Gagner, courir, mentir

Tania Sollogoub

Les injonctions de performance et de victoire à tout prix nous mènent-elles irrémédiablement au pire ?
Il faut gagner. Les guerres, les parts de marché, d’audience, les appels d’offres, les likes, les votes, les places dans les meilleures écoles, les primes, les promotions... La modernité est ordonnée à un paradigme de performance. Tout doit être quantifiable, vérifiable, big-data-isable. Le juge de paix du monde est le chiffre, la gouvernance se fait par le nombre. Même l’écologie devient une bataille à gagner : il va falloir produire de la norme verte. Chaque époque a ainsi son mot d’ordre, sa parabole, qui infuse les hommes et le politique.
Cependant, pour gagner, il faut courir et surtout courir plus vite que les autres. Mais si c’est un plaisir pour certains, c’est surtout une souffrance pour beaucoup. La plupart d’entre nous courons pour ne pas perdre, et parce qu’il n’y a pas d’alternative : ne pas s’adapter, c’est être éjecté du système – digitalisation, globalisation, vacances, consommation...
D’ailleurs, que faire quand il s’agit de ses enfants ? Que faire d’autre sauf courir pour leur donner les moyens d’accéder à cette société des héritiers, de plus en plus fermée, parce qu’elle tourne en rond de plus en plus vite. Aucun pays n’y échappe, ni aucun régime politique, car le culte de la performance est consanguin à la globalisation libérale : les enfants asiatiques se suicident de trop de cours particuliers le soir après l’école. Ça, ce sont les chiffres invisibles du système : les burn-out des tout-petits ou des plus grands, et la perte générale du sens. Le pouvoir chinois ne s’y est d’ailleurs pas trompé, qui a brutalement interdit l’an dernier tout le secteur surdéveloppé des cours particuliers. En Occident, on a y vu une atteinte contre les libertés privées (et loin de moi l’idée de défendre l’autoritarisme digital chinois !), mais c’est aussi le signal d’une prise de conscience plus profonde de Pékin des maux de la modernité, de plus en plus incompatibles avec le contrat social sous-jacent d’un pouvoir qui a besoin, tout de même, d’une vague promesse d’égalité. Derrière les cours particuliers, il y a la course à la victoire sociale et l’endogamie des élites. Même au pays du communisme.

Cette extension du domaine de la victoire dans nos vies est à la fois le produit et le moteur d’une modernité fondée sur l’accélération technologique.

Dans les démocraties, le système est le même et ne doit sa longue pérennité qu’à un discours de naturalisation de l’échec, que Durkheim avait mis à nu dans ses analyses de l’école : s’il y a des gagnants, dont le nombre, de surcroît, se rétrécit sans cesse, il faut bien qu’il y ait des perdants, et, surtout, que ceux-là l’acceptent. Il faut donc persuader les vaincus de leur responsabilité personnelle dans l’échec afin de ne pas trop interroger la responsabilité collective. En fait, le discours de la performance n’est pas tenable sans un discours de responsabilité individuelle de l’échec. De la même façon, en géopolitique, c’est le vaincu qui procède au bout du compte à l’investiture du vainqueur. Une victoire ou une défaite complète ne résulte pas seulement du facteur militaire mais aussi du moment où la volonté de l’un des belligérants va céder. Une reddition est donc un phénomène politique, un point de bascule vers un nouvel état d’équilibre du système international, et vers une nouvelle légitimité de facto des vainqueurs.
Plus profondément, cette extension du domaine de la victoire dans nos vies est à la fois le produit et le moteur d’une modernité fondée sur l’accélération technologique, dont le philosophe Hartmut Rosa précise qu’elle a transformé l’économie et la finance en une sorte de bicyclette qui doit augmenter sa vitesse chaque année pour conserver l’équilibre – impératif de production qui conduit évidemment à la pénurie. Bicyclette qui n’est d’ailleurs pas gouvernable car la temporalité d’action des politiques est toujours trop lente par rapport à une technologie et à une société aux évolutions de plus en plus rapides. « Il y a un déphasage entre l’action politique et le cours du monde », ainsi que le rappelle Hartmut Rosa dans Philosophie Magazine. En fait, notre obsession de victoire et de performance est très proche de notre obsession de croissance.
Pour gagner, dans ce contexte, tous les coups sont permis. Cela a toujours été le cas, et même Platon reconnaissait au philosophe-roi de la cité idéale, amoureux de la vérité, le droit au mensonge dans l’intérêt de tous. Quant à Sun Tzu, il fait de la dissimulation, de la fausse information ou de l’esquive les bases de la stratégie. Mais dans la société désormais liquide des réseaux sociaux, les préconisations de Sun Tzu ou de Machiavel donnent malheureusement une force terrifiante aux vieux outils du politique : nous voilà dans un monde qui valorise infiniment plus la victoire que la vérité. L’épidémie des hommes forts, de Trump à Xi, en passant par Erdogan ou Poutine, n’est alors pas fortuite : les plus forts sont les plus attirants, et si les gagnants ont toujours eu le droit d’écrire l’histoire, c’est encore plus vrai dans une société de la post-vérité. Un sondage à la sortie des universités a prouvé que les jeunes Chinois ne connaissent plus l’homme de Tian’anmen, qui bloquait un char à lui seul, et les jeunes Américains ont sans doute oublié les mensonges d’État qui ont conduit à la guerre en Irak. 
Peu importe donc ce qui se passe, l’histoire pourra sans doute être réécrite et notre mémoire de poisson rouge le facilitera. On accorde tous les droits aux vainqueurs, dès lors que la victoire les légitime, puis le récit de la victoire, et c’est encore plus vrai dans une société qui ne sait plus où est la vérité, ni si elle a une quelconque valeur. Dans les démocraties occidentales, le piège est d’autant plus pervers qu’il est moins visible : les élections se succèdent dans une ambiance de plus en plus polarisée, avec des taux d’abstention de plus en plus élevés. Mais là encore, la victoire semble plus importante que la légitimité, et la manœuvre électorale est même perçue comme un talent. Seuls comptent l’efficacité, le discours efficient, la parole qui n’engage à rien pourvu qu’elle soit couronnée de succès. Au bout du compte, personne ne gagne et c’est la démocratie qui perd.

