Toutes puissances

Thierry Pasquet et Tania Sollogoub

Conflits militaires et guerres économiques bouleversent la hiérarchie des nations. Quel nouvel ordre mondial demain ?

 

Au carrefour de tous les possibles, deux scénarios géopolitiques commencent à émerger, comme deux routes prenant des directions totalement opposées. D’un côté, une histoire de monde bipolaire, mettant en scène l’affrontement des démocraties contre les autocraties. De l’autre, la projection d’un monde fragmenté, organisé en archipels de pays reliés par des alliances à géométrie variable, chaque État cherchant tout à la fois à développer sa puissance et à assurer la sécurité de ses approvisionnements.

La première histoire est a priori bien plaisante parce que nous y aurions le rôle des gentils, et qu’elle nous permet d’oublier un moment nos insuffisances. Mais ce scénario idéal s’avère de plus en plus dangereux et doit être mis à plat, discuté, réfléchi. L’autre, le second, est crédibilisé par un ensemble de signaux envoyés dernièrement par la réalité économique et politique d’un Grand Sud, qui va de l’Inde au Brésil, en passant par l’Afrique et le Moyen-Orient. Soyons francs : si cette réalité-là n’est pas agréable pour qui est attaché à la démocratie, elle est en train de devenir la ceinture de sécurité la plus solide face aux scénarios d’Armageddon vers lesquels, semble-t-il, nous avançons…

Difficile évidemment de signaler les risques d’un tel scénario d’affrontement des démocraties contre les autocraties, alors que les Ukrainiens luttent avec courage pour leur souveraineté nationale. Il est d’autant moins aisé de le faire que nous grimpons très vite sur l’échelle de la conflictualité, et que cela polarise toutes les opinions. Ainsi, au moment où nous écrivons, l’Europe livre des chars à l’Ukraine. Sur la scène sino-américaine, le général Mike Minihan affole la presse outre-Atlantique en prévoyant une guerre entre les deux puissances pour 2025. Rien que cela ! Cette intensification de la conflictualité doit nous faire réfléchir aux conséquences d’une adhésion sans réserve à la grande bataille entre démocrates et autocrates.
 

La focalisation sur la recherche de victoires immédiates des trois Grands (États-Unis, Chine, Russie) produit de facto des marges de liberté pour les autres.
 

Pour mesurer les effets des guerres « justes », reprenons les termes de l’excellent livre de Frédéric Gros qui rappelle que « la nature même de l’ennemi (infidèle, sauvage, criminel) transforme le but de guerre. Ce dernier n’est plus limité ou “politique” au sens restreint du terme […] mais devient moral et absolu […]. Les guerres idéologiques sont les plus terribles : aucune négociation n’est possible quand ce sont des visions du monde opposées qui s’affrontent. » Autrement dit plus la guerre est menée au nom de justice, plus elle tend vers l’absolu. Conséquence possible, face à un ennemi considéré comme irrationnel, la tentation d’une « première frappe » nucléaire peut devenir la façon la plus logique de gérer la guerre. C’est une hypothèse que l’on entend à Moscou, et qu’on retrouve aussi chez certains éditorialistes occidentaux.

Du côté des « grands » pays, la dynamique d’escalade est en marche. Mais la réalité d’un monde tiers est bien différente, car « l’enrégimentement » des puissances petites et moyennes sous la bannière des plus grandes ne marche plus. Non seulement, la plupart de ces pays ne s’alignent pas dans cette logique de polarisation, surtout, ils en profitent pour affirmer une autonomie, carte maîtresse dans une recomposition géopolitique globale. De facto, la focalisation sur la recherche de victoires immédiates des trois Grands (États-Unis, Chine, Russie) produit des marges de liberté pour les autres. Nul n’ignore plus la stratégie de l’Inde, qui achète du pétrole russe sans complexe, et qui est à la manœuvre sur les flux Sud-Sud, signant de nombreux accords de libre-échange. Pouvait-on imaginer il y a quelques années l’Arabie saoudite tenant tête à Washington, ou la France ravalant l’humiliation subie au Mali et au Burkina Faso ? Quand les grands fauves s’entre-dévorent, le troupeau respire et peut vaquer à ses propres affaires.

Ce n’est d’ailleurs pas la première fois et l’histoire fournit maints exemples d’affrontements entre puissances centrales ayant produit une accélération politique sur les périphéries, et par là, une recomposition de l’ordre du monde. Qu’on songe à la Seconde Guerre mondiale. Victoire par KO des États-Unis et de l’Union soviétique contre le Japon et l’Allemagne, certes. Mais à s’hypnotiser sur le duel Staline/Roosevelt/Churchill vs. Hitler/Hirohito, on en a oublié l’humiliation des puissances coloniales européennes, la voie ouverte à l’indépendance de l’Égypte, de l’Inde, de l’Indochine, de l’Algérie, etc. On a oublié que la guerre avait permis l’émergence de l’Arabie saoudite ou du narratif national israélien. Tandis qu’El-Alamein, Stalingrad, Guadalcanal ou Midway semblaient concentrer l’avenir du monde, ailleurs, des peuples s’éveillaient à la liberté, à la conscience de leur existence et de leur dignité, se préparaient à compter. Pourtant, quel était alors le poids de la Chine ou de l’Égypte ? Quelle était la part du PIB mondial de l’Inde en 1949 ? Ridicules.

