« Et pour la première fois de sa vie, il trouva du plaisir à lire »

Pascalle Monnier

J’entends le matin sur une radio un jeune pâtissier, qualifié par la journaliste qui le reçoit dans son émission, de «pâtissier des stars» parler de son « art » : il est très enthousiaste et plein d’assurance, et, bien que très jeune encore, il vient de publier ses souvenirs, et a déjà ouvert avec succès des boutiques à Dubaï, Tokyo et Courchevel. Questionné sur son métier, il dit que les gâteaux pour être vraiment réussis doivent raconter une histoire, être composés comme des poèmes. Et que la vanille de Madagascar mariée aux amandes caramélisées d’Avola, c’est joli, très joli.

Quelques heures plus tard, je vais dans la librairie de mon quartier. Je regarde les livres sur les tables. Sur certains, des petits cartons sont agrafés, où l’on peut lire, en écriture manuscrite les impressions de lecture des libraires. Le plus élogieux de ces petits cartons dit notamment que le roman en question se déguste comme le plus délicieux et addictif des gâteaux, qu’il en a la douceur acidulée et que dès la première bouchée-phrase, on sait que l’on ne pourra plus s’arrêter de le dévorer.

Puis, je lis dans un journal qu’un chanteur célèbre est retourné, pour la première fois depuis son enfance, en compagnie de sa mère, en Algérie. Il a été émerveillé par l’accueil qui leur a été réservé et il raconte les très jolis moments qu’ils ont eu la chance de vivre. Il emploie le mot joli souvent (j’ai compté, plus d’une dizaine de fois), tant et si bien que je finis par le remarquer. Le mot, je crois deviner, désigne un éclair de lumière et d’humanité dans un contexte sombre : un joli moment, c’est un précipité de choses émouvantes, inattendues, humaines où des personnes que tout opposait initialement finissent par se tendre des fleurs, et s’offrir du thé et des sucreries. 

Toujours à la radio, un acteur vient faire la promotion du film dans lequel il tient le premier rôle. Le film raconte une histoire cruelle, la mort violente d’un jeune homme à la suite d’un bizutage, interprété par l’acteur en question. La journaliste – oui, la même qui s’émerveillait de la poésie des recettes de pâtisserie de son invité de la veille, cette femme décidément empathique – s’inquiète un peu des répercussions psychologiques que ce rôle a pu avoir sur l’acteur dont c’était les premiers pas dans le métier : « Franchement, cela n’a pas été trop dur pour vous qui êtes si jeune d’incarner un personnage aussi tragique ? » et Ismaël, déjà vieux briscard, de répondre : « Ah non, détrompez-vous, c’était une expérience humaine extraordinaire, certaines scènes étaient très dures c’est vrai, mais nous avons vécu tellement de jolis moments sur le plateau, avec mes partenaires, le metteur en scène, les techniciens et même avec les habitants quand nous tournions à l’extérieur. L’atmosphère qui a entouré le film était magique, j’ai fait des rencontres tellement jolies. »

Tous d’ailleurs ont en commun, outre l’emploi assez insistant de joli, de magique, de poétique, de prétendre qu’ils ont appris une seule chose, mais la plus importante à leurs yeux, et c’est d’ailleurs celle qu’ils voudraient transmettre aux jeunes pour qu’elle les inspire, ces jeunes qui n’auront peut-être pas cette fameuse chance qu’ils ont eu la chance d’avoir, mais qui ne doivent pour autant pas se décourager, la chose la plus importante donc c’est d’aller au bout de ses rêves, quel que soit son rêve, ne jamais laisser personne vous voler votre rêve.

