Éloge du détail

Xavier Couture

Quand les sollicitations et le matraquage médiatique sont incessants, se concentrer sur l’infime est salvateur.

Sept heures, je me réveille au son d’une matinale radiophonique, ou plutôt aux bruits des matinales, ce tintamarre de trains qui n’arrivent jamais à l’heure, sauf à celle de mon café. 7 h 01, la mobilisation contre les retraites et ses cortèges de certitudes trempées dans les lieux communs répétés en boucle : il faut ! Non, c’est inutile ! Mais puisqu’on vous dit qu’on ne peut pas faire autre- ment ! Stupide disent les experts ! Indispensable répondent les spécialistes en spécialités. Oups, 7 h 02, nous partons pour New York : Trump inculpé, c’est bon pour lui ? Mais oui évidemment ! Mais non, c’est très mauvais ! Ah, bon ? 7 h 03, retour vers l’Assemblée et son rapport sur trente ans d’errance de la politique énergétique, 7 h 04, l’eau du robinet est contaminée, 7 h 05, Poutine flingue l’Occident, 7 h 06, la Chine provoque Taïwan. Ça suffit, je sature, j’arrête ! Ouf, un voisin passe et me montre sa dernière invention : il préserve son eau avec une méthode de conservation originale et vertueuse, un système qui échappe au kaléidoscope de l’information marchandise, à la dévoration par la machine à faire de l’audience. Ce pourrait n’être qu’un détail dans ma journée, mais il agit comme un périscope à la surface de cet océan d’informations en vrac dont le souvenir se dissipera à l’arrivée des suivantes. Je sors, je me mets à l’écoute du vivant : un oiseau me parle du som- met de son arbre. Un autre détail ? Peut-être. Juste un simple petit oiseau qui s’exprime, comme le faisaient ses parents et ses ancêtres, depuis des millénaires. L’oiseau me transporte, mon esprit se fait vagabond, plus autonome aussi. Son pépiement me ramène à l’essentiel : nos fragilités sont jumelles. Sa musique m’accompagne, je prends le temps de m’en imprégner, de laisser tout l’univers attentif à ce dialogue entre un moineau et mon silence, détail intime, infime et infini.

Accélérer, encore et encore, en laissant monétiser notre gavage n’est pas une fatalité.

La Puissance du détail, cet essai de Jean-Claude Milner, publié chez Grasset en 2014, est un prodige de subtilité, d’intelligence. « Pour bien voir un tableau et y prendre du plaisir, il faut parfois se rendre attentif à un détail. Il en va de même pour les textes philosophiques. » Milner parle du travail de « dépliage » qui permet alors de comprendre. Le livre contient une longue analyse de la dernière phrase de Socrate avant sa mort : « Criton, nous devons un coq à Asclépios. » Chaque mot est un détail que l’auteur dissèque, revenant sur les analyses produites par des générations de philosophes à travers les siècles. Cette phrase a priori banale est un monument de sens philosophique, métaphysique, philologique. « Les détails font la perfection, et la perfection n’est pas un détail », a dit Léonard de Vinci. Son histoire est celle d’une perfection dont chaque détail nous est encore source de réflexion, mystères suscitant l’admiration, la fascination et la conscience de l’infini.

Nous tournons comme des satellites autour de la planète info. Nous pédalons à haute vitesse sur ses orbites où apparaissent une succession d’images, de sons, de visages, de situations, de points chauds ou tièdes, de larmes et de rires, de pourquoi et de parce que, de beautés fugaces et d’horreurs sidérantes, nous nous précipitons à la remorque d’une frénésie dont la seule justification est de capter notre regard, notre écoute. Accélérer, encore et encore, en laissant monétiser notre gavage n’est pas une fatalité. En s’efforçant de contraindre et diriger notre regard, ce système veut nier nos invariants : nous sommes faits de matière vivante, de chair et de sang, nous évoluons dans un espace bien déterminé et dans un temps rythmé par la course du soleil. Notre plaisir est de savoir et de comprendre, de nous arrêter pour écouter un oiseau, regarder La Joconde ou un Basquiat, de nous imprégner au plus profond de l’âme de ce qui est là, autour de nous. Il y a ces chiffres égrenés par Philip Glass dans Einstein on the Beach, ils me racontent les mystères de la création. Je les ai écoutés tant de fois, détail d’une œuvre majeure dont la puissance me renvoie à l’essence de la vie. Dans le film d’Elio Petri Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, Gian Maria Volontè s’appuie de dos contre un mur et laisse échapper un soupir entre ses lèvres fermées, en signe de lassitude. Ce détail provoque une tempête d’émotions renversant le spectateur. Détails, vous défilez dans notre existence, comme les petits soldats d’une armée, lui donnant son rythme et son sens.

Quand un homme politique eut cette formule atroce, « les chambres à gaz furent un point de détail de la Seconde Guerre mondiale », sa provocation avait nié l’évidence : pour comprendre notre monde, le détail est essentiel.

 

Xavier Couture est spécialiste des médias. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et est également président du conseil d’administration du Théâtre de la Ville et du Théâtre du Châtelet, à Paris.

...

Quand les sollicitations et le matraquage médiatique sont incessants, se concentrer sur l’infime est salvateur. Sept heures, je me réveille au son d’une matinale radiophonique, ou plutôt aux bruits des matinales, ce tintamarre de trains qui n’arrivent jamais à l’heure, sauf à celle de mon café. 7 h 01, la mobilisation contre les retraites et ses cortèges de certitudes trempées dans les lieux communs répétés en boucle : il faut ! Non, c’est inutile ! Mais puisqu’on vous dit qu’on ne peut pas faire autre- ment ! Stupide disent les experts ! Indispensable répondent les spécialistes en spécialités. Oups, 7 h 02, nous partons pour New York : Trump inculpé, c’est bon pour lui ? Mais oui évidemment ! Mais non, c’est très mauvais ! Ah, bon ? 7 h 03, retour vers l’Assemblée et son rapport sur trente ans d’errance de la politique énergétique, 7 h 04, l’eau du robinet est contaminée, 7 h 05, Poutine flingue l’Occident, 7 h 06, la Chine provoque Taïwan. Ça suffit, je sature, j’arrête ! Ouf, un voisin passe et me montre sa dernière invention : il préserve son eau avec une méthode de conservation originale et vertueuse, un système qui échappe au kaléidoscope de l’information marchandise, à la dévoration par la machine à faire de l’audience. Ce pourrait n’être qu’un détail dans ma journée, mais il agit comme un périscope à la surface de cet océan d’informations en vrac dont le souvenir se dissipera à l’arrivée des suivantes. Je sors, je me…

Pas encore abonné(e) ?

Voir nos offres

La suite est reservée aux abonné(e)s


Déjà abonné(e) ? connectez-vous !



Zeen is a next generation WordPress theme. It’s powerful, beautifully designed and comes with everything you need to engage your visitors and increase conversions.

Top Reviews