à 69 ans, Françoise Sagan était interviewée par Clive James, romancier et poète australien exilé en Angleterre, pour un reportage diffusé sur la BBC. Au volant d’une Citroën AX Sport, elle lui répond en anglais à propos de sa passion de la vitesse et de l’automobile, le présentateur, en costume-cravate, restant flegmatique en dépit de sa conduite heurtée et sans ceinture. « Elle sait tout à propos des voitures, excepté comment aller lentement », glisse malicieusement Clive James au détour du sujet. Au gré de la déambulation, elle aborde l’accident de 1957 en Aston Martin, qui a failli lui être fatal. « Ils m’ont fermé les yeux, ont enlevé ma chaîne et m’ont donné les derniers sacrements, explique-t-elle doctement en faisant le geste tout en tenant le volant. Comme ça, je peux mourir quand je veux, j’irai directement au paradis ! » Au cours de cette séquence délicieuse de cinq minutes, encore visible sur le web, elle ne respecte aucune limite de vitesse, fait crisser les pneus et grille les priorités. Françoise Sagan percute même la mallette d’un piéton qui s’apprêtait à traverser. « La vie est trop lente », résume-t-elle de son débit saccadé, le pied droit crispé sur l’accélérateur… ...

Françoise Sagan à toute allure Amoureuse des voitures de sport, l’écrivaine surdouée était l’ambassadrice rêvée d’un nouveau modèle, la Grégoire Sport, conçue par l’ingénieur visionnaire Jean-Albert Grégoire. Ce sera un échec cuisant : seuls cinq exemplaires ont été fabriqués Sa collection effrénée de bolides, c’est avec les droits d’auteur de Bonjour tristesse, roman phénomène paru en mars 1954 et vendu à deux millions d’exemplaires, qu’elle l’a inaugurée. À 18 ans, Françoise Sagan, le « charmant petit monstre » de François Mauriac, s’offre une décapotable roadster Jaguar XK120. Des dizaines de modèles suivront, de la Gordini 24S huit cylindres (achetée à Amedeo Gordini en personne, pour l’aider à payer ses dettes, et qui a participé aux 24 Heures du Mans 1953) à la Ferrari 250 GT Spider California capable de grimper à 280 km/h, de la Mercedes SL marron glacé à l’A.C. Cobra, sans oublier le cabriolet Aston Martin DB2/4, à bord duquel, à tombeau ouvert, elle a frôlé la mort en 1957. Alors que Jules Dassin et Melina Mercouri l’attendent au moulin de Coudray, loué à Christian Dior, elle négocie mal un virage et perd le contrôle de son véhicule. Deux tonneaux plus tard, elle se retrouve dans un champ de blé, coincée à l’intérieur alors que ses trois passagers sont éjectés. Un prêtre est appelé pour les derniers sacrements mais elle survivra, malgré le crâne fracturé, le thorax enfoncé et le bassin brisé. À l’hôpital, on la met sous morphine. Une révélation qui deviendra une addiction. « Mon amour de l’automobile date de mon enfance. Je me…

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