Tania Sollogoub
s’intéresse à ce qu’il y a de commun entre les différentes façons de parler du monde des individus : l’économie, la sociologie, les sciences politiques, la littérature, la philosophie. Son vrai métier est de construire des passerelles qui mettent en lumière les facteurs les plus profonds de changement des sociétés. Au quotidien, elle est économiste et romancière.
Il faut gagner, il faut courir, il faut manipuler, quitte à effacer la vérité pour écrire la victoire. En sommes-nous vraiment là ? Mais à quoi tout cela nous conduit-il ? Hannah Arendt, dans Du mensonge à la violence, nous avertissait dès les années 1970 : « Quand la vérité en laquelle on peut se fier disparaît entièrement de la vie publique, avec elle disparaît le principal facteur de stabilité dans le perpétuel mouvement des affaires humaines. » Tout cela, les Anciens le savaient. Cicéron disait déjà que rien n’est plus malheureux que la victoire car elle est source d’une illusoire supériorité, et d’un orgueil qui annonce toutes les colères. Les Stoïciens savaient que la victoire est un « indifférent », fruit de fortuna et non de virtu, et qu’elle n’a souvent rien à voir avec la morale, mais plus avec le cours des événements. À Rome, on savait que la victoire peut devenir le point aveugle de la moralité politique si elle nourrit la bonne conscience. À Rome, on savait que la victoire impose une intégrité morale et qu’elle peut être le préalable de maux infinis si elle est source d’un sentiment de confort et de sécurité trompeur. Tout cela reste très juste mais aujourd’hui, la victoire ne serait-elle pas, aussi, de s’intéresser à la vérité et de ne pas oublier les vaincus ?...

Les injonctions de performance et de victoire à tout prix nous mènent-elles irrémédiablement au pire ? Il faut gagner. Les guerres, les parts de marché, d’audience, les appels d’offres, les likes, les votes, les places dans les meilleures écoles, les primes, les promotions... La modernité est ordonnée à un paradigme de performance. Tout doit être quantifiable, vérifiable, big-data-isable. Le juge de paix du monde est le chiffre, la gouvernance se fait par le nombre. Même l’écologie devient une bataille à gagner : il va falloir produire de la norme verte. Chaque époque a ainsi son mot d’ordre, sa parabole, qui infuse les hommes et le politique. Cependant, pour gagner, il faut courir et surtout courir plus vite que les autres. Mais si c’est un plaisir pour certains, c’est surtout une souffrance pour beaucoup. La plupart d’entre nous courons pour ne pas perdre, et parce qu’il n’y a pas d’alternative : ne pas s’adapter, c’est être éjecté du système – digitalisation, globalisation, vacances, consommation... D’ailleurs, que faire quand il s’agit de ses enfants ? Que faire d’autre sauf courir pour leur donner les moyens d’accéder à cette société des héritiers, de plus en plus fermée, parce qu’elle tourne en rond de plus en plus vite. Aucun pays n’y échappe, ni aucun régime politique, car le culte de la performance est consanguin à la globalisation libérale : les enfants asiatiques se suicident de trop de cours particuliers le soir après l’école. Ça, ce sont les chiffres invisibles du système : les burn-out des tout-petits ou des plus grands, et…

Pas encore abonné(e) ?

Voir nos offres

La suite est reservée aux abonné(e)s


Déjà abonné(e) ? connectez-vous !



Zeen is a next generation WordPress theme. It’s powerful, beautifully designed and comes with everything you need to engage your visitors and increase conversions.

Top Reviews