Déterminée à respirer l’air du temps qui est le sujet de cette chronique, je lis parmi les entrefilets de la page d’accueil de mon serveur Internet les réflexions philosophiques d’une auteure de manuels de savoir-vivre, octogénaire autrefois perpétuellement souriante et aujourd’hui passablement désenchantée, consciente malgré tout de ne plus être, mais alors plus du tout, dans l’air du temps, et qui retire de cette certitude le courage de ceux qui n’ont plus rien à perdre et osent enfin ne plus taire ce que l’époque révolue leur avait imposé jusque-là de taire. Elle se lance, intrépide : « Vous savez, j’en suis convaincue, on ne m’enlèvera pas de la tête la certitude que l’art de vivre s’est arrêté avec l’invention du lave-vaisselle. » 

Lave-vaisselle ou pas, légèrement honteuse de participer à la destruction de l’art de vivre mais pressée par le temps, j’entre dans un magasin de nourriture surgelée. C’est la quinzaine de L’Evasion, occasion de promotions et de recettes inédites. Je perds finalement le temps que j’avais espéré gagner, happée par le vertige des emballages de plats préparés qui m’invitent successivement, d’une armoire réfrigérée à l’autre, telles des malles magiques de cirque d’autrefois, de partir en Thaïlande, en Chine, en Afrique, en Amérique. Je lis rêveusement les affichettes qui surplombent les glacières : Vivez le monde, Il n’y a pas d’âge pour s’initier au japonais. Rentrez du boulot, Repartez en voyage. Finalement, j’opte pour l’Italie. C’est moins loin, j’aurai le temps de revenir.

Vivre vous condamne-t-il à vous mouvoir dans l'air du temps ? Sévèrement irrespirable et toxique ces derniers temps. 

Renonçant momentanément à mon périple solitaire en Italie, j’accompagne un ami dans un fast food. Pour ne pas attendre, toujours avec ce même espoir de gagner du temps, nous commandons sur les bornes interactives. Comme de vieux enfants jouant avec de faux téléphones ou de faux ordinateurs destinés à leur apprendre leurs premiers mots tout en s’amusant, et parce que Mac Do a sous doute prévu que nous ne savions pas tous lire, ou parler français ou parler anglais, nous faisons notre choix en appuyant avec nos doigts légèrement sales sur de gros pictogrammes colorés. J’opte pour le dessin qui me montre le menu hamburger + frites + coca sans même avoir eu à lire un mot. Lorsqu’il m’est délivré, je constate que ce que je m’apprête à avaler ressemble trait pour trait au pictogramme de l’écran.

Sur le chemin du retour, j’entre dans le bureau de poste de mon quartier qui a enfin réouvert après des mois de fermeture due à des travaux de rénovation. Je manque ressortir, pensant m’être trompée, me confrontant de manière très prosaïque à la fragilité de nos certitudes, à cette inquiétante familiarité dans laquelle nous plongent les commerces d’aujourd’hui. Sachant que les pâtisseries ressemblent désormais à des bijouteries, les bureaux de poste à des banques, les gares à des centres commerciaux, les musées à des stations de RER, les tribunaux à des terminaux d’aéroport, les stations de métro à des halls de musée, les magasins de surgelés à des agences de voyage et les restaurants de fast food à des cantines de jardins d’enfants. Durant mon adolescence, il y avait une émission particulièrement sadique et qui s’était donné pour tâche de montrer à quel point nous étions tous stupides et crédules, aptes à devenir dans un avenir très proche les acteurs bénévoles du grand show audiovisuel  : La caméra invisible. Un des épisodes dont je me souviens le plus précisément est celui où l’équipe de télévision avait transformé en quelques minutes une blanchisserie en boulangerie (ou l’inverse, ça je ne m’en souviens plus) et de manière plutôt crédible. On voyait les habitants du quartier, d’abord stupéfaits puis plongés dans un désarroi profond, réclamer le costume qu’ils avaient déposé la semaine précédente, tenter de faire face avec terreur à une rangée de baguettes et de croissants et aux dénégations faussement bonhommes d’une boulangère intraitable. 

Est-ce que tout cela me désole parce que je suis conservatrice ? nostalgique ? rétrograde ? est-ce que si j’étais plus jeune, plus souple, moins habituée à mes habitudes et moins fatiguée, je trouverais magnifique et ludique, comme les enfants réclamant à grands cris d’appuyer sur le bouton de l’ascenseur et de composer les codes d’entrée, la borne du fast food avec lequel j’enregistre mes commandes de hamburger ? la caisse automatique qui m’aide à comptabiliser et payer mes achats d’après le poids des marchandises et qui ne cesse de sonner et de me rappeler à l’ordre quand je pose mal mes achats sur le plateau sensible ? est-ce que nous devrions garder le goût, éternels enfants, pour les boutons que l’on pousse ? pour les sons et les lumières que cela entraîne ? pour les actions que cela déclenche ? plus patiente envers pour les messages access denied accompagnés d’un couinement désapprobateur, qui nous sont renvoyés ? est-ce que je devrais moi aussi juger joli et poétique et magique la liste des plats préparés du Picard du coin ? aller au bout de mes rêves, comme on décide de prendre un train, sûr de sa destination et de ne pas le rater ?