De la même façon aujourd’hui, la double confrontation Occident/Russie et États-Unis/Chine accélère l’autonomie de pays que la géopolitique persiste à appeler « secondaires ». La première cause de cette indépendance est l’affaiblissement de l’hégémon américain, dont la puissance est encore adossée au dollar et au secteur militaro-industriel, mais dont la capacité à contraindre, ou à convaincre, est battue en brèche. Nul n’a oublié l’humiliation subie au Viêtnam, en Somalie et plus récemment en Afghanistan. Ou l’incapacité de l’armée à ordonner une paix en Libye ou en Irak, militairement vaincus. L’ouverture du front ukrainien accroît ce paradoxe d’une superpuissance affaiblie, incapable de tenir ses objectifs en mer de Chine tout en intimidant le Venezuela, en maîtrisant l’Iran, en apprivoisant l’Arabie saoudite ou l’Algérie, en calmant la Turquie et l’Azerbaïdjan, et en pesant sur Israël. Cette sensation d’un monde sans hégémon est renforcée par les faiblesses de la Chine, gangrenée par une crise immobilière, mise à bas par le covid et repliée sur elle-même.

La reconfiguration des chaînes de valeur mondiales est aussi un facteur important d’indépendance des puissances secondaires, car la maîtrise d’une ressource essentielle ou d’une portion de chaîne de valeur stratégique force le respect. C’est, depuis longtemps, l’atout des pays fournisseurs d’énergie mais aussi, plus récemment et plus discrètement, l’assurance-vie de Taïwan. Et bien des États ont un pouvoir de négociation qui n’a pas été activé. Par exemple, la République démocratique du Congo, qui couvre plus de 70 % des besoins mondiaux en cobalt (utilisé notamment dans les batteries). Il est donc très possible qu’on se dirige vers un monde de cartels, de clones de l’OPEP, qui sera organisé par les puissances secondaires, et non par les grandes puissances.

D’ailleurs, la transition climatique risque d’accélérer cette cartellisation en déplaçant les avantages comparatifs vers de nouvelles matières premières, de nouveaux savoir-faire et de nouvelles régions. Celui qui possède du cuivre devient roi, vive la Mongolie et le Chili ! Quant à l’uranium kazakh, il donne de solides atouts dans un monde avide d’énergie électrique. Ajoutons que l’Asie centrale et le Caucase sont les seules routes terrestres entre la Chine et l’Europe depuis que le corridor nord passant par la Russie est gelé par la guerre. Ce middle corridor est donc devenu un enjeu pour la maîtrise de l’Eurasie et cela n’a échappé ni aux Européens, ni aux Turcs, ni aux Chinois, qui tous, courtisent les autorités de la région.

Et il faut bien remarquer qu’Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, a fait peu de cas des orientations politiques de l’Azerbaïdjan quand elle a sécurisé des accords d’approvisionnement gaziers. Enfin, c’est peu dire que les marges de manœuvre de l’Otan sont réduites face à une Turquie qui, alors même qu’elle est membre de l’alliance depuis quatre-vingts ans, profite à plein de son statut géopolitique de pays-pivot et de maître des détroits. Ainsi, Ankara réussit « l’exploit » de condamner la guerre tout en n’appliquant pas les sanctions ; d’aider les Ukrainiens militairement tout en profitant du tourisme et des emplettes russes ; d’intimider divers États européens tout en respectant le cadre de l’Alliance, etc.

Quel sera notre avenir au milieu de tout cela ? Serait-il possible, pendant que le conflit États-Unis/Chine et la guerre en Ukraine nous occupent, que la mondialisation se réorganise sans nous et que l’étage « en-dessous » prenne la main ? Que le monde se stabilise par sa périphérie ? Un tel scénario permettrait peut-être d’éviter le pire et correspondrait parfaitement à la petite musique des systèmes-monde, qui raconte que, lorsque ce type d’organisation mondiale s’effondre, structurée depuis longtemps par des relations circulaires entre un centre et une périphérie, c’est la périphérie qui réinvente les équilibres à venir… Hegel nous contait déjà que jamais l’esprit du monde n’est au repos et qu’il s’incarne successivement en différents lieux de la Terre....

Conflits militaires et guerres économiques bouleversent la hiérarchie des nations. Quel nouvel ordre mondial demain ?   Au carrefour de tous les possibles, deux scénarios géopolitiques commencent à émerger, comme deux routes prenant des directions totalement opposées. D’un côté, une histoire de monde bipolaire, mettant en scène l’affrontement des démocraties contre les autocraties. De l’autre, la projection d’un monde fragmenté, organisé en archipels de pays reliés par des alliances à géométrie variable, chaque État cherchant tout à la fois à développer sa puissance et à assurer la sécurité de ses approvisionnements. La première histoire est a priori bien plaisante parce que nous y aurions le rôle des gentils, et qu’elle nous permet d’oublier un moment nos insuffisances. Mais ce scénario idéal s’avère de plus en plus dangereux et doit être mis à plat, discuté, réfléchi. L’autre, le second, est crédibilisé par un ensemble de signaux envoyés dernièrement par la réalité économique et politique d’un Grand Sud, qui va de l’Inde au Brésil, en passant par l’Afrique et le Moyen-Orient. Soyons francs : si cette réalité-là n’est pas agréable pour qui est attaché à la démocratie, elle est en train de devenir la ceinture de sécurité la plus solide face aux scénarios d’Armageddon vers lesquels, semble-t-il, nous avançons… Difficile évidemment de signaler les risques d’un tel scénario d’affrontement des démocraties contre les autocraties, alors que les Ukrainiens luttent avec courage pour leur souveraineté nationale. Il est d’autant moins aisé de le faire que nous grimpons très vite sur l’échelle de la conflictualité, et…

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