Chose faite

Mokhtar Amoudi

A Paris, on peut réussir. Souvent par héritage, parfois par le travail. Par le rêve aussi. Bientôt nous n’en aurons plus, dès lors que 90% de l’attention de 90% des personnes physiques sont captés par le téléphone. Mais notre capitale, elle, nous survivra. Un fait surprenant tient à ce que les gens la quittent. «Je veux entendre les moutons et sentir la lavande!» On l’a dit pendant l’épidémie. Certains sont partis.

Cette ville, celle de ma naissance et de ma résidence, je n’ai jamais essayé de la quitter. C’est plutôt elle qui aura tenté de m’en chasser, par son coût de la vie, sujet majeur qu’on affronte soit grâce aux parents – je n’en ai plus – soit par le travail. Je n’aime pas ça. Pourtant, c’est le labeur qui m’aura permis d’accomplir un rêve décennal, celui que j’avais lu dans les livres: devenir romancier. À celui qui se demande ce qu’implique un tel cheminement, il faut répondre: le sacrifice. Écrire à temps plein un manuscrit non commandé requiert de serrer les dents, lorsque l’on fait face à ses factures, qu’on laisse filer son ambition et que l’on se compare à ses pairs. Pourtant, il faut demeurer assis sur sa chaise, à parfaire son texte sans jamais douter de sa réussite, étant entendu que la probabilité d’y arriver semble nulle. Ainsi, le 24 août a paru mon premier roman (Les Conditions idéales, éd. Gallimard, 2023) et cela me donna l’occasion de vivre la rentrée littéraire.

Le temps de digérer le choc de la signature de son contrat d’édition, c’en est un, on débouche le champagne. Et pourtant rien n’a commencé. On est puceau de la rentrée comme on l’est de la volupté. C’est donc en novice que je suis arrivé, ressassant dix années d’espoir, de rédaction, d’épreuves et d’euphories nocturnes. Mais le passé est inutile, c’est le futur qu’il faut créer.

Viennent alors les préparatifs de printemps. Dans un amphithéâtre de Paris, on vous jette devant des dizaines de libraires. À Bruxelles également. La rentrée n’a toujours pas commencé mais il faut vendre son livre, et soi-même avec. Ensuite, accomplir son service de presse, c’est-à-dire se signaler aux journalistes chargés de vous faire naître. Amateur de journaux, voulant personnaliser le mot à ceux dont j’avais souvent lu les articles, je réalisais en deux fois cette étape.

Avant même la parution du livre, j’eus le temps de perdre une première finale, celle du prix Méduse, un beau jury et un beau chèque. Sur mon lieu de vacances, au bout d’une journée de mutisme, mon ami m’expliqua que tout allait commencer, que c’était déjà bien, une finale. Il avait raison.

Je me souviens bien de cette semaine du 5 septembre, celle de mon passage à la matinale de France Inter, celle de ma nomination sur les premières listes Goncourt et Renaudot, celle de la remise de mon premier prix, celui du roman Envoyé par la Poste. L’intérêt du public commençant en même temps à mûrir, on se voit invité à des salons, des rencontres en librairie. Il fallut donc commencer une gestion d’agenda; là encore ce fut nouveau. Et pénible.

Mais cela en valait la peine. Entrer en littérature signifie sortir de sa ville et aller à la rencontre des autres. On peut ainsi découvrir une place, la Stanislas à Nancy, site classé fait de portes dorées en fer aplati, encadrée de brasseries et d’un Grand Hôtel. Au déjeuner du salon, caniculaire, du Livre sur la place, on m’installa en face d’Antoine Gallimard et nous avons discuté. À l’eau plate et gazeuse. Ensuite, entrant sous le chapiteau principal de ce salon où fourmillaient tant de badauds, vision rassurante pour ceux qui doutaient qu’on ne lise plus, Sophie Marceau dédicaçait son livre. Au bas mot, cent personnes formant un essaim autour de l’actrice. Enfin installé à mon stand: il faisait chaud, très chaud. Alors on attend à l’éventail. On sourit, on regarde, on cesse de regarder lorsque les passants s’arrêtent pour tenir le livre. On ne veut pas les gêner. Une règle, la plus importante, est de ne pas s’éparpiller en bavardages avec le voisin confrère ou la voisine consœur. Même à son mari qui vous accompagne, il faudrait savoir dire «Nous parlerons plus tard, je dois surveiller la file et tenir mon rang.» Enfin, le discours s’affine et les sourires s’échangent et les livres se vendent. Une fois, deux fois, vingt fois. Et l’on signe. «Les Conditions idéales, pour débuter dans la vie et les lettres» serait ma formule de rentrée. Puis la première conférence, entre Sorj Chalandon (L’Enragé, éd. Grasset) et Jérôme Colin (Les Dragons, éd. Allary). Des professionnels. Dans le TGV du retour, Nicolas Mathieu, avec qui j’avais échangé sur Instagram, me rassure. Cette semaine, la plus intense de ma vie adulte, s’achève. Il est temps de parcourir la France.

On ne soupçonne pas à quel point il est délicat de connaître ses compatriotes, non ceux d’une ville de deux millions d’habitants, cernée d’un rempart périphérique, où, quoiqu’on en dise, les rapports humains sont globalement civilisés, même agréables. Mais les autres. Que la chose soit entendue, tout est payé quand on écrit. On appelle ça le VHR: voyage, hôtellerie, restauration. Le pays est grand et heureusement les trains vont vite et les avions aussi. Alors que l’été indien se poursuit, on débarque sans manteau. On dit bonjour, on dit merci puisque le monde entier est gentil. Moi je suis bavard, alors je parle, je parle. Point d’effet de fin de phrase, de mystère ou de silence. «Y a des questions?» Peu, j’ai trop parlé. On dîne ensuite, on m’invite encore. Les libraires, les organisateurs de salons. Une fois j’ai invité Gaëlle, la libraire de Saint-Pol-de-Léon, dans le Finistère. Je venais de prendre 500 euros au Cash. Un miracle.

Les régions, les jolies villes (il faut voir Pau) ont défilé. Mais au fond ce n’est pas le décor qui compte, ce sont les gens. Lycéens, lycéennes, bénévoles, écrivains et mandarins, les gens sont gentils. Même le temps d’une visite, même le temps d’une question. Et merci aux femmes: sans elles, pas de littérature dite «générale».

Certaines choses ne s’oublient pas. Ainsi des rencontres du Goncourt des lycéens, une grosse machine, organisée par le «premier libraire de France», la Fnac, et le ministère de l’Éducation. Si je ne suis pas revenu en enfance – la mienne fut différente –, certaines phrases résonneront longtemps, celles d’âmes tourmentées ou éveillées. Encore une finale perdue, ce prix (et quelques autres) ayant été remporté par Neige Sinno et son Triste Tigre (éd. P.O.L).

J’ai eu le temps de me consoler avec le dernier Goncourt, celui des détenus. Là, c’est autre chose. On en aura visitées, des maisons d’arrêt, à Auxerre, Grenoble, Lyon. Même à Nancy. Finie la place Stanislas, cette fois-ci, la Bastille locale se niche au bout d’une cité qu’on ne peut rater, tenant dans un immeuble haut comme un paquebot et long comme un TGV. Et les deux monuments bien sûr: les Baumettes et Fleury-Mérogis. On entre en prison par inconséquence ou détermination; une enquête qui avance trop bien, une vengeance ou une laideur. Cela laisse le temps de lire, vite et bien. Je pense à Mahamadou de Marseille, à l’isolement (il est depuis sorti), sortant son cahier, appliqué à poser des questions sagement écrites. «Qui est ce personnage?» On est décontenancé par cette pureté. Le pacte tacite de ce prix tenant à l’ignorance des voies de fait ayant provoqué la mise aux arrêts, on a vite fait de prendre ces femmes et ces hommes pour des anges. Crime et châtiment. Tout le monde finit par aimer Raskolnikov. C’est bien ainsi. Et quand on en sort, on se dit «Et les détenus?» Ils liront encore, c’est l’évidence. Quant à la suite, je repense à ce que me disait Éric Reinhardt, rencontré à Bruxelles «Il faudra de nouveau écrire. Pour que ça recommence.» 

 

Mokhtar Amoudi a grandi en banlieue parisienne où il était placé en famille d’accueil. Cette expérience a nourri son premier roman, Les Conditions idéales.

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A Paris, on peut réussir. Souvent par héritage, parfois par le travail. Par le rêve aussi. Bientôt nous n’en aurons plus, dès lors que 90% de l’attention de 90% des personnes physiques sont captés par le téléphone. Mais notre capitale, elle, nous survivra. Un fait surprenant tient à ce que les gens la quittent. «Je veux entendre les moutons et sentir la lavande!» On l’a dit pendant l’épidémie. Certains sont partis. Cette ville, celle de ma naissance et de ma résidence, je n’ai jamais essayé de la quitter. C’est plutôt elle qui aura tenté de m’en chasser, par son coût de la vie, sujet majeur qu’on affronte soit grâce aux parents – je n’en ai plus – soit par le travail. Je n’aime pas ça. Pourtant, c’est le labeur qui m’aura permis d’accomplir un rêve décennal, celui que j’avais lu dans les livres: devenir romancier. À celui qui se demande ce qu’implique un tel cheminement, il faut répondre: le sacrifice. Écrire à temps plein un manuscrit non commandé requiert de serrer les dents, lorsque l’on fait face à ses factures, qu’on laisse filer son ambition et que l’on se compare à ses pairs. Pourtant, il faut demeurer assis sur sa chaise, à parfaire son texte sans jamais douter de sa réussite, étant entendu que la probabilité d’y arriver semble nulle. Ainsi, le 24 août a paru mon premier roman (Les Conditions idéales, éd. Gallimard, 2023) et cela me donna l’occasion de vivre la rentrée littéraire. Le temps de digérer le choc de la signature…

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