Vivre vous condamne-t-il à vous mouvoir dans l’air du temps ? sévèrement irrespirable et toxique d’ailleurs justement ces derniers temps, du moins si j’en crois les panneaux d’information municipaux et les annonces météorologiques de mon smartphone. 

Suis-je censée l’observer mieux qu’un ou une autre ? est-ce que saisir les infimes mouvements qui agitent la surface de l’air du temps revient, en les accumulant, à comprendre le présent ? à prédire l’avenir ? l’histoire ? la petite et la grande ? ce futur et ce passé, s’écartant de nous à chaque pas que nous faisons, au point qu’ils n’existent pas, qu’ils sont toujours rejetés dans le non-être ? Bref, hésiter entre les prophètes qui regardent en arrière ou les historiens qui trônent depuis l’avenir ?

Ou peut-être est-ce que je ressemble aux personnages mélancoliques de Peggy Sue s’est mariée, le film de Francis Ford Coppola, que j’avais vu dans les années 80. Capable de me déplacer dans le passé et le futur, je commettrais les mêmes erreurs, je changerais en vieilleries d’aujourd’hui les nouveautés de demain. A l’image du Charlie du film, musicien peu inspiré des années 50, qui, de retour d’une incursion dans les années 80, change quelques mots du refrain d’une chanson des Beatles qu’il trouve un peu puérile et, styliste de mode encore moins inspiré, estime que les collants ne seront jamais acceptés par les femmes parce qu’inconfortables et inélégants.

Et sur le point de finir, je me souviens soudain du désarroi de Fabrice au début de La Chartreuse de Parme : « Il n’était resté enfant que sur un point : ce qu’il avait vu était-ce une bataille, et en second lieu, cette bataille était-elle Waterloo ? Pour la première fois de sa vie, il trouva du plaisir à lire ; il espérait toujours trouver dans les journaux, ou dans les récits de la bataille, quelque description qui lui permettrait de reconnaître les lieux qu’il avait parcourus à la suite du maréchal Ney, et plus tard avec l’autre général. »

L’air du temps, nous ne le lisons pas, nous ne le comprenons pas, nous le respirons. Et, oui, il semblerait qu’il soit assez pollué....

J’entends le matin sur une radio un jeune pâtissier, qualifié par la journaliste qui le reçoit dans son émission, de «pâtissier des stars» parler de son « art » : il est très enthousiaste et plein d’assurance, et, bien que très jeune encore, il vient de publier ses souvenirs, et a déjà ouvert avec succès des boutiques à Dubaï, Tokyo et Courchevel. Questionné sur son métier, il dit que les gâteaux pour être vraiment réussis doivent raconter une histoire, être composés comme des poèmes. Et que la vanille de Madagascar mariée aux amandes caramélisées d’Avola, c’est joli, très joli. Quelques heures plus tard, je vais dans la librairie de mon quartier. Je regarde les livres sur les tables. Sur certains, des petits cartons sont agrafés, où l’on peut lire, en écriture manuscrite les impressions de lecture des libraires. Le plus élogieux de ces petits cartons dit notamment que le roman en question se déguste comme le plus délicieux et addictif des gâteaux, qu’il en a la douceur acidulée et que dès la première bouchée-phrase, on sait que l’on ne pourra plus s’arrêter de le dévorer. Puis, je lis dans un journal qu’un chanteur célèbre est retourné, pour la première fois depuis son enfance, en compagnie de sa mère, en Algérie. Il a été émerveillé par l’accueil qui leur a été réservé et il raconte les très jolis moments qu’ils ont eu la chance de vivre. Il emploie le mot joli souvent (j’ai compté, plus d’une dizaine de fois), tant et si bien que je